Les fantômes blancs/24

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Éditions Édouard Garand (p. 39-41).

CHAPITRE VI
ANCIENNES CONNAISSANCES.


C’était la veille de la bataille dite des Plaines d’Abraham. Nos deux héros, on s’en souvient, faisaient partie de l’armée régulière. Ils servaient sous les ordres de l’illustre guerrier qui devait tomber sur le champ de bataille avant d’avoir vu les envahisseurs prendre possession de cette Nouvelle-France que la mère-patrie abandonnait.

À part le gouverneur et le marquis de Montcalm, personne ne connaissait le nom de nos amis. Pour tous, ils étaient le capitaine Georges et le lieutenant Philippe.

C’était donc la veille de la bataille ; il était dix heures du soir et tout le camp semblait dormir. Seul, le pas régulier des sentinelles venait troubler le silence de cette nuit, qui précéda l’une des plus tristes journées de notre histoire.

Georges de Villarnay, agité par toutes sortes de pressentiments, n’avait pu goûter de repos ; il avait donc déserté sa couche et se promenait lentement sous la lueur douce des étoiles qui scintillaient ça et là dans l’immensité de la voûte sombre, comme autant de minuscules lanternes qui auraient eu la prétention d’éclairer l’infini. Plusieurs fois déjà, Georges avait cru apercevoir une ombre qui s’agitait sous les arbres à l’extrémité du camp, il résolut de s’assurer si ses yeux ne le trompaient pas ; en conséquence, il rentra dans la tente où Philippe dormait avec son insouciance habituelle, et lui dit :

— Viens avec moi.

— Avec toi ? répéta le jeune officier en bâillant à se désarticuler la mâchoire. Où veux-tu me conduire ?

— Tu le verras, viens vite.

Philippe le suivit machinalement.

— C’est là, dit Georges, en montrant un gros chêne ; il y a sûrement quelqu’un. Allons voir.

Mais il n’y avait personne sous l’arbre, et les jeunes gens se disposaient à retourner à leur tente lorsqu’un individu, qui paraissait sortir de terre, apparut à quelques pas devant eux.

— Qui vive ! s’écria Georges.

— Mes frères ont la mémoire courte, dit une voix qui les fit tressaillir.

— Bob l’Indien ! s’écrièrent les deux amis en s’élançant vers le jeune sauvage.

— Oui, ç’est moi, répondit-il en serrant les mains qui se tendaient vers lui. Je viens me battre avec vous pour me venger de ces traîtres qui m’ont tout pris.

— Venez dans notre tente, vous vous reposerez en racontant vos peines. Vous êtes avec des amis, Bob.

— Je sais que mes frères sont bons, dit l’Indien en entrant dans la tente. Mon récit est bien court. Pendant mon absence, les féroces Anglais ont mis le feu à ma maison, et ma femme a péri dans les flammes.

— Morte ! cette douce Fleur-des-bois, s’écrièrent les deux amis. Ah ! pauvre Bob, quel affreux malheur !

— Les desseins du Grand-Esprit sont impénétrables ; je m’endormais dans le calme de ma vie paisible, j’oubliais que je devais, moi aussi, défendre cette patrie que l’on veut nous enlever. Le Grand-Esprit m’a envoyé l’épreuve pour me montrer le chemin à suivre, mais à quel prix !

— La vengeance ne se fera pas attendre, dit Philippe en étendant la main vers le sud. Voilà le jour qui va paraître, et la bataille est imminente. Reposons-nous en attendant.

L’aube se leva sur cette journée de septembre qui devait changer si tristement les destinées de la Nouvelle-France. On se battit avec courage de part et d’autre, mais les Français, obligés de lutter un contre cinq, furent vaincus dans cette lutte inégale où tombèrent deux grands généraux qui, en arrosant de leur sang ce coin de terre que leur pays respectif se disputait, ne se doutaient pas que cette rosée féconde cimenterait un jour l’union des deux races qui feraient, du Canada, une Puissance s’étendant d’un océan à l’autre.

Bob avait bravement fait son devoir ; sans cesse, on l’avait vu à côté de Georges, sans souci des balles anglaises qui pleuvaient autour de lui. Son fusil et son casse-tête avaient fait de larges trouées dans les rangs ennemis, et maintenant, plus triste et plus sombre encore, il suivait l’armée qui rentrait dans le camp de Beauport. On marchait lentement, le désespoir dans l’âme. Une angoisse terrible serrait le cœur de tous ces braves. Leur général n’était plus, beaucoup des leurs avaient disparu, et l’avenir s’annonçait bien pénible. Pour tous ces hommes au cœur vaillant, la perspective de voir tomber le Canada en des mains étrangères serrait le cœur d’une angoisse inexprimable. Ils marchaient depuis quelques temps dans le plus grand silence, lorsqu’un faible cri parvint aux oreilles de Georges.

— Halte ! commanda-t-il.

Les soldats obéirent et la même plainte se fit entendre tout près d’eux.

— Il y a quelqu’un là, dit Georges, en désignant un massif d’épinettes. Allons.

Philippe et Bob le suivirent.

Un jeune homme qui portait l’uniforme des officiers anglais lui apparut, couché au pied d’un arbre.

— Un peu d’eau, s’il vous plaît, murmura l’inconnu en excellent français.

Georges approcha sa gourde des lèvres du jeune inconnu qui fit un effort pour se soulever.

— Où êtes-vous blessé ? demanda Philippe.

— À l’épaule, mais je ne crois pas ma blessure bien grave. Frappé au commencement de la bataille je me suis traîné jusqu’ici ; mais l’effort que j’ai dû faire m’a fait perdre connaissance, et je suis là depuis ce temps. La bataille est terminée ?

— Oui, et les Anglais sont vainqueurs, dit Bob d’une voix rude.

— Alors, je bénis cette blessure qui m’a empêché de combattre ceux que j’aurais voulu défendre, murmura le blessé d’une voix si faible que Georges se pencha sur lui. Un soldat s’approchait avec une lanterne, et ce mouvement éclaira le visage de l’inconnu.

Georges eut un cri de surprise.

— Monsieur Harry O’Reilly !

— Et vous êtes l’ami de Paul Merville, monsieur de…

— Ne prononcez pas ce nom, dit Georges tout bas. Voyons votre blessure. Philippe souleva Harry dans ses bras et Georges examina la blessure qui n’était pas grave, en effet ; la perte du sang et le long séjour sur la terre froide avaient seuls causé cette faiblesse. Avec des herbes cueillies par Bob, et un mouchoir, on fit un pansement temporaire. L’un des soldats, intéressé à ce jeune inconnu que son capitaine semblait connaître, apporta sa gourde qui contenait un reste d’eau-de-vie. Réconforté par ce cordial, Harry fut bientôt en état de se tenir debout.

— Je vais essayer de retourner au camp, dit-il.

— Bob et moi allons vous y conduire, dit Georges. Vous autres, ajouta-t-il, en s’adressant à ses hommes, continuez votre route. Avant une heure, je vous aurai rejoint.

Il aida Harry à monter sur son cheval, s’y installa lui-même, et précédés par l’Indien qui marchait en éclaireur, ils prirent la route du camp.

— Paul est-il au Canada ? demanda Harry.

— Non, ses affaires l’ont retenu en France.

— Et ses sœurs ? En avez-vous entendu parler ?

Georges, en peu de mots, mit le jeune officier au courant de tout ce qui concernait les sœurs de son ami.

— Ah ! la misérable ! dit Harry en serrant les poings, elle a bien pris ses précautions. Et le chevalier, est-il à Québec ?

— Non, il a passé l’hiver à Londres ; les jeunes filles n’ont rien à redouter de lui pour le présent.

— Et mon oncle Jordan ?

— On le dit très malade ; je n’ai pas osé me présenter chez lui, je suis obligé à tant de précautions. Mais nous voici arrivés, continua Georges en montrant le camp anglais qui se dessinait dans l’ombre. Adieu, et surtout silence sur mon nom. Je suis le capitaine Georges, et rien de plus.

— Comptez sur moi, et merci de votre généreux secours. Mais comme j’ai hâte que cette maudite guerre finisse. Si nous allions nous rencontrer sur un champ de bataille ?

— Le soldat et l’ami feront leur devoir, et à la garde de Dieu.

— Qui vive ? cria une sentinelle.

— Amis, répondit le jeune officier en s’avançant, toujours soutenu par Georges qui le remit aux mains du soldat en disant : Adieu.