Les fantômes blancs/62

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Éditions Édouard Garand (p. 88-89).

CHAPITRE XVIII
LE VOILE SE DÉCHIRE.


Les hommes s’étaient retirés dans le camp voisin pendant qu’Angèle donnait ses soins à Odette.

Cinq minutes plus tard, lorsque le capitaine Levaillant apporta le cordial préparé par Georges, il se heurta à un groupe de trois personnes qui arrivaient en sens inverse.

— Bonsoir, capitaine, dit une voix.

— Marguerite ! Ah ! vous arrivez à point. Portez vous-même ceci à Odette.

Marguerite, toute tremblante, s’approcha du lit où la malade commençait à reprendre ses sens. Elle la souleva dans ses bras.

— Bois, petite sœur, dit-elle doucement.

L’enfant but et renverra sa tête en arrière. Angèle s’approcha avec une bougie, alors la figure de Marguerite se trouva en pleine lumière.

Odette la regarda un instant, puis elle dit d’une voix très lente :

— Si je rêve, ah ! ne me réveillez pas !

— Tu ne rêves pas Odette, c’est bien moi, regarde ! Et elle enleva sa coiffure.

— Marguerite ! ah ! ma sœur, enfin…

— Et moi ! dit Nanette, en s’approchant à son tour.

— Ma bonne Nanette aussi, que je vais être heureuse ! Puis, tout à coup, ses traits prirent une expression de poignante angoisse.

— Je me souviens, dit-elle, cet homme qui est venu tout à l’heure… Marguerite !… nous n’avons plus de frère…

Ainsi les deux années qui venaient de s’écouler n’existaient plus pour la pauvre enfant, elle reprenait la vie au jour où sa mémoire avait manqué.

Le capitaine Levaillant s’approcha avec Georges.

— Il y a deux ans que notre Paul nous a quittés, dit-il, mais vous avez un autre lui-même près de vous, ma chère Odette. Venez ici, monsieur Georges.

Celui-ci s’approcha vivement. Il était très pâle.

— Georges, murmura la malade, les yeux fixés sur le visage du jeune homme. En effet, c’était l’ami de Paul. Vous lui ressemblée étrangement. On ne m’avait pas trompée.

— Puisque je lui ressemble, laissez-moi continuer à le remplacer, chère Odette, dit-il doucement.

— Cette voix, je la reconnais… Elle m’a bercée bien des fois. Et quand je l’entends vibrer à mon oreille, je crois toujours que le voile qui existe entre moi et le passé va disparaître… Marguerite se pencha sur le lit.

— Souviens-toi, chère petite, dit-elle, que depuis de longs mois, monsieur de Villarnay n’a cessé d’être pour toi le plus dévoué des frères.

Odette se souleva lentement sur sa couche.

— Maintenant, je comprends tout, murmura-t-elle, j’ai été folle, n’est-ce pas ?… Ne craignez pas de me répondre, ajouta la jeune fille, le voile qui me dérobait un partie du passé se déchire… Aidez-moi à le soulever tout à fait… Parlez, monsieur de Villarnay, vous qui m’appelez votre petite sœur, et que je prenais pour mon frère… Parlez…

La voix de la jeune fille était frémissante, et la fièvre donnait à son regard une étrange fixité.

— Dites-lui tout, de grâce, murmura Marguerite alarmée.

Georges, très ému, raconta sa première rencontre avec Odette, et l’illusion de la pauvre enfant ; le mensonge qu’il s’était permis, dans l’espoir de hâter sa guérison, puis le drame horrible qui l’avait obligé de la recueillir chez lui. L’arrivée de Philippe, le même soir, l’insistance d’Odette pour les accompagner. À mesure qu’il parlait, les traits de la jeune fille perdaient leur fixité inquiétante, et le sourire revenait sur ses lèvres. Lorsque Georges eut…

— Ainsi vous me pardonnez de vous avoir laissé cette illusion que j’étais votre frère, petite Odette ?

— Cette douce illusion m’a guérie ; vous êtes mon frère par les soins dont vous m’avez entourée. Je veux rester votre sœur, Georges. Celui-ci serra la petite main qu’il avait gardée dans la sienne. Le capitaine Levaillant, heureux du bonheur de tous ces êtres, qui étaient pour lui une famille, chuchota à l’oreille de Philippe :

— Hein ! il va bien notre ami Georges ! Ma parole, ce sont des fiancés que nous allons ramener en France.

— Bagasse, je crois que vous avez raison, capitaine, dit de Seilhac en riant. Mais Odette les observait, elle fit un signe à Levaillant :

— Qu’avez-vous à rire ? dit-elle. Vous moquez-vous de moi, par hazard ?

— Je ris de vous voir enfin heureuse, mes petites, mais c’est assez d’émotions pour ce soir. Bonne nuit, et, à demain ; Nanette, je vous les confie. Empêchez-les de bavarder, il faut qu’elles reposent.

— Soyez tranquille, capitaine, je vais éteindre les lumières.

— Fameux moyen, Nanette ! dit Philippe qui riait aux larmes. Viens-tu Georges ? Bonne nuit, mesdames !

— Bonne nuit, méchant moqueur, répliqua Odette, et la porte se referma sur les trois hommes qui gagnèrent le camp principal.