Les exploits d’Iberville/21

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C. Darveau (p. 183-192).

XXI.

Terre et voiles


Les marins d’Iberville étaient presque tous canadiens, et jamais équipage ne jouit avec meilleur droit d’une réputation de bravoure poussée jusqu’à la témérité.

— Voile ! cria une seconde voix partant celle-ci du mat de misaine.

Urbain emboucha son porte-voix.

— Où ? demanda-t-il,

— Par l’avant à nous, à notre bossoir de bâbord, répondit la voix,

— Peux-tu distinguer sa course ?

— Tout droit sur nous.

L’officier sauta sur le banc de quart et braqua sa lunette dans la direction indiquée.

— Voile !

Tel est le troisième cri qui retentit à ses oreilles avant même qu’il eût orienté son instrument.

— OÙ ? demanda-t-il encore cette fois.

— À tribord, sous le vent.

— Quelle est sa direction ?

— Peux pas dire, il est debout.

— Voile ! cria une quatrième voix venant cette fois du beaupré.

— Tonnerre d’un nom ! fit Urbain en frappant du pied, c’est donc une flotte que nous avons devant nous ?

Puis embouchant de nouveau son porte-voix.

— Où ! demanda-t-il.

— Tout droit à notre avant.

— Comment gouverne-t-il ?

— Sur nous.

— Renand ! dit Urbain en s’adressant à un jeune officier qui passait en ce moment devant lui, descend prévenir le commandant de ce qui arrive.

Le jeune homme se dirigea précipitamment vers l’arrière du vaisseau et disparut par l’écoutille.

Toutes les longues-vues du bord, tous les regards, anxieux, étaient dirigés vers les vaisseaux en vue dont la silhouette grossissait de minute en minute.

Était-ce des amis ? Était-ce les trois vaisseaux de l’escadre dont on était sans nouvelles ? Était-ce au contraire des ennemis ? Allait-on être salué par des cris d’allégresse ? Faudrait-il au contraire se frayer un chemin à coup de boulets pour atteindre ce fort Bourbon qu’on voulait rendre à la France ?

Un silence profond régnait à bord du Pélican, silence troublé seulement par les vagues venant se briser sur la carène du vaisseau et le sifflement du vent dans les cordages de la mature.

Pas un de ces fiers marins ne se dissimulait le critique de la position si l’on se trouvait en présence de navires ennemis. En effet, impossible ici, comme en pleine mer, de prendre la chasse et de tourner le dos à l’ennemi. Il fallait soutenir le choc de trois vaisseaux, dont le plus petit, à en juger par l’apparence, était certainement de la force du Pélican.

Ici c’était donc le combat désespéré, le combat à outrance, sans espoir de succès ; une lutte infructueuse, le bâtiment pris ou coulé bas, l’équipage massacré ou fait prisonnier, c’est-à-dire la captivité, les souffrances, les insultes à la place des réceptions, des honneurs, des sourires des femmes, de la bombance du matelot victorieux dans les cabarets.

Telles étaient les tristes réflexions de l’équipage, quand une tête apparut à l’écoutille de l’arrière et un homme sauta lestement sur le pont.

C’était d’Iberville, alors dans sa trente-septième année, quoiqu’il en parut un peu plus de quarante.

Sa longue-vue à la main, il se pencha sur les bastingages. Tous les regards se reportèrent aussitôt sur lui. Après un examen de quelques instants, il se redressa sans rien dire et se dirigea vers l’officier de quart.

Celui-ci saluant son supérieur :

— Quels sont vos ordres, commandant ? dit-il. Dois-je changer la course ?

— Ce n’est pas la peine, mon cher Urbain, répondit d’Iberville de sa voix la plus calme. Le vent souffle du bon côté, profitons-en.

— Faites larguer la brigantine et les ris des huniers, M. de la Salles, ajouta-t-il en s’adressant au lieutenant en second qui arrivait en moment sur le pont.

En un moment l’équipage exécuta la manœuvre et le navire augmenta de vitesse.

D’Iberville, toujours à l’arrière, appuyé sur les bastingages de bâbord ; promena d’abord sa lorgnette sur les côtes, puis il en dirigea ensuite les rayons vers les trois voiles en vue, dont la première grossissait de seconde en seconde.

Après quelques minutes d’examen, le commandant se redressa et en se retournant aperçut un homme devant lui : maître Cacatoès, la manœuvre exécutée, ne pouvant plus maîtriser son impatience, s’était approché de son chef.

Il était là, tout confus de sa hardiesse, se dandinant sur ses jambes pour suivre les ondulations du vaisseau, son bonnet à la main.

D’Iberville fixa sur le vieux maître son regard clair et perçant.

— Qu’y a-t-il, vieux ? demanda-t-il.

— Rien, mon commandant, seulement…

— Enfin, voyons, parle.

— C’est à propos de ces navires, mon commandant.

— Eh ! bien, qu’en penses-tu, de ces navires ?

— Dame, mon commandant, je pense… je pense… qu’ils sont deux de trop et que…

— Tonnerre d’un nom ! je te demande si tu penses que ce sont des amis ou des ennemis ?

— Ah ! pour ça, commandant, fit Cacatoès en portant la main à sa gorge pour arrêter sa chique, qu’il était en train d’avaler, tant son émotion était extrême de se voir interroger par son chef en présence de tout l’équipage, pour ça c’est pas difficile à dire. Voyez ce gabarit, cette mature et la manière dont ils vous torchent de la toile : c’est des bâtiments de ligne, c’est des goddem[1]

— Le jurerais-tu ? reprit en souriant d’Iberville.

— En grand, mon commandant, aussi vrai que le nœud aime la garcette et que…

La fin de sa phrase lui resta dans le gosier : d’Iberville, au comble de la colère, venait de briser sa longue-vue sur le tillac et se promenait d’un pas saccadé en proférant d’énergiques jurons. Puis s’arrêtant tout-à-coup et montrant l’horizon :

— Voyez, les enfants, dit-il d’une voix de stentor en s’adressant à l’équipage, autant de voiles, autant d’ennemis qui nous barrent le passage. La route nous est coupée !…

Tous étaient mornes et silencieux, se rendant compte de la gravité de la situation.

Le commandant qui avait repris sa promenade saccadée, entendant un sourd murmure parmi l’équipage, s’arrêta de nouveau et promenant un regard autour de lui :

— Aurait-on peur de l’Anglais parce qu’on est un contre trois ? Les marins d’Iberville auraient-ils appris à compter le nombre de leurs ennemis ? La route est bloquée ! eh ! bien, c’est pas malin, nous couperons la ligne, voilà tout. Parce que la surprise m’a fait monter la colère au front, est-ce à dire que tout est désespéré ? Enfants, le boulet qui doit couler le Pélican n’est pas encore fondu ! Courage, enfants, nous en avons vu bien d’autres… De la toile au vent, Urbain, encore de la toile, toujours… que la mature craque, mais que nous brûlions la politesse à ces canailles qui ne nous ont pas encore amarinés… Serre au plus près, timonier… En haut ! mes vieux gabiers !…… Vive la France !

— Vive la France ! Vive d’Iberville ! s’écria l’équipage électrisé par ces chaudes paroles en se précipitant pour exécuter la manœuvre.

En un clin d’œil, le Pélican fut couvert de toile et prit une vitesse vertigineuse. Couché sur le flanc de bâbord, à chaque tangage il disparaissait sous la vague, complètement submergé. Il fallait un commandant comme d’Iberville et un équipage comme le sien pour risquer une telle manœuvre ; car un coup de vent pouvait faire engager le navire, et un navire engagé, c’est-à-dire couché sur le flanc, ne se relève pas, en d’autres termes, il est perdu.

Cependant les navires anglais grossissaient toujours de minute en minute à l’horizon. Nu tête, les cheveux aux vents, se tenant d’une main aux haubans, promenant de l’autre sa lorgnette sur la mer, d’Iberville les observait avec la plus grande attention, le premier surtout.

— Urbain, cria tout-à-coup le commandant au jeune officier qui était monté sur les barres de perroquet, avons-nous la bonne course ?

— Oui, commandant.

— Allons-nous bien droit à la rencontre du premier ?

— Oui, commandant.

— Est-il assez près pour le distinguer ?

— Oui, commandant, à chaque tangage, je vois son bois.

— Bien. Quelle sorte de vaisseau est-ce ?

— À sa grosseur, je présume que c’est une frégate. Ça me paraît du reste le plus gros des trois.

— Allons, tant mieux.

Puis enfonçant les tuyaux de sa lunette, d’Iberville qui était monté sur les enfléchures sauta sur le pont.

— Enfants, dit-il à ses matelots qui observaient chacun de ses mouvements, vous aurez une lutte digne de vous et les marins d’Iberville vont prouver une fois de plus ce dont ils sont capables. Ça m’ennuyait de me présenter devant le fort Bourbon sans avoir tiré un coup de canon. Eh bien ! nous sommes servis et messieurs les goddem viennent nous fournir ce qui nous manquait. Nous allons leur exprimer tout à l’heure notre reconnaissance par la bouche de nos canons… La Salle, faites passer les manœuvres de combat ! Bosse partout ! En haut, vous autres ! Tiens bon, timonier !… Encore de la toile, Urbain !… Là ! bravo, enfants ! Vive la France !…

— Vive la France ! répéta l’équipage.

— Apprête le pavillon ! on l’assurera d’une bordée dans le flanc de l’ennemi en arborant ses couleurs.

Après le dernier ordre d’Iberville se dirigea vers l’arrière du vaisseau et disparut par la petite écoutille.

La confiance était revenue parmi l’équipage sous la chaude et vibrante parole du commandant. C’est que d’Iberville, cet homme sans peur et sans reproche, ce canadien dont le lustre rejaillit sur notre race — Où est sa statue, à celui-là ? — n’avait jamais connu que le sentier fleuri de la gloire, le succès saturé et que la confiance qu’il inspirait était sans bornes. En face de toute la flotte anglaise, ces hommes, soucieux tout à l’heure, électrisés depuis par l’éloquence de leur chef, n’eussent pas hésité à s’élancer à l’ennemi avec confiance.

— Mais, ô misère ! il était un homme à bord qui, en dépit de l’enthousiasme général, était demeuré sombre et renfrogné. Cet homme, c’était Cacatoès.

— Cré nom de nom d’un nom ! grommelait-il entre ses dents, tout en veillant avec soin à la manœuvre, et dire qu’ils sont trois… et que s’ils étaient tant seulement deux, on se pomoyerait grand largue pas plus tard que demain avec les sauvagesses sur le plancher des vaches du…

— Maître ! dit en ce moment une voix timide.

— Quoi ! répliqua celui-ci en se retournant avec colère.

— Maître, c’est le commandant qui vous demande.

— Où est-il, le commandant ?

— Dans son carré.

Cacatoès lança un long jet de salive noirâtre dans la mer, assujettit sa chique à bâbord, s’essuya la bouche avec la manche de sa vareuse et se dirigea vers la petite écoutille.

Le navire, ayant viré de bord, courait vers la mer avec une vitesse effrayante. Les côtes de la Baie d’Hudson se dessinaient de plus en plus. Quant aux navires signalés, tous tendaient à se ranger à bâbord.

— Sont-ils bêtes, ces chiens d’Anglais ! fit un matelot du mat de misaine. Ils s’en vont tous du même bord : si on était mal élevé, on pourrait leur brûler la politesse.

— Le commandant sait bien ce qu’il fait ! répliqua sentencieusement un camarade.

Urbain se promenait sur la passerelle, surveillant toujours la marche de l’ennemi. S’arrêtant tout-à-coup il murmura avec un triste sourire :

— Allons ! s’il faut mourir ici, ce sera au moins de belles funérailles, et j’aurai la consolation de périr en combattant sous un chef tel que d’Iberville que j’aime d’une tendre affection…

…Mourir ! Yvonne aussi est morte sans doute ? C’est un ange au ciel qui prie pour que j’aille le rejoindre !

…Oh ! je mourrai tranquille et heureux, et personne ici-bas ne me pleurera !…

  1. Des habits rouges ou des goddem, : c’est ainsi que nos pères désignaient les anglais, et ces expressions ont même été conservées dans certaines campagnes pas loin de Québec.