Les fantômes blancs/19

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 33-34).

DEUXIÈME PARTIE
LES ORPHELINES.


CHAPITRE I
L’AUBERGE DU « RAT-MUSQUÉ ».


Non loin de l’endroit où s’élève aujourd’hui la bâtisse du Parlement, à Québec, on voyait, à l’époque où commence ce récit, une auberge assez bien achalandée tenue par une veuve, Mme Bernier.

Cette auberge, une petite maison basse au toit pointu d’une hauteur invraisemblable, portait pour enseigne un superbe rat-musqué de grandeur naturelle : de là son nom.

Un matin de la fin de décembre, Mme Bernier venait de mettre la dernière main à son ménage, lorsqu’une voiture vint s’arrêter à sa porte.

Il en descendit deux hommes vêtus du costume des habitants du pays, qui vinrent frapper à la porte de l’auberge en demandant un gîte pour quelques jours.

Mme Bernier fut frappée de l’air de distinction de deux voyageurs qu’elle avait pris, tout d’abord, pour quelques bons habitants de la rive sud, ses clients habituels.

— Entrez, messieurs, dit-elle avec son sourire le plus aimable, j’ai une bonne chambre à vous offrir.

— Et un bon repas aussi ? questionna le plus petit des deux inconnus.

Mme Bernier se mit à rire.

— Je vais d’abord vous montrer votre chambre, dit-elle ; suivez-moi, messieurs. Elle les précéda et les fit entrer dans une chambre assez grande, meublée d’un grand lit à colonnes entouré de rideau d’indienne, d’une table de toilette et de deux chaises. Une exquise propreté était le seul luxe de cette pièce où le soleil entrait par deux larges fenêtres.

— Nous serons très bien ici, dit l’étranger qui n’avait pas encore parlé ; et, d’un geste de contentement, il enleva le lourd bonnet qui lui couvrait la tête.

Mme Bernier eut une exclamation de surprise.

— Est-ce possible ? Monsieur Paul ?

— Hélas ! non madame, répondit Georges de Villarnay que le lecteur a deviné sans doute, vous êtes trompée par une ressemblance. Puisque vous connaissez Paul Merville, je puis vous dire qu’il est resté en France et ne pourra revenir que le printemps prochain.

— Ah ! mon Dieu, et les pauvres petites ? Que vont-elles devenir ? gémit la brave femme.

— Je crois que c’est la Providence qui nous a conduits ici, reprit Georges, car j’ai besoin de renseignements sur la position des sœurs de mon ami Paul.

Philippe intervint.

— Je prierai d’abord notre hôtesse, de nous servir un repas quelconque, dit-il. C’est étonnant comme la température de ce pays me creuse l’estomac.

Mme Bernier les conduisit dans une autre pièce où une petite servante venait de dresser le couvert.

Sur une petite table couverte d’une nappe très blanche, elle avait placé du pain, du beurre et des croquignolles, avec deux petites assiettes de crème recouverte de sucre d’érable. Philippe fit honneur au repas, mais Georges, après quelques bouchées, reprit sa conversation avec l’hôtesse.

— Où demeure Mme Merville ? demanda Georges.

— Là, dit la veuve, en désignant du doigt une grande maison que l’on apercevait de la fenêtre. Elle vit avec une vieille servante et les deux filles de son mari. Les pauvres mignonnes étaient au couvent lorsque leur père est mort ; on disait même, je ne voudrais pas médire, monsieur, mais le bruit courait que c’était elle-même, la marâtre, qui les avait fait enfermer sous prétexte qu’elles étaient d’un caractère difficile. Mais on la connaît, allez ! Elle voulait rester seule pour mieux capter la confiance de son vieux fou de mari, et se faire nommer légataire universelle.

— Ainsi, les jeunes filles n’ont rien ?

— Quelques cents livres, monsieur, une misère, et les gens affirment que c’est elle et un certain chevalier de Laverdie qui sont les tuteurs des pauvres enfants.

— Le connaissez-vous ce Laverdie ?

— Oui, monsieur, un bandit de sac et de corde que Mme Merville veut faire épouser à Marguerite, une grande et belle jeune fille, bonne comme les anges. Mais c’est une vaillante, allez, elle saura leur tenir tête. Ce qui m’inquiète, c’est la plus jeune, Odette ; elle souffre de cette réclusion. Autrefois, elles avaient la permission de venir ici ; aujourd’hui, c’est à peine si elles ont le droit d’aller à la messe le dimanche.

— Et Laverdie, est-il revenu à Québec ?

— On dit qu’il est allé au Havre prendre le commandement du « Montcalm » qu’il doit conduire à Londres.

— Ainsi, vous ne savez pas que ce navire est perdu corps et biens ?

Mme Bernier joignit les mains

— Perdu ? Le « Montcalm » ? dit-elle. Ah ! mon Dieu, quel malheur ! Mais, monsieur, il faut que vous alliez au plus tôt chez Mme Merville. Qui sait si les pauvres demoiselles n’ont pas appris ce naufrage ? De qui tenez-vous cette nouvelle ?

— Nous étions à bord.

— Et l’équipage est-il sauvé ?

— Je ne sais ; au moment du désastre, un autre navire se trouvait près de nous. Peut-être que l’équipage a été sauvé par lui ?

— Laverdie n’était pas avec vous ?

— Non, il était parti quelques jours auparavant avec un corsaire breton, Kerbarec, je crois.

La veuve réfléchit un instant.

— Tenez, monsieur, dit-elle à Georges, vous feriez une bonne action en vous rendant tout de suite chez Mme Merville ; elle ignore que M. Paul est resté en France ; je tremble qu’en apprenant le naufrage, elle se fasse une joie de torturer ses belles-filles.

— Paul m’a parlé d’un M. Jordan, un ami de sa famille, établi ici à Québec ; j’avais pensé de m’adresser à lui.

M. Jordan a tout essayé pour améliorer le sort des jeunes filles : Mme Merville lui a montré la porte en lui disant de se mêler de ses affaires. D’ailleurs, il est malade depuis plusieurs semaines, et sa femme et sa nièce ne peuvent le quitter un instant.

— C’est malheureux, Paul comptait pourtant sur lui. Allons, je vais affronter cette terrible belle-mère. Viens-tu, Philippe ?

Philippe étouffa un bâillement.

— J’aimerais mieux essayer de remonter ma garde-robe, dit-il. Piètre accoutrement pour se présenter chez les dames.

— Bah ! nous sommes des naufragés ; le temps de s’acheter des coiffures un peu moins rustiques et je pars.

— Tu me permettras de ne pas t’accompagner, dit Philippe. Madame va m’indiquer un magasin quelconque où je pourrai trouver des costumes convenables pour nous présenter, ce soir, au château du gouverneur.

Mme Bernier posa sa main sur le bras de Georges.

— Avez-vous une lettre de monsieur Paul ? demanda-t-elle. Si vous en avez une et que vous ne puissiez pas voir les demoiselles Merville, ne la donnez pas à la belle-mère, les pauvres petites ne la verrait jamais.

— Comment faire alors ?

— Vous écrirez quelques lignes que vous joindrez à la lettre de votre ami, et ce soir je me charge de la faire parvenir.

Mme Bernier sortit et revint presque aussitôt avec un casque en peau de loutre qu’elle tendit à Georges.

— Voici pour remplacer votre tuque, dit-elle, vous pourrez vous en servir jusqu’à ce que vous en ayez une autre.

— Vous êtes bien bonne, madame. Merci, et au revoir.