Les exploits d’Iberville/10

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C. Darveau (p. 91-95).

X

Une démarche périlleuse.


La présentation annoncée eût effectivement lieu le soir même.

On comprendra la vive anxiété de madame Glen en attendant la visite quotidienne de son fils. Il arriva assez tard le lendemain matin. Yvonne était au salon occupée à donner ses leçons à Ellen. Lewis passa immédiatement dans les appartements de sa mère.

Après l’avoir baisé au front, avoir pris des nouvelles de sa santé :

— Ma mère, dit-il, êtes-vous maintenant disposée à m’entendre vous parler sérieusement de mon avenir ?

— Causons, mon fils, causons ! s’écria Madame Glen joyeuse. Viens-tu m’apprendre enfin que tu vas me donner une seconde fille à aimer et un jour de grande joie dans mon deuil ?

— Ma mère chérie, dit le jeune homme en s’agenouillant devant sa mère et en prenant ses deux mains dans les siennes, il ne tient qu’à vous que j’aie aussi bientôt mon jour de suprême joie.

— Ah ! bien vrai ? Dis vite !…

— Oui, je parlerai ! c’est le moment que j’attendais, et à ce moment-là je viens vous dire ceci : Ma mère adorée, je puis vous présenter une seconde fille aussi aimable et non moins pure que la première. J’aime avec passion depuis un an, depuis plus d’un an, la créature la plus parfaite. Elle l’a peut-être deviné, mais elle ne le sait pas ; j’ai tant de respect et d’estime pour elle, que je savais bien ne pouvoir jamais, sans votre consentement, obtenir le sien. Voilà d’ailleurs ce qu’elle m’a fait rigidement comprendre dans un entretien où mon secret allait m’échapper malgré moi, et je me suis de nouveau imposé le plus rigoureux silence avec elle jusqu’à ce que je puisse vous ouvrir mon cœur.

Votre sort, et celui d’Ellen est assuré, et convenablement riche moi-même, j’ai le droit de ne pas vouloir augmenter ma fortune et de me marier selon mon cœur.

Pourtant vous avez un sacrifice à faire, et votre amour maternel ne me le refusera pas, puisque tout le bonheur de ma vie en dépend. Cette personne appartient à une famille honorable, vous vous en êtes assurée vous-même en l’admettant dans votre intimité ; mais elle n’appartient pas à une de ces antiques illustrations pour lesquelles vous avez une partialité que je n’entends pas combattre. J’ai dit que vous aviez quelque chose à me sacrifier, le voulez-vous ? m’aimerez-vous à ce point-là ? Oui, ma mère, oui, votre cœur que je sens battre, va céder sans regret et avec son immense bonté maternelle à la prière d’un fils qui vous adore.

— Ah ! mon Dieu ! c’est d’Yvonne que tu me parles ? s’écria madame Glen tremblante. Attends ! attends ! mon fils, le coup est rude, et je ne m’y attendais pas !

— Oh ! ne dites pas cela, reprit Lewis avec feu, si le coup est trop rude, je ne veux pas que vous le receviez ! je renoncerai à tout, je ne me marierai jamais !

— Ne pas te marier !… Eh bien ! cela serait pire encore ! Voyons ! voyons ! laisse moi donc me reconnaître. C’est peut-être plus facile à digérer que cela en a l’air ! Ce n’est pas tant la naissance… Son père descend d’un gentillâtre, il me l’a dit ; c’est un fermier, un coureur des bois, mais je sais que les gentilshommes du Canada ne dédaignent pas les travaux des champs. C’est mince… mais enfin, si c’était tout ! Il y a cette misère qui est venue tomber sur elle ; elle a eu le courage de travailler pour vivre, d’accepter comme son père une espèce de domesticité…

— Grand Dieu ! s’écria le jeune homme, lui feriez-vous une tache de ce qui est le sublime de sa vie ?

— Non, non, pas moi ! reprit vivement sa mère, au contraire ! mais le monde est si…

— Si injuste et si aveugle !

— C’est vrai et j’ai tort de m’en préoccuper. Allons, puisque c’est un mariage d’amour, je n’ai plus qu’une objection à faire. Yvonne a vingt-trois ans…

— Et moi j’en ai trente à présent.

— Ce n’est pas cela. Elle est toute jeune, si son cœur est aussi pur, aussi neuf que le tien ; mais elle a peut-être aimé dans son pays.

— Non. Je sais toute sa vie. Je suis à peu près certain qu’elle n’a jamais aimé réellement.

Madame Glen resta silencieuse quelques instants. Elle repassa dans son esprit la conduite de la jeune fille à l’égard de son fils, ses prévenances, ses longues causeries dans le jardin. Alors une pensée mauvaise passa dans son esprit. Elle vit un calcul de la jeune fille, un rêve d’ambition, et avec la meilleure foi du monde elle la condamna.

— Eh bien ! dit le jeune homme en rompant ce silence inquiétant, me permettez-vous de l’appeler ici de votre part ? Voulez-vous que, pour la première fois, devant vous, à vos pieds, je lui dise que je l’aime ? Voyez, je n’ose pas le lui dire encore à elle seule ! Un regard froid, une parole de défiance me briserait le cœur. Ici, en votre présence, je parlerai, je saurai la convaincre.

— Mon fils, répondit la mère, je suis disposée à vous donner ma parole ! Mais je te demande, ajouta-t-elle, en le pressant dans ses faibles bras, j’exige une seule chose : c’est que tu prennes vingt-quatre heures pour réfléchir à ta situation. Ne secoue pas la tête. Ce que je te demande, c’est bien peu de chose. Vingt-quatre heures sans la voir, sans lui parler de rien, voilà. Moi-même, j’ai besoin d’accepter devant Dieu le parti que je vais prendre, afin que ma figure, mon trouble, mes larmes ne laissent pas deviner à Yvonne que ce sacrifice me coûte un peu…

— Oh ! oui, vous avez raison ! s’écria Lewis. Si elle le devinait, elle ne me laisserait pas lui parler…… À demain donc, ma bonne mère ! Vingt-quatre heures, dites-vous ? C’est bien long !… Je ne dois pas même lui parler en présence d’Ellen, en passant au salon ?

— Eh bien ! fais-moi ce sacrifice à ton tour, de ne pas la revoir, de ne pas lui parler avant demain soir. Il le faut, jure-le moi ?

Le jeune homme jura et tint parole. Il se retira par un passage de service et laissa madame Glen seule, soupçonneuse, cherchant à se prouver à elle-même qu’Yvonne n’avait captivé l’attention de son fils que dans le but de se faire un sort, et cherchant les moyens de déjouer les prétendus calculs de la jeune fille.