Les fantômes blancs/66

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Éditions Édouard Garand (p. 93-95).

CHAPITRE XXII
AU CHÂTEAU DE VILLARNAY.


Pendant que ceci se passait au Canada, la vie s’écoulait bien triste pour les habitants du vieux manoir.

Le comte était mort peu de temps après le départ de Philippe, et le vieux Jacques l’avait suivi à quelques jours d’intervalle. La comtesse et sa fille eussent été bien seules sans les visites fréquentes de M. D’Orsay, revenu en France après la guerre. Le vieux gentilhomme s’intéressait beaucoup aux pauvres femmes, il les aidait par ses conseils : mais son grand âge ne lui permettait pas de veiller aux immenses propriétés qui composaient le Villarnay. Il avait chargé de ce soin, un homme recommandé par un ami, mais dont la figure sournoise déplaisait à la comtesse.

On était aux premiers jours du mois d’août, et la nuit tombait sur une journée de chaleur suffocante. De gros nuages noirs, qui semblaient recéler la foudre dans leurs flancs, se poursuivaient dans le ciel sombre ; tout faisait présager un orage prochain. La comtesse frappa sur un timbre.

— Fermez les fenêtres, Rémy, dit-elle au domestique qui se présenta, et envoyez-moi Marie. Savez-vous où se trouve M. Blaise ?

— Dans la cour, madame la comtesse.

— C’est bien, allez… L’orage s’annonce terrible, dit Mme de Villarnay en se tournant vers Éva.

— Terrible en effet, que je plains les pauvres voyageurs que cette tempête va surprendre sur la route.

En ce moment, le roulement d’une voiture, lourdement chargée, ébranla le pont-levis, et, un coup de cloche impatient fut sonné à la grille. Un lourd carrosse entra dans la cour et une voix habituée au commandement jeta cet ordre au domestique :

— Mets les chevaux à l’écurie, et vite !

— De quel droit donnez-vous des ordres ici ? cria l’intendant qui accourait.

Mais il se sentit griffé aux épaules par deux mains nerveuses, pendant qu’une voix sarcastique lui criait :

— Du droit qu’a le maître de céans de rentrer chez lui à toute heure. Rappelle-toi de ça, mon bonhomme !

Les domestiques, attirés par le bruit, accouraient avec des lanternes. Un cavalier venait de rentrer dans la cour ; l’intendant se précipita pour lui barrer le passage. Mais la comtesse et Éva apparaissaient sur le haut du perron, venant au-devant des visiteurs.

— Ma tante ! crie une voix, dites donc à cet imbécile de me laisser passer.

— Philippe ! cria Éva, en s’élançant pour courir à la rencontre du jeune homme. L’ombre qui couvrait les premières marches du perron l’empêcha de distinguer un groupe qui montait, elle vint tomber dans les bras de Georges qui la berca sur son cœur.

— Ma petite Éva ! je te revois enfin… Maman, attendez-moi, je monte. Éva l’embrassa, encore, et Georges, entraînant Odette, vint se jeter au cou de sa mère, trop émue pour parler.

Philippe arrivait avec Éva :

— En voilà une surprise, ma bonne tante. Voyons Georges, égoïste, ne l’accapare pas, cette tante chérie ; il nous la faut un peu… N’est-ce pas, Odette ?

Odette, un peu pâle et les yeux humides, regardait les effusions de ces êtres qui se revoyaient après une si longue absence. Elle sourit à Philippe :

— Ne troublez pas leur joie, dit-elle

Mais sa voix avait rappelé la comtesse et son fils à eux-mêmes. Georges prit la main d’Odette.

— Je vous amène une fille, ma mère : Mlle Odette Merville, la sœur de mon ami Paul. Embrassez-la, maman.

— Puis-je vous le donner, ce doux nom ? demanda la jeune fille en appuyant sa tête sur l’épaule de la comtesse.

— Oui, chère petite. Viens embrasser ta nouvelle sœur, Éva. Celle-ci s’approcha, et d’un geste caressant, elle releva la jolie tête, toujours appuyée sur l’épaule de Mme de Villarnay.

— Ah ! la jolie enfant ! dit-elle. Et vous voulez bien être ma sœur chérie ? Venez que nous fassions connaissance.

— Bon, dit Philippe, je vais peut-être avoir mon tour. Chère tante, n’aurez-vous pas un mot pour un pauvre neveu qui soupire depuis une heure.

— Grand fou ! dit la comtesse en le serrant dans ses bras. Que faudrait-il à cette tête de gascon pour devenir sérieuse ? Le jeune homme haussa les épaules avec un geste comique :

— Trois quarts de siècle de plus, chère tante !

Georges présenta Angèle à sa mère.

— Vous êtes la bienvenue, ma bonne, dit la comtesse. J’ai besoin d’une aide intelligente pour conduire les domestiques ; vous serez cette aide, si vous le voulez.

— Je n’ai pas l’habitude des belles maisons, dit Angèle. Monsieur Georges vous dira ousqu’on a passé l’hiver. Mais j’connais ses goûts et ceux de mam’zelle Odette, j’ferai mon possible.

— J’ai appris notre malheur en route, dit Georges à sa mère, et j’avais hâte de vous rejoindre, sachant que vous étiez seule avec Éva et de jeunes serviteurs. À propos, chère maman, quel est ce grossier personnage qui m’a interpellé au moment où je donnais, un ordre au domestique ?

— Ce doit être l’intendant, soupira la comtesse.

— J’arrive à temps pour protéger ma mère. Demain, nous réglerons le compte de ce rustre. Dans quelques jours, mes chasseurs seront ici avec mon ami, le baron de Kermor qui va passer l’hiver ici. Vous ne serez plus seule…

— Que Dieu le veuille, mes chers enfants. Ce sera bon de sentir ma vieille demeure peuplée de cœurs dévoués et d’enfants chéris.

— Ma tante, dit Philippe, toutes ces émotions creusent l’estomac ; si on nous servait un souper quelconque. Je suis sûr que notre petite Odette meurt de faim.

— Parlez pour vous, méchant taquin, riposta la jeune fille.

— J’ai donné des ordres à la cuisine, dit Éva. On a servi un souper froid. Venez, petite Odette.

— Commencez par servir M. de Seilhac, dit celle-ci, autrement il pourrait prétendre que j’ai grand faim.

— Méchante !… dit Philippe, en la menaçant du doigt.

— Tu n’a pas volé cette réplique, farceur incorrigible, dit Mme de Villarnay qui riait de tout son cœur. Pourquoi taquiner cette enfant ?

— Par habitude, chère tante, et aussi dans un but intéressé. Ne riez pas, c’est ma manière, à moi, de cajoler ma future cousine, afin qu’elle me tolère sous son toit.

— Idée bien digne d’une tête de méridional, répliqua Georges.

— Le jeune homme que j’ai vu dans la cuisine doit être un de vos élèves, cousin Philippe ? demanda Éva.

— Charlot ! celui-là n’a pas besoin de maître, et pourtant, il est Canadien…

— Cela ne prouve rien, répliqua Mlle de Villarnay. Les Canadiens sont les descendants de braves pionniers partis de tous les points de la France. Pourquoi ce jeune homme n’aurait-il pas dans les veines un peu de sang gascon ?

C’était logique, aussi tous se mirent à rire. La comtesse se leva de table et s’approcha d’une fenêtre. La tempête qui menaçait depuis l’après-midi, était alors dans toute son horreur. Le vent, soufflant avec rage, tordait la cime des grands chênes du parc ; les éclairs, se succédant sans intervalle, mettaient de longs zigzags de feu dans le ciel sombre, et les éclats de tonnerre, répercutés par l’écho des hautes montagnes, produisaient un grondement continuel.

— Quel temps ! murmura Mme de Villarnay, et que je bénis Dieu de n’être plus seule. Georges, tu me dois le récit des événements qui se sont passés depuis le départ de Philippe. Suivez-moi au salon.

On la suivit, de Seilhac qui marchait près des jeunes filles dit à sa cousine en lui pinçant le bras :

je n’ai pas eu le dernier mot ce soir, ma belle Éva ; mais prenez garde… Et vous aussi, princesse Odette, gare…

— Oui, si vous voulez vous faire griffer, on vous conseille d’y venir, répondirent, les deux nouvelles amies en prenant place près de la comtesse.

Georges alors raconta tout ce qui s’était passé depuis que Philippe l’avait quitté à la ferme aux érables : son installation à St-Thomas et son départ pour la forêt, ou un serment solennel les confinaient jusqu’au retour au pays ; il dit la touchante histoire des sœurs de Paul, celle non moins touchante de Bob et le dévouement de celui-ci, puis la guérison d’Odette et la séparation des deux sœurs au moment de leur départ pour l’île. Il parla du signal inventé par Levaillant pour avertir Marguerite, puis l’embarquement.

— Quel enchaînement de circonstances, dit la comtesse, et comme la main de Dieu est visible dans tout ceci. J’ai hâte de connaître M. de Kermor.

— Vous l’apprécierez comme nous, chère tante, dit Philippe, et pourtant c’est le côté comique de nos aventures que Georges a laissé dans l’ombre.

— Contez nous donc cela, mon cousin, demanda Mlle de Villarnay.

Alors Philippe raconta, avec sa verve méridionale, les soupçons du père Vincent, ses insinuations perfides contre Bob, et les espiègleries de Charlot, leur voyage à St-Thomas et l’espionnage exercé par le vieux autour du camp que gardait Jacques le Normand, l’histoire des bêtes à grand poil, inventée par celui-ci, et enfin, l’arrivée des sauvagesses qui avaient mis le comble à l’émoi du vieux chasseur. Puis il termina son récit en parlant de l’affiche clouée par Charlot aux parois de la cabane. Ce fut un rire général.

— Maintenant, allons nous reposer, mes enfants, dit la comtesse. Quelle bonne nuit, nous allons passer !

— Laissez-moi remplacer Angèle pour cette nuit, dit Éva, en entraînant Odette. C’est si bon d’avoir une petite sœur. Vous me donnez l’illusion d’avoir retrouvé ma chère Valentine.

— Et moi, celle de n’avoir pas quitté Marguerite, répliqua l’enfant en embrassant Mlle de Villarnay.

Jacques, le père Yves et Corentin arrivèrent au château le lendemain. Ils trouvèrent Charlot qui les attendait dans la cour.

L’intendant qui, depuis le matin, surveillait les agissements de Charlot, voyant que celui-ci ouvrait la grille, s’écria furieux :

— De qui tenez-vous la permission d’introduire ces manants ici ?

— Manant toi-même ! cria Jacques. Nous sommes les serviteurs de M. de Villarnay, et nous entrerons, en dépit de ta figure de fouine.

— Là, dit Corentin, ne vous fâchez pas l’homme. C’est-y que vous croyez être le maître ici, censément.

— Faudrait voir, dit à son tour le père Yves ; on va en causer à M. Georges tout à l’heure.

— Bonjour, mes amis, dit Georges qui arrivait d’une promenade dans le parc.

— Bonjour capitaine, dit Jacques. Ce qu’il faut monter pour atteindre votre château. Et, encore, on ne voulait pas nous laisser entrer.

— Qui est-ce qui s’opposait à votre entrée ? demanda Georges.

— Cet homme, dit Charlot, le même d’hier soir.

— Qui êtes-vous ? demanda Georges.

— Je suis l’intendant de Mme la comtesse, répondit l’individu avec hauteur.

— Est-ce par ses ordres que vous empêchez les gens de pénétrer au château ?

L’homme ne répondit pas.

— Allez m’attendre avec vos livres dans mon cabinet de travail. Je suis le comte de Villarnay et c’est moi qui commande ici désormais. Venez, mes amis, toi aussi Charlot.

Ils gagnèrent le château et Georges vint présenter les arrivants à sa mère.

— Voici notre futur intendant, dit-il, en désignant Jacques ; le père Yves est un grand ami d’Odette, il l’accompagnera dans ses promenades. Corentin et Charlot s’occuperont de l’écurie jusqu’à nouvel ordre.

— Ça me connaît, capitaine, répliqua le jeune Breton. J’étions valet au château de chez-nous avant d’être marin.

— Et moi, je suis un garçon d’habitant, dit Charlot.

— Voyez-vous, cela se trouve à merveille, dit Georges. On va vous servir un verre de vin, et vous serez libre jusqu’au dîner. Viens Jacques.

Celui-ci avala son vivre de vin, et suivit le comte.

L’intendant était là. Georges, averti par sa mère examina les comptes avec l’aide de Jacques. Ils constatèrent bientôt la mauvaise foi de l’individu ; la comtesse ne s’était pas trompée.

— Je pourrais vous livrer à la justice, dit Georges d’un ton sévère. Je me contente de vous congédier. Voici six mois de gages, allez vous faire pendre ailleurs. L’homme sortit, furieux de se voir démasquer si vite ; comme il regrettait maintenant d’avoir voulu jouer au maître. En sortant du château, il passa près d’un groupe où se trouvaient Éva et une autre jeune fille, en compagnie des gens arrivés le matin. Au moment de franchir la grille, la voix gouailleuse de Charlot lui cria : « Bon voyage, et au plaisir de ne jamais te revoir… »

Robert de Kermor et le capitaine Levaillant arrivèrent quelques jours plus tard. Ils furent reçus à bras ouverts par tous, et surtout par Mme de Villarnay, qui attendait avec impatience les fidèles amis de son fils.

Le bon curé du village vint, tout joyeux du retour de Georges, et lorsqu’il apprit que M. de Kermor se destinait aux missions, il s’offrit pour lui aider à continuer ses études, en attendant son entrée au Séminaire. Robert accepta, et bientôt, pris tout entier par ses études sérieuses et par la vie amicale qu’il menait au château de Villarnay, il sentit le calme revenir peu à peu dans son âme… Le souvenir de Marguerite lui revenait, très doux, comme la caresse d’une affection de sœur.

Le mariage de Georges et d’Odette devait se célébrer dans un mois, lorsqu’un matin, Philippe se présenta chez sa tante :

— Ma tante, dit-il résolument, nous nous aimons Éva et moi, et nous avons décidé de nous marier en même temps que Georges, avec votre consentement, bien entendu. La comtesse caressa la tête brune qui se penchait vers elle.

— J’attendais cette demande et j’en suis heureuse, murmura-t-elle. Valentine, elle-même, doit y sourire du haut du ciel.

— Je vais souvent prier sur sa tombe, dit le jeune homme pensif. Chère petite amie !…

Les deux mariages furent célébrés un mois plus tard. L’hiver se passa dans une intimité. M. D’Orsay et le bon curé étaient les seuls visiteurs qui fussent admis dans ce cercle de famille, peu désireuse de renouer des relations avec ceux qui les avaient délaissés au temps du malheur.

Le printemps vint faire un vide dans cet intérieur réuni, Robert de Kermor partit pour le Séminaire, emportant les regrets de tous. Le capitaine Levaillant et Corentin partirent à leur tour pour la Bretagne. Corentin allait chercher sa promise pour la ramener au château et le capitaine espérait gagner l’Angleterre sur une barque de pêcheurs et une fois là, comme il connaissait la langue anglaise, il comptait s’engager sur quelque vaisseau et gagner ainsi le Canada.

M. D’Orsay possédait encore des amis à la cour. Il apprit par eux que Georges et son cousin étaient rayés définitivement des cadres de l’armée française. Ils pouvaient habiter la France, mais on les ignorait complètement à la cour.

Cet espèce d’ostracisme pesait beaucoup à ces âmes fières, et Mme de Villarnay qui devinait la pensée intime de Georges et de son neveu, fut la première à leur conseiller de quitter la France.

On décida donc qu’on laisserait Jacques, le père Yves, Corentin et sa femme au château, et que l’on irait tous ensemble passer quelques années au Canada.

La mort de M. D’Orsay et du bon curé, survenant à quelques mois d’intervalle, vint rompre les derniers liens qui attachaient nos amis à la France.

Fin de la quatrième partie.