Les ferments/X

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Imprimerie Beauregard (p. 73-76).

X

Demain


 « Je songe aux blés coupés qui ne sont point les nôtres,
Et dont les épis mûrs font du pain pour les autres. »

Jean Richepin,
Le Chemineau.


Froments nouveaux, serrez vos rangs précipités.
Faites-en le rempart des saines libertés,
Afin que vos épis, en nourrissant les autres,
Répandent la vertu des blés qui furent nôtres.
Prodiguez largement vos levains généreux,
Pour que l’homme ait au front moins de plis ténébreux :
L’âme qui ne croit plus aux fortes destinées
Ne connaît pas la joie, et ses peines sont nées.

Je veux que ma vigueur allège les fardeaux
Chez ceux-là qui demain quitteront leurs bandeaux.
Je crois en l’avenir et pour lui je travaille
En réveillant le pain qui dort sous la broussaille.
La hache en main, j’abats l’ombre des pins géants,
Et rouvre aux feux du ciel tous les pores béants,
Afin que le soleil verse à foison la vie
Dans l’ombre où sa lumière ardemment poursuivie
Laissait mourir le germe et pâlir le ferment.
Je porte en l’abatis le chaud effarement
Du fer et de la flamme, et délivre la terre,
Que l’azur reconquis soulage et désaltère,
En noyant de ses rais l’éveil des noirs limons.
Puis je conduis le soc sous l’effort des timons,
Et le sol rudoyé des brûlantes novales
Féconde en ses retraits les gloires estivales.
Les blés semés, germés, dorés, mûris, coupés,
Pour remercier Dieu rouvrent les poings crispés.
Ce n’est pas en voyant s’épanouir la glèbe
Sous le regard ému des vieux et de l’éphèbe

Que l’homme peut gémir et se frapper le front ;
Et l’heure vient, peut-être, où les maux finiront,
Guéris par les sueurs qui baignent les araires,
Et montrent aux humains les saints itinéraires
Où, s’élevant toujours vers l’immortalité,
Dans un rêve pieux l’âme ait sa liberté.
Le diadème lourd pèse son métal faux,
Et tremble de crouler au tranchant de la faulx.
Les guerres, la tuerie éternellement vaine
N’ont pu le protéger contre sa fin prochaine.
Plus que l’éclair du glaive une grêle de blé
Disperse le cénacle au palais assemblé.
Car c’est du sol que surgira le droit de vivre,
En donnant à chacun sa page du grand-livre,
Et le soc prévaudra contre l’accapareur
En rayant d’un sillon les siècles de terreur.
Le destin va plus loin que les bornes d’empires,
Et la robe de sang des majestés-vampires
Ne saurait arrêter l’épanchement fatal,
Qui doit déraciner dans son remous brutal

L’assise chancelante et vétuste du trône.
Le semeur ne veut plus de la hautaine aumône
Qu’on accorde aux vilains à la grille des rois,
Mais demande sa part sous l’égide des lois,
Et refuse d’avoir à saluer pour maître
Un sot que dans la pourpre un hasard a fait naître.



Je t’aime, ô mon froment, car tu sors de ma main,
Plein des baisers du ciel et de l’amour humain.
Épands ta fleur aux quatre vents de la chimère,
Et fais mûrir ton rêve en la vie éphémère,
Pour que tes blonds épis, versant la charité
Au cœur des hommes francs, sauvent l’humanité.