Les exploits d’Iberville/24

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C. Darveau (p. 214-223).

XXIV.

Joie suprême.


D’Iberville repassa sur son vaisseau et laissa le lieutenant de la Salle à bord de l’Hudson Bay pour l’amariner.

Il s’occupa lui-même de faire radouber son navire, ce qui ne prit que quelques heures.

Aussitôt que les avaries eurent été réparées et les voies d’eau bouchées, il se mit à la poursuite du Derring, qui n’était qu’à trois lieues au large, et qui n’échappa qu’à la faveur de la nuit.

Retournant vers l’Hudson Bay, d’Iberville mouilla près de l’endroit où le Hampshire avait sombré avec tout son équipage.

Il n’en paraissait plus rien. On n’avait pu sauver un seul homme d’équipage.

Ces trois navires étaient précisément ceux contre lesquels Dugué s’était défendu si bravement au milieu des glaces et qui avaient été forcés de le quitter.

Le lendemain matin, on vit un canot se détacher de l’Hudson Bay et se diriger vers le Pélican, Un matelot se présenta à la passerelle porteur d’un pli pour le commandant qui était alors dans son carré en compagnie d’Urbain.

— Fanfan ! cria la sentinelle au jeune mousse qui flânait sur un paquet de cordage au pied du mat d’artimon.

— Présent ! s’empressa de répondre l’enfant en accourant.

— Va prévenir le commandant, reprit la sentinelle, qu’un messager de l’Hudson Bay vient d’arriver en canot et remets lui cette dépêche.

En deux bonds l’enfant fut au carré et frappa à la porte.

— Entrez ! fit la voix d’Iberville.

Le mousse se glissa par la porte entre-baillée, et le bonnet à la main, attendit dans la position du soldat au port d’armes.

— Qu’est-ce ? fit le marin qui était à demi couché sur une espèce de divan.

— Mon commandant, répondit l’enfant rouge d’émotion, c’est une dépêche qui arrive, comme ça, du vaisseau anglais.

— Une dépêche ? reprit d’Iberville en se levant étonné. Qu’est-ce que cela veut dire ?… Donne, mon enfant

Le mousse lui passa le papier, mais à peine y eût-il jeté les yeux qu’il bondit et lança une bruyante exclamation.

— Où est le messager ? demanda-t-il.

— Sur le pont, mon commandant.

— Amène-le ici. Ou plutôt non, j’y vais moi-même. Attendez-moi ici ! reprit-il en s’adressant à Urbain fort intrigué, mais dont le respect tenait sur les lèvres les questions indiscrètes.

D’Iberville monta sur le pont, échangea quelques mots avec le messager et le suivit dans son canot qui fit force de rames vers l’Hudson Bay.

Le commandant fut absent à peu près une heure et revint avec une physionomie si joyeuse, que la figure vent de bout de Cacatoès ce matin-là, en fut éclairée.

À peine le commandant eût-il mis le pied sur son vaisseau, qu’il demanda Urbain.

— Il n’est pas sorti de votre carré, mon commandant ! lui répondit un matelot de tribord.

D’Iberville y descendit et trouva effectivement le jeune homme qui, encore mal remis des fatigues du combat de la veille, s’était endormi en l’attendant. Mais le bruit de la porte, en se refermant l’éveilla.

Le jeune homme se leva vivement et prit aussitôt la position réglementaire du subalterne devant son supérieur.

D’Iberville avait l’air rayonnant et heureux. Il s’assit sur le divan et prenant la main du jeune officier qu’il attira près de lui :

— Urbain ! lui dit-il, sauriez-vous vous montrer aussi fort dans la joie que vous l’avez été dans la douleur ?

— Que voulez-vous dire ? mon commandant, répondit le jeune homme étonné.

— Je veux dire qu’il va se présenter pour vous une joie si grande, si incroyable, si inattendue surtout, que vous m’accuseriez de vouloir me jouer de vos sentiments si je n’avais à vous en fournir la preuve évidente, palpable.

— Je ne comprends pas. Il n’y aurait pour moi qu’une joie aussi grande, un bonheur aussi parfait : retrouver ceux que j’ai perdus… Mais Yvonne est morte, son père est mort aussi… et moi je ne puis aller les rejoindre parce que les balles ne veulent pas m’atteindre.

— Et si je vous donnais de leurs nouvelles ? Si je vous fournissais la preuve qu’ils sont vivants, qu’ils vous seront rendus ?…

— Je dirais que Dieu a fait un miracle et je bénirais son saint nom…

— Lisez la dépêche que m’envoyait tantôt M. de la Salle.

Le jeune homme prit le papier et lut à demi voix les lignes suivantes :

« À bord de l’Hudson Bay, mon commandant, se trouve M. Villedieu, qui s’est évadé de la prison de New-York, comme il vient de me le raconter, grâce à la bravoure et au dévouement de deux compatriotes, Pierre Dumas et Jean Kernouët, qui sont également à bord, ce dernier avec sa fille. Jean Kernouët prétend connaître mon collègue, le lieutenant Duperret-Janson, et demande à être transporté sur votre vaisseau. J’attends vos ordres. »

De La Salle


Urbain resta quelques instants stupéfié, inerte, puis il fit mine de s’élancer vers la porte ; mais le bras de fer d’Iberville le retint cloué sur son siège. Il ne fit aucune résistance, devint pâle, puis le sang afflua à ses joues, et il s’affaissa en sanglotant sur l’épaule de son chef.

D’Iberville, qui avait vu le jeune homme impassible en face du canon ennemi vomissant la mort, insensible à toutes les souffrances physiques, aux privations de toutes sortes, fut ému de voir cette rude nature brisée par une émotion trop forte.

Il respecta ce moment de défaillance du jeune homme, qu’il serra sur sa large poitrine avec la sollicitude d’une mère qui prodigue à son enfant les consolations.

Urbain, honteux de sa faiblesse, montra enfin son visage couvert de douces larmes.

— Pardon, mon commandant, dit-il, pardon de cette défaillance, mais ça été plus fort que moi…

— Me croyez-vous capable, mon enfant, de vous faire un crime de me montrer que vous avez un cœur ?

— Ah ! laissez-moi courir…

— Inutile. Les ordres sont donnés et dans quelques instants vos chers exilés seront ici.

— Mais m’expliquerez-vous…

— Vous comprendrez ma surprise, interrompit d’Iberville en faisant de la tête un signe d’assentiment, en recevant la note de M. de la Salle. De suite, je me fis conduire à bord de l’Hudson Bay. M. Kernouët et sa fille demandaient à me suivre, mais je n’ai pas voulu le leur permettre avant de vous avoir prévenu, et préparé leur fils, ce pauvre Olivier.

— Comment va-t-il ce pauvre Olivier.

— Sa blessure, sans être mortelle, est cependant assez grave.

— Et Yvonne !

— Votre fiancée a besoin de grands ménagements, continua d’Iberville, sa santé est compromise…

— Que dites-vous ?

— Oh ! ne vous alarmez point ! De la fatigue, de l’épuisement, voilà tout, résultat inévitable de privations, d’une vie qui n’est pas beaucoup faite pour une jeune fille, il faut l’avouer.

— Mais comment M. Kernouët et sa fille pouvaient-ils se trouver ?…

— Mon cher Urbain, votre fiancée s’est réservée le plaisir de vous faire elle-même le récit de ses aventures.

Montons sur le pont, nos visiteurs ne doivent pas être éloignés d’arriver. C’est bien le moins, n’est-ce pas ? que vous soyez à la passerelle pour recevoir votre fiancée.

Effectivement, les deux hommes en arrivant sur le gaillard d’arrière, aperçurent un canot monté par plusieurs personnes qui se dirigeait vers le Pélican et qui y aborda quelques minutes après.

Urbain se précipita vers l’escalier pour recevoir la jeune fille qu’il aida à monter sur le pont.

Au moment où le joli couple passait au pied du grand mât, Cacatoès était-là et resta pétrifié d’admiration. Il demeura ainsi jusqu’à ce que les deux amants eurent disparu par l’écoutille.

Alors repoussant par son geste habituel son bonnet bien en arrière, puis se donnant un grand coup de poing dans le creux de l’estomac :

— Que je sois croché au bout de la grande vergue si ce n’est pas là un amour du bon Dieu en chair et en os ! murmura le vieux maître. Quelle belle petite corvette bien gréée, astiquée et suivée dans le grand largue ! N’y a pas à la Havane, à la Jamaïque et au Canada, depuis Santiago de la Véga, jusqu’au pays des Iroquois une négresse ou une sauvagesse pour lui être comparée, que je dis, et pourtant qu’il y en a des soignées, que j’en ai souvenance ! Tonnerre de Brest. Il me paraît que le plomb de sonde de son cœur rapporte fier fond d’amourette pour mon lieutenant, à ce que dit Kernouët, mon matelot, qui va peut-être avaler sa gaffe !… Brave petite fille ! Oui, s’il y a du danger, que Cacatoès est là, et que si un terrien essaye de lui en conter que je le croche, que je l’élingue en grand et que je lui fais tour mort et demi-clef sur le pertuis au légume qu’il en crachera sa langue !…

Et Cacatoès serra les poings avec une énergie telle, que ses os en craquèrent.[1]

  1. D’Iberville avait pris part déjà à une première expédition par terre dans la Baie d’Hudson en 1685. Nous en empruntons le récit à une remarquable relation de voyage intitulée « En route pour la Baie d’Hudson, » que vient de publier M. l’abbé Proulx, missionnaire dans le vicariat apostolique de Pontiac.

    « Il fallait, pour réussir, des hommes accoutumés à de longues marches, habiles à conduire les canots, capables d’endurer les froids les plus piquants, habitués à faire la petite guerre. La compagnie obtint du gouverneur, M. Denonville, un corps de 70 canadiens, et leur donna pour chefs quatre de leurs compatriotes, officiers braves, également brisés aux voyages de terre et de mer : c’étaient le sieur Lenoir et les trois frères Lemoyne, les sieurs d’Iberville, de Ste-Hélène et Maricourt. On leur adjoignit trente soldats, commandés par MM. Duchesnil et Catalogne. Cette petite armée avait pour chef le chevalier de Troyes, et pour aumonier le R. P. Sylvie.

    « Ce parti d’hommes partirent de Montréal à la fin de mars et montèrent la rivière des Outaouais jusqu’à Mattawan où ils attendirent la débâcle en se construisant des cahots. À la première naviga-tion, ils s’enfoncèrent dans le pays, franchirent une multitude de rivières. D’Iberville faillit périr en traversant l’une d’elles. « Il fallait être canadien, remarque à ce sujet M. de la Potherie, pour supporter les incommodités d’une si longue traversée. »

    …Un sauvage informa les canadiens de la situation du fort Monsini et ils partirent pour aller le surprendre le 18 juin au soir. À la tombée de la nuit, les sieurs d’Iberville, de Sainte-Hélène allèrent à la découverte de si près, qu’ils sondèrent les canons et constatèrent qu’ils n’étaient pas chargés. On décida d’attaquer de tous côtés à la fois. Le sieur de Catalogne avec les soldats français, la hache à la main, devait ouvrir une brèche dans la palissade ; le chevalier de Troyes et le sieur de Maricourt, conduisant un parti de canadiens, battraient du bélier la porte principale ; les sieurs d’Iberville et de Sainte-Hélène monteraient à l’escalade. En deux coups, le bélier défonça la porte et le chevalier de Troyes se jeta dans la place, fit faire feu dans toutes les embrasures et les meurtrières du blockhaus. Les Anglais demandèrent quartier et on le leur accorda. L’action avait duré deux heures.

    « Après quelques jours de repos, la petite troupe partit pour aller prendre le fort Rupert, distant sur la droite d’environ une quarantaine de lieues ; un certain nombre de soldats montait un petit bâtiment qu’on avait trouvé en rade dans le fort Monsini et qu’on avait réparé pour transporter deux petits canons. Arrêtés par le vent sur une pointe, celle d’Anna Bay, je suppose, d’où l’on fait une traversée de six lieues pour éviter un contour de près de cent milles, ils aperçurent au large un vaisseau au milieu des glaces.

    « Le 27 juin, ils purent traverser cette Baie, naviguant entre ces énormes glaçons et gardant à vue le vaisseau qui alla mouiller devant le port, à une portée de fusil.

    Le soir, quand on supposa que les Anglais s’étaient retirés dans les chambres du fort ou dans la cale du vaisseau, des éclaireurs canadiens allèrent à la découverte à travers les taillis épais des bois. À leur retour, sur le rapport qu’ils firent, d’Iberville s’offrit pour enlever le navire. Il partit avec deux canots d’écorce, montés de sept braves chacun ; leurs armes gisaient au fond des frêles embarcations, ils plongeaient leurs avirons à l’eau sans bruit, les commandements se donnaient tout bas.

    « Les Canadiens se précipitèrent dans les cabines. Le capitaine d’un navire qui avait fait naufrage sur ces côtes l’automne précédent, réveillé en sursaut, saisit d’Iberville au collet ; mais le Canadien était d’une force et d’une prestesse peu communes, il lui asséna un coup de sabre sur la tête et l’étendit raide mort. Un matelot fut aussi tué et les autres se rendirent à discrétion au nombre desquels se trouva le gouverneur-général de la Baie d’Hudson.

    « Aussitôt le signal de l’attaque fut donné contre le fort qui fut enlevé après quelque résistance….........................

    « On amena à terre le général Briguer, dont l’orgueil froissé ne pouvait supporter l’idée d’avoir été pris comme une souris dans une souricière. On le turlupina un peu, il y avait de quoi : un bâtiment de mer fait prisonnier par deux canots d’écorce !

    — Rendez-moi, disait-il, mon vaisseau avec mes quatorze hommes, et je défie tout ce qu’il y a de Français ici.

    — Vous feriez mieux, lui dit-on, de radouber le brick, qui a été abandonné dans le port, de passer avec votre monde en Angleterre.

    « Des ouvriers anglais se mirent de suite à ce travail.

    D’Iberville amarina sa prise et fit voile à son bord pour le fort Monsoni et le 10 août reprit la route de Montréal, après s’être emparé du fort St-Anne où la petite armée fit un butin de cinquante mille écus de pelleteries, et arriva à destination en Octobre. La campagne avait duré huit mois.