Les fantômes blancs/31

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Éditions Édouard Garand (p. 50-52).

CHAPITRE XIII
CONVALESCENCE.


Voyons maintenant ce que devient notre ami, Georges de Villarnay.

Il a été à deux doigts de la mort, ce pauvre jeune homme et ce n’est que grâce aux bons soins des habitants de la ferme, et aux remèdes des Indiens de Bob, qu’il peut marcher aujourd’hui sans béquille. Mais son teint pâle et ses membres amaigris attestent qu’il a dû beaucoup souffrir.

Philippe a suivi M. de Vaudreuil en France. Celui-ci lui a promis d’intercéder auprès du roi pour obtenir leur rappel au pays.

Georges doit quitter aujourd’hui la ferme hospitalière où, depuis dix mois, on l’entoure de soins. Harry doit venir le chercher pour le conduire chez M. Jordan où il doit achever sa convalescence.

Il est deux heures de l’après-midi, un radieux soleil éclaire la route, toute blanche, qui passe sous la fenêtre où Georges regarde et rêve… En ce moment, le vieux manoir de Villarnay et ses chers habitants sont plus près de la pensée du jeune homme, que le gai paysage qu’il regarde machinalement sans le voir.

Un bruit de grelots vint le tirer de rêverie. Une voiture venait de s’arrêter devant la maison.

— Voilà monsieur Harry qui vient vous chercher, dit la fermière en ouvrant la porte de la chambre. Seigneur ! que la maison va être grande, à c’t’heure… C’est-y possible qu’on vous verra plus ?

Georges posa sa main sur l’épaule de la vieille femme.

— Mais je reviendrai vous voir, tante Gertrude. Vous et Madeleine m’avez trop bien soigné, pour que je sois tenté d’oublier la maison… et ceux qui l’habite, acheva-t-il en riant.

Harry entrait.

— Bonjour tante Gertrude ! Bonjour Madeleine ! dit joyeusement le jeune O’Reilly. Un temps idéal pour votre première sortie, mon cher Georges. Si vous saviez comme vous êtes attendu impatiemment là-bas. Ma sœur Lilian accapare notre vieille Maggy pour vous préparer une chambre.

— Vous êtes bien bons pour le pauvre étranger, dit Georges. Je suis prêt, partons. Il me semble que je vais retrouver une famille.

— Merci pour ces bonne paroles. Au revoir, tante Gertrude. Mille choses à votre cavalier, Madeleine… À quand la noce ?

— Toujours le mot pour rire, monsieur Harry, dit la jeune fille rouge comme une pivoine, ayez bien soin de M. Georges plutôt que de vous moquer du monde.

— Bravo, Madeleine, dit de Villarnay, en serrant la main de la jeune fille. Au revoir, tante Gertrude, et le jeune homme mit un gros baiser sur la joue de la bonne qui s’essuyait les yeux avec son tablier.

Bob les attendait dans la cour, il installa Georges dans la carriole à côté d’Harry qui jeta comme dernier adieu aux deux femmes : « Nous reviendrons au temps du sucre ».

La distance qui séparait la ferme de la demeure de M. Jordan fut bien vite franchie, et le jeune officier, laissant son cheval aux mains de Bob, entraîna son ami dans le salon où se trouvait réuni toute la famille.

— Mon Dieu ! quelle ressemblance ! s’écria Mme Jordan, en apercevant le jeune homme. Soyez le bienvenu, monsieur de Villarnay. Comme nous allons vous aimer… Vous êtes la vivante image de notre cher Paul.

— C’était mon meilleur ami, madame.

M. Jordan, encore trop faible pour quitter sa chaise longue, tendit les deux mains au jeune convalescent.

— J’espère que le séjour dans notre maison vous sera agréable, dit-il. Georges était visiblement ému.

— Que vous êtes bons tous, répéta-t-il, en serrant toutes ces mains qui se tendaient vers lui. Ah ! c’est bien l’âme française que je retrouve partout, dans ce Canada que notre sang n’a pu conserver à la France.

— C’est vrai ; mais de la terre canadienne, arrosée du sang de tant de braves, surgira un peuple fort qui s’implantera sur les rives du St-Laurent, en gardant intact, même sous la domination anglaise, sa foi, sa langue et le culte de sa mère-patrie, dit M. Jordan d’une voix prophétique.

Au milieu du trouble général, personne n’avait remarqué la pâleur de Lilian. Georges, seul, qui sentait la main de la jeune fille frémir dans la sienne, se demanda d’où pouvait venir cette grande émotion.

Lilian, un peu plus âgée qu’Odette, avait gardé sa chevelure dorée et la transparence de son teint de lys, mais depuis la guerre, les grands yeux bleus si rieurs semblaient s’être voilés sous la pensée d’une tristesse mystérieuse. Les roses de ses joues s’étaient effacés, et Georges, qui se rappelait ce que Paul Merville lui racontait de la petite Lily, se demandait si quelque grande douleur n’avait pas traversé la vie de cette jeune fille, en imprimant à son front ce cachet de tristesse qui étonne toujours chez les êtres jeunes, car il semble le partage exclusif de ceux qui ont vécu.

M. et Mme Jordan connaissaient une partie de l’histoire de Georges ; cependant, ils leur restaient beaucoup de choses à apprendre. Le jeune homme leur fit un récit fidèle des événements qui s’étaient écoulés jusqu’à la fatale blessure qui l’avait jeté, mourant, sur le champ de bataille.

— Je vous plains, mon jeune ami, dit M. Jordan, car votre jeune vie a connu plus d’épreuves qu’il ne s’en rencontre ordinairement dans une longue carrière. Espérons que l’avenir vous réserve de meilleurs jours. En attendant, je vous prie de considérer ma maison comme la vôtre.

— Oui, appuya Harry, comme mon service m’empêche de venir ici aussi souvent que je le voudrais, vous me remplacerez auprès de mon oncle et de ma tante et vous serez un autre Harry pour ma petite Lily.

— Alors, M. de Villarnay sera mon frère Georges : le voulez-vous, monsieur ? dit Lilian en tendant sa main blanche.

— Oui, ma sœur Lily, murmura le jeune homme en appuyant ses lèvres sur cette main d’enfant.

Maggy vint annoncer que le souper était servi. En apercevant Georges, elle vint droit à lui, et, avec cette familiarité de vieille domestique auquelle tout est permis, elle lui tendit la main.

— Vous me permettrez de vous gâter un peu, monsieur, dit-elle, vous ressemblez tant à notre Paul.

— De bon cœur, ma chère Maggy, dit Georges en serrant la main de la brave fille.

On se mit à table, et la conversation roula sur la France, la patrie toujours regrettée.

— J’avais quitté mon pays pour veiller sur deux orphelines, dit M. Jordan, mais au moment où mon appui leur aurait été nécessaire, la maladie m’a terrassé, me laissant sans force pendant de longs mois.

— Vous n’auriez pas été plus heureux que moi, dit Georges. Et il fit le récit de sa tentative auprès de Mme Merville.

— Cette femme est d’une astuce épouvantable, je me demande où elle a bien pu se réfugier. Notre ami Bob a visité la plupart des villages qui environnent Québec sans rien découvrir.

— Elle est peut-être allé rejoindre son complice, dit Mme Jordan.

— Comment aurait-elle pu le faire ? dit Harry. Aucun navire n’a quitté le port après le départ du « Bristol ».

— C’est inquiétant pour mes pauvres amies, dit Lilian, si le méchant chevalier allait les enlever ?

— Laverdie ne reviendra pas au Canada, reprit Harry, il craindrait trop que le général exécute sa menace. D’ailleurs je dois être prévenu s’il tente de reparaître ici.

— Votre correspondant mystérieux doit être le même que celui qui était venu avertir le capitaine Mathieu, lors de notre départ pour le Canada, dit Georges. Le capitaine Levaillant a dû vous conter cette histoire, monsieur Jordan.

— C’est vrai. C’était l’un des matelots de Kerbarec, le fameux corsaire. Plus de doute Harry, c’est le même, et tu peux te fier à cet homme. Levaillant le connaît.

— Mais cela ne nous dit pas où sont les pauvres petites, dit alors Mme Jordan.

— Je vais partir demain, dit Bob, qui, assis dans un coin de la salle avait suivi la conversation. Bob va explorer la côte sud. Que ma sœur soit sans inquiétude, le Grand Esprit protège les vierges pâles.

— Oh ! Bob, dit Lilian, si vous me rameniez mes pauvres amies, comme je vous serais reconnaissante.

— Priez mademoiselle, dit l’Indien en sortant de la salle.

— Quelle énigme que cet homme ! dit Georges. Son éducation première perce malgré lui sous son enveloppe de sauvage.

— Et ses yeux ! dit alors Lilian, ses grands yeux aux nuances de violettes, et doux comme ceux d’une femme. Ce ne sont pas des yeux de sauvage, ils regardent trop bien en face.

— C’est un ami dévoué, dit à son tour le jeune O’Reilly. Il a dû beaucoup souffrir, ce qui explique sa façon étrange et son désir de solitude.

On causa quelques temps encore, puis Harry prit une bougie et conduisit Georges dans la chambre qui lui avait été préparée.

C’était une pièce assez spacieuse, meublée avec goût et élégance. Un grand lit aux colonnes de chêne surmonté d’un « ciel » d’où tombaient de grands rideaux de soie rouge, semblables à ceux de la fenêtre. En face du lit, une main pieuse avait placé un grand crucifix d’ivoire et une gravure représentant la Ste-Famille. Une commode aux cuivres brillants, une table de toilette, munie de tous ses accessoires, une étagère remplie de livres choisis, et, tout près de la fenêtre un fauteuil moelleusement capitonné ; tel était le mobilier de cette chambre, qui fit pousser un cri de joie à Georges.

— Oh ! que c’est joli ! Une sœur n’aurait pas mieux deviné mes goûts. Mais vous allez me gâter horriblement, j’en ai peur.

— Chut… et bonne nuit, dit le jeune O’Reilly en posant un doigt sur ses lèvres. À demain.