Les fantômes blancs/28

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Éditions Édouard Garand (p. 45-46).

CHAPITRE X
PAUVRE ODETTE !


Malgré l’heure matinale, tout le monde était sur pied dans la maison. Marguerite, surprise de ce mouvement inaccoutumé, ouvrit la porte de l’escalier qui donnait accès au second étage ; Mme Bernier, qui l’avait suivie, l’arrêta par le bras.

— Reposez-vous un peu avant de monter, ma chère enfant, vous avez peine à vous tenir debout.

— Non, je veux voir Odette. Ah ! ma bonne amie, que nous sommes malheureux ! Mais que signifie toutes ces allées et venues à une heure si matinale ?

— Odette s’est trouvée malade tout à coup, mais elle est mieux maintenant, elle repose, répondit Mme Bernier avec embarras.

— Odette ! mon Dieu, il faut qu’elle ait appris la mort de Paul ! Et s’arrachant aux mains qui voulaient la retenir, elle monta l’escalier en courant, et entra dans sa chambre.

Odette paraissait dormir, mais sur son visage pâle se lisait une telle expression d’épouvante que Marguerite en fut frappée.

On eut dit que le sommeil l’avait surprise à la suite de quelque horrible vision.

Mme Merville était là avec deux hommes, dont l’un était le docteur Renaud, médecin ordinaire de la famille. Marguerite courut à lui.

— Ma sœur était bien portante lorsque je l’ai laissée, cette nuit, dit-elle. Que signifie cette maladie subite ?

La voix de la jeune fille était brève et trahissait une sourde irritation. Le bon docteur lui prit la main.

— Calmez-vous, chère petite, dit-il, j’espère que ce ne sera rien ; Mme Bernier va rester près de vous, elle sait ce qu’il y a à faire. Je reviendrai dans une heure. Courage, pauvre éprouvée ! Ne la quittez pas avant mon retour, dit-il à Mme Bernier. Et après un salut assez froid à Mme Merville, il sortit de la chambre.

Alors, Ellen se rapprocha de Marguerite.

— L’accès est passé, dit-elle, et vous avez tort de vous alarmer, ma chère. Mais je crois que vous n’avez pas remarqué la présence du chevalier, ajouta Ellen, en désignant Laverdie qui s’avançait la main tendue. Il désire vous présenter ses sympathies et vous offrir ses services. N’aurez-vous pas une bonne parole pour lui ?

La jeune fille eut, dans le regard, une écrasante expression de mépris ; sans voir la main tendue, elle courut à la porte qu’elle ouvrit toute grande.

— Sortez, monsieur, dit-elle à Laverdie, votre présence ici est une insulte. Je n’ai que faire de vos sympathies et ne me soucie pas du tout de vos services. Sortez !

Laverdie gagna la porte suivi d’Ellen qui lança à Marguerite un regard chargé de colère.

La jeune fille revint près du lit où Odette, tourmentée par la fièvre, murmurait des mots sans suite.

— Laissez-moi partir… Je vais rejoindre mon frère… Il n’est pas mort… Qu’a-t-il dit cet homme ?… Marguerite, j’ai peur… il est là, le monstre… Au secours !…

Marguerite la prit dans ses bras, lui fit avaler une potion calmante, et bientôt l’enfant, apaisée, s’endormit. Alors, la jeune fille se retourna vers Mme Bernier.

— C’est Laverdie qui est venu apporter cette nouvelle ? demanda-t-elle.

— Oui, c’est lui, le mécréant ; la pauvre petite dormait, et j’étais bien prête d’en faire autant, lorsqu’on frappa à la porte. Nanette ouvrit, et sur une question de son visiteur, elle répondit que sa maîtresse dormait. « Réveillez-la », dit l’homme, « j’ai une bonne nouvelle à lui apprendre. » Alors, j’entendis Mme Merville qui disait : « Vous êtes fou, ou vous êtes ivre, Gaétan. Allez-vous coucher. » Il se mit à rire aux éclats. « Ha ! ha ! ha ! ma belle amie, il s’agit bien de dormir ; Paul est mort, bien mort cette fois. » Je n’entendis plus rien. Odette venait de pousser un cri qui me fit retourner la tête. Hélas ! elle avait entendu.

— Je vais rejoindre Paul, dit-elle, et elle perdit connaissance. J’envoyai chercher le médecin, on lui prodigua tous les soins imaginables. Vous voyez qu’ils n’ont pas abouti à grand’chose.

Marguerite pleurait.

— Mon Dieu ! dit-elle au milieu de ses larmes, je n’ai plus qu’elle au monde, laissez-la moi, mon Dieu !

La journée se passa sans amener de changement dans l’état de la malade. Vers le soir, le docteur revint ; Marguerite, qui l’observait, le vit tressaillir lorsqu’il passa le doigt sur le bras d’Odette.

— Elle est plus mal ? dit-elle.

— Non, mais il y a quelque chose du côté du cerveau qui m’inquiète. La pauvre petite est si faible.

— Alors, vous la proyez en danger ? interrogea la jeune fille, anxieuse.

— De mort ? Non, je n’ai pas dit cela, mon enfant.

— Dites-moi toute la vérité, docteur.

Au lieu de répondre, le vieux médecin enveloppa la jeune fille d’un regard où se lisait une immense pitié.

— Ah ! je comprends, s’écria la pauvre Marguerite en cachant son visage dans ses mains. Folle !… Ah ! Dieu ne permettra pas ce malheur !

— Nous sommes tous dans sa main, mon enfant, dit alors le bon docteur, j’espère que ce trouble ne sera que passager. Du courage, ma petite, votre vieil ami ne vous oubliera pas.

Quelques jours après, Odette était hors de danger. Mais la vie seule était revenue pour la jeune fille : la mémoire avait disparu dans ce choc terrible. Elle ne reconnaissait personne, sauf Marguerite, et toujours elle attendait Paul… Paul et sa mère.

— Les voilà, disait-elle, en se penchant à la fenêtre, ils viennent me chercher… Nous nous en irons là-bas… La grande mer me rendra mon âme… Tu viendras Marguerite… Tes yeux sont rouges ici… Dans mon pays, on ne pleure pas, viens…

Quelquefois, sa douce folie se traduisait par des chants mélancoliques, de douces mélodies apprises sur les genoux de sa mère. L’une d’elles surtout revenait souvent sur ses lèvres. C’était la « Chanson de l’Exilé » :

Là-bas, en France, au pays de mon âme,
Il est un coin de terre heureux.
Là seulement, le soleil a sa flamme,
Là seulement, les jours sont bleus.
Oh ! mon pays ! ton souvenir m’assiège,
Je t’ai perdu… Quand te retrouverais-je ?
Adieu, mère adorée, adieu…
Pour te revoir, il faut bien prier Dieu ;
Demandons-lui qu’il nous protège.
Adieu, mère adorée, adieu !…

Odette ne paraissait pas souffrir. Elle s’intéressait à de petits ouvrages, mais il fallait que Marguerite fut là. Auprès d’elle, la pauvre enfant perdait parfois de vue son idée fixe et causait comme d’habitude. Un calme relatif s’était fait dans la vie des jeunes filles ; Laverdie était parti, soi-disant chargé d’une mission à Londres, de sorte que Mme Merville se relâchait un peu de sa sévérité.