Les fiancés de 1812/001

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Louis Perrault, imprimeur (p. 21-36).

LES FIANCÉS
DE 1812

PREMIÈRE PARTIE.


I


On venait de voir, sur ce nouveau continent, deux peuples lutter ensemble pour dominer sur des forêts et sur une nation encore étrangère aux bienfaits de la civilisation. L’un de ces peuples avait franchi l’Atlantique pour venir, non pas porter le feu dans ces pays presqu’inhabités, mais semer au milieu des indigènes la civilisation et la morale de l’Évangile. Ce peuple, sublime en toutes ses actions, fut le peuple Français.

Un siècle s’était à peine écoulé depuis le commencement de son œuvre philanthropique qu’une nation jalouse de ses découvertes, et ambitieuse dans ses vues vint entraver ses progrès naissants et cueillir le fruit de ses labeurs. Ce peuple envieux fut le peuple Anglais.

Si, néanmoins, les démarches par lesquels ce dernier peuple fit passer le Canada sous sa puissance, ne furent pas dictées par une droite justice ; les Français n’eurent pas à déplorer beaucoup ce changement de maître, par la manière sage et libérale dont ils furent administrés. Les nouveaux sujets, encore plus magnanimes que leurs dominateurs surent par la suite reconnaître, par leur loyauté, les égards dont ils avaient été l’objet.

Ils en donnèrent une preuve éclatante dans l’année 1812, époque à jamais mémorable dans l’histoire du Canada. Ce fut vers cette époque qu’une troisième nation, mue par l’ambition et l’arrogance nourries dans le souvenir de quelques succès passés, vint porter ses armes au sein de notre pays.

Les États-Unis d’Amérique envoyèrent cette année, (1812), une armée sur les frontières du Canada, qui furent franchies sans opposition ; jusque là qu’on les vit bientôt paraître jusqu’au sein de nos contrées. Le gouvernement anglais fit en peu de temps des levées considérables de troupes dans l’intérieur : du pays et en fit occuper les places les plus exposées. Ce fut principalement dans les environs de Montréal que furent établis les postes les plus importants. Ce fut aussi près de cette ville que se concentrèrent les opérations de la guerre et que se décida la question qui se plaidait les armes à la main.

Nous n’anticiperons pas sur les événements, et avant d’aller plus loin nous ferons connaissance avec quelques personnages qui figureront puissamment dans la suite de ce récit.

La milice campée devant Chateaugay comptait au nombre de ses officiers un jeune Canadien connu sous le nom de Gonzalve de R..., Doué de tout ce que la nature peut prodiguer d’heureux, il ne lui manquait que la fortune pour en faire un des premiers hommes du pays. Il descendait d’une des premières familles auxquelles Montréal, connue primitivement sous le nom de Ville-Marie, devait son établissement. Son père avait jadis joint à son titre de noblesse une brillante fortune. Mais, trop avide de voir fleurir cette nouvelle colonie, il l’avait toute épuisée en entreprises qui furent pour la plupart sans succès.

La perte de son épouse avait mis le comble à son infortune et depuis longtemps il menait une vie retirée et silencieuse. Ennuyé des tumultes du monde, accablé d’infirmités et d’années il avait transporté, en 1808, ce qui lui restait de son ancienne opulence dans une île à peu de distance de Montréal. À peine ce nouveau sol s’était-il trois fois revêtu des ornements du printemps, que la mort vint mettre un terme à ses longues souffrances. Gonzalve, à l’époque où nous le voyons, c’est-à-dire un an après la mort de son père, comptait à peine sa dix-neuvième année. Déjà cependant sa bravoure et sa bonne conduite l’avaient ceint de l’épée de colonel. Une figure pâle et mystérieuse, un air pensif et sérieux donnaient à l’ensemble de ses qualités un caractère qui commandait le respect.

Pour tout autre que lui les plaines chevelues, qui entouraient le théâtre de la guerre, n’avaient pu offrir que l’horreur et la crainte. Les loisirs du camp lui étaient à charge. La solitude avait seule du charme pour lui. Souvent on le voyait s’enfoncer seul dans les forêts et disparaître comme le cerf qui fuit les aboiements d’une meute affamée.

La chasse était son agrément habituel ; et seul il affrontait les dangers et les embûches des bêtes féroces. Tout décelait en lui quelque secret affligeant dont le souvenir, toujours présent à son esprit, lui interdisait tout écart, même le plus permis. Depuis ses plus simples actions, jusqu’à son costume même, tout semblait mystérieux. Son uniforme cachait une étoffe précieuse sur laquelle une main adroite et femelle avait empreint des hyérogliphes à lui seul connus. Le soin particulier, qu’il prenait de la dérober à la vue, était un nouveau sujet de curiosité. Une boucle de ruban refermée sur elle-même, cachant aussi un travail d’aiguille, était attachée à sa boutonnière et rejoignait sous ses habits le tissu qui couvrait sa poitrine. Dès le moment qu’il avait été enrôlé dans la milice, il avait étudié le caractère des jeunes officiers, ses compagnons afin de se choisir parmi eux un ami sincère et dévoué. L’expérience lui avait déjà fait sentir le besoin indispensable d’avoir un consolateur dans ses peines, un soutien dans ses faiblesses, un bras dévoué dans le péril. Or l’amitié seule devait lui servir d’égide contre tous ces maux, aplanir les difficultés, lui tenir lieu d’expérience dans l’embarras, apaiser les maux du cœur, faire vivre la joie de l’âme et entretenir même la santé du corps.

Depuis quelque temps une sympathie entraînante l’avait fait pencher vers un jeune homme de Montréal nommé Alphonse de P….

Alphonse était accompli sous tous les rapports. Favorise de la nature et de la fortune, ces avantages n’avaient pas altéré en lui les bons principes qu’il avait reçus dans son enfance. D’une conformance de corps admirable et d’une figure charmante, il avait établi entre son corps et son âme une correspondance exacte.

Gonzalve ne lui cédait en rien sous ces deux rapports. Si la fortune l’avait placé au dessous de la condition d’Alphonse, son éducation et son courage lui donnaient autant de titres à la supériorité ; et il l’avait en effet dans l’armée. Nous allons voir, par l’événement qui va suivre, le commencement de l’amitié inaltérable qui s’établit alors entre eux.

Le soleil venait de terminer sa course, et tout était en silence dans le camp. La nuit répandait ses ombres sur la terre. Gonzalve était de quart et visitait les différents corps de garde. Au-de-là d’une petite touffe d’aulnaies avait été placée une sentinelle. Le colonel était seul et marchait tranquillement. En arrivant aux lieux humides où croissent ces broussailles, l’obscurité le conduisit dans une voie d’eau où il enfonça jusqu’au genou, Pendant qu’il s’efforçait de se tirer de ce mauvais pas, il entendit quelques mots échangés entre deux personnes qui paraissaient être au de-dans de la guérite de la sentinelle. Sachant bien que de tels rapprochements de gardes étaient expressément prohibés par les lois militaires, il agit sans bruit, et ayant retrouvé la bonne route, il se tapit silencieusement derrière la guérite et entend la conversation suivante :

— Non, ce n’est pas là le moyen de les surprendre. Tiens, écoute. Tu sais qu’ils ne se laissent jamais quand ils vont à la chasse. Il faut dès demain répandre le bruit qu’on a vu dans la forêt de grandes troupes d’orignaux et de daims ; et ils ne manqueront pas d’y courir ….

— Bon ; jusque-là tout va bien ; mais quand ils seront à la chasse comment finirons nous l’affaire.

— Oh le reste est : facile. : Le coup leur paraîtra si importait qu’ils partiront pour plusieurs jours. Nous les supplierons de nous permettre de les accompagner. Ils auront besoin de guides et nous leur en servirons très probablement ; et j’attends le reste des faveurs de la nuit. Tiens, comme ma main est dans la tienne, ton couteau et le mien feront la même affaire.

— Eh ! bien voila les projets finis ; faisons maintenant le partage de leur dépouille et voyons ce qu’il faudra faire pour nous soustraire nous mêmes aux vilains couteaux. Pour moi je suis d’avis que nous passions, au camp ennemi. Nous y serons reçus comme des princes ; et s’il faut combattre contre les tyrans qui nous tiennent à la règle, nous combattrons. Il y en a encore d’autres à qui j’aimerais bien faire goûter de la saignée. D’ailleurs s’il nous plait de passer outre et de vivre tranquilles du produit de notre affaire, nous le ferons. Nous pourrions être d’un grand secours aux ennemis en leur servant de guides dans les bois ; et si nous prenons ce parti, nous n’aurons pas à nous plaindre de quelqu’incivilité de leur part. Qu’en dis-tu ?

— Ce que j’en dis : c’est que tu raisonnes comme un enfant. Je ne veux nullement de ces s… Yankees que je mangerais plutôt que de leur faire la grâce de les tuer doucement. Nous tomberions d’ailleurs tôt ou tard entre les mains des Canadiens, et sois certain que notre bastonnade serait si bien cadencée que nous irions tout droit vers un monde que je n’ai nulle envie de voir maintenant. Je veux au contraire revenir au camp ; y rapporter nos cadavres, ou donner à leur absence des motifs et des conjectures qui m’auraient de rapport avec nous que notre piteuse inquiétude,. tu m’entends…

— Tu le veux, je le veux. Mais retiens bien ceci. Si tu me mets en mauvaise fortune, au lieu de payer pour deux, je paierai pour trois, tu mourras avant moi. Voila notre engagement,., tout à toi. À demain, donc les orignaux, les daims, le diable dans la forêt qui ne fut jamais si tranquille…

— Attends donc Francœur…

Gonzalve n’en entendit pas plus, et s’esquiva promptement, En arrivant au corps de gardes il prit les noms de tous ceux qui en étaient absents. Il ne lui en fallait pas plus pour connaître son homme, car il avait entendu le nom de l’étranger de la guérite, Il ne savait pas encore à qui ces deux scélérats en voulaient ; mais en repassant en sa mémoire ce qu’il leur avait entendu dire, il ne douta plus de son fait. Sa certitude se porta sur deux officiers très riches qui aimaient passionnément la chasse et qui portaient toujours sur eux, beaucoup d’argent et des objets de très grand prix. Il savait de plus qu’ils n’étaient pas affectionnés de ceux pour qui le devoir est un fardeau.

Sans faire part à personne de ce qu’il avait entendu, il prit d’avance les mesures nécessaires pour arrêter le complot. Mais comme il n’avait pas assez de confiance en lui seul, il associa à son œuvre le jeune homme dont nous avons parlé sous le nom d’Alphonse.

À peine le brillant des armes reflétait déjà les premiers rayons de l’aurore et le camp avait repris son activité, qu’on vit se former de toutes parts des groupes de miliciens qu’on aurait cru s’entretenir d’une lutte prochaine. La curiosité porta quelques officiers à demander le sujet de cette rumeur. Gonzalve vit alors commencer la scène dont il avait entendu la première préparation. La fausse nouvelle n’était pas encore connue de la moitié du camp que nos deux amateurs de chasse avaient fini leurs préparatifs et se disposaient à partir. Gonzalve ne perdait rien de vue, et reconnut effectivement le danger que ses compagnons allaient courir, et l’heureux hasard qui lui fournissait l’occasion de leur rendre un service si signalé. Il aimait les aventures et celle-ci lui paraissait trop belle pour l’arrêter ; comme il l’aurait pu faire. Tout le camp répétait les noms des deux soldats qui avaient vu et entendu la marche de ces troupes forestières. Quand nos deux bandits purent s’assurer de l’effet de leurs discours ils coururent s’offrir pour guider les chasseurs.

Tout rentra bientôt dans l’inaction ; les uns continuant leurs fonctions paisiblement, les autres étant partis pour l’exploration de la forêt, sous la direction des deux soldats.


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