Les fiancés de 1812/005

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Louis Perrault, imprimeur (p. 102-120).

V.




L’ÉCHO de la forêt répéta longtemps les chants de Gonzalve, et tous trois anéantis par un sentiment indéfinissable, écoutaient, dans un morne silence, les fredonnements des roseaux qu’on eût dits émus de cette scène. Ce cri d’amour voguait sur les ailes du vent, et portait au loin une expression graduellement affaiblie par l’intervalle du temps et l’espace des lieux.

Une légère brise de soir, ébranlant les roseaux et les feuillages, avait semblé vouloir accompagner les inflexions de la voix de Gonzalve. Et quand il eut fini, une illusion charmante faisait résonner à leurs oreilles les derniers sons du luth de Louise.

Quand le cœur a pris la vole des grandes émotions, il se trouve dans un labyrinthe où il se plait à passer d’une sensation à une autre sans se lasser dans ses courses. Comme l’abeille qui s’enchante de poser son pied léger sur le thym fleuri qu’elle ne fait que toucher, et de là court effleurer la rose, et voltige ainsi de fleur en fleur toujours avec la même vélocité et le même plaisir. De même le cœur de nos jeunes amis savourait successivement tout ce que peut produire d’enchanteur le sentiment de l’amour et la contemplation d’une des plus belles soirées du Canada.

Les rayons du soleil venaient de faire place au crépuscule qui s’annonçait par l’apparition du char illuminé de la lune. Cette reine des nuits ne répandant encore qu’une clarté à demi-voilée, se reflétait légèrement sur le plus agréable tableau que puisse offrir une nature encore vierge et parée des antiques insignes de la création.

Plongés dans cet abîme de méditation infinie, il s’écoula un long intervalle de temps avant qu’aucun d’eux ne trouvât une issue pour en sortir. La nuit avait déjà pris un empire absolu sur l’univers entier. Le bruit seul du zéphyr qui se jouait dans les sinuosités de la forêt, troublait cette scène silencieuse.

Gonzalve, au comble de l’émotion, rompit enfin le silence par une exclamation passionnée qui portait l’empreinte du délire. Nous ne le suivrons pas dans toutes les digressions où le conduit son agitation. Peignons nous seulement un homme dans les plus fortes étreintes des touchants souvenirs. Figurons-nous le voir et l’entendre, et il n’est personne, pour peu qu’elle ait connu l’amour, qui ne s’en fasse une idée réelle. L’absence d’un objet chéri est si cruelle qu’il ne se passe pas un instant qu’on n’en ait l’esprit rempli ; et dès qu’un mot en évoque le souvenir, le cœur est si plein de lui-même, si agréablement distrait, qu’il s’épanche involontairement, croyant payer un tribut à lui-même et à l’objet de sa pensée habituelle.

Gonzalve venait d’apprendre à ses amis la plus grande partie de son histoire, qui, sans être intéressante par les faits qui l’avaient marquée, suffisait néanmoins pour leur expliquer sa manière de vivre extraordinaire.

Brandsome ne comprenait rien à ces profonds sentiments de l’amour. Sa pénétration lui fit voir cependant que les esprits du Canada différaient beaucoup de ceux qu’il avait rencontrés en Irlande et de celui en particulier qui le caractérisait. Aussi, autant pour distraire ses amis que pour exprimer ce qu’il pensait véritablement, il se hâta de leur dire :

— Ma foi, je ne sais à quoi je m’occupais. Le colonel m’a absolument tourné la tête… Ah ! je reviens cependant, je reviens. Il me semble que peu de chose vous apitoie. Comment, colonel, il y a cinq ans que vous vous occupez à aimer. Les choses se font plus promptement à Dublin.. Vous voyez une fille, vous lui parlez ; non pas par des regards, comme vous le faites, mais par des paroles, et des paroles qui disent beaucoup. Elle vous accorde des faveurs, vous vous en contentez ; sinon vous l’épousez ; et voilà tout. Quand un Irlandais se marie, il fait baptiser ses enfants en même temps. L’expédition, pour un Irlandais, c’est là sa grande qualité.

«Je m’attendais à quelqu’histoire de ce genre. C’était tout simple.. Mais en vrai ménestrel des vieux âges, vous nous faites entendre des soupirs comprimés, des langages mystérieux, et même des sérénades. En vérité ces historiettes sont usées. Je croyais que vous alliez nous raconter du nouveau ; à peu près, enfin, comme ce dont j’ai été moi-même témoin et acteur à mon départ d’Irlande.

« Deux vaisseaux étaient chargés de militaires, de vieillards, de femmes et d’enfants qui tous avaient obtenu des passe-ports pour l’émigration. Je m’embarquais moi-même pour l’Amérique. Mes malles étaient à bord. J’attendais le départ en parcourant les rues de la ville. Nous avions sagement monté un trick au gouvernement anglais. Sous le prétexte de l’émigration, il nous défrayait jusqu’au. continent. Nous émigrions en effet ; mais au lieu d’aller aborder à Halifax, nos marins furent bien étonnés de se voir forcés de laisser la cargaison entière à Boston.

« Mais ce n’est pas là le beau de l’histoire. Je vous disais qu’en attendant l’heure de partir, je battais les pavés de la ville. Entre Irlandais, le secret du voyage était connu. Comme j’étais en habit de voyage, beaucoup de jeunes filles me regardaient avec envie. Comme aussi je n’avais pas le dessein d’amener en Amérique des malles vivantes, j’organisai une petite farce qui finit par être assez sérieuse en arrivant à Boston.

« En moins d’une heure j’eus engagé cinq jeunes filles à faire le voyage. Mais j’avais eu le soin de donner à chacune l’adresse de cinq de mes amis qui s’embarquaient sur un autre vaisseau que moi ; sachant bien qu’elles seraient favorablement accueillies, si toutefois elles avaient le courage d’exécuter leurs promesses, ce sur quoi je ne comptais pas beaucoup ; malgré la connaissance que j’avais de leur facilité. Enfin je les laisse, j’arrive au vaisseau. Il était sur le point de partir. Mes amis, me voyant venir seul, me dirent qu’ils me croyait allé chercher ce qu’ils appelaient un passe-temps. Je leur répondis que j’avais travaillé pour d’autres. « Ah ! bien, reprirent-ils, puisque tu ne prends pas plus de précaution, tu ne travailleras pas pour nous ici.»

« Peu m’importait qu’ils fussent disposés ou non à m’accueillir seul. Je savais ce qui arriverait, et ce qui arriva en effet. C’est que la traversée me fut aussi agréable et divertissante (vous m’entendez) qu’elle leur fut.

« Je vous disais que ma farce m’était devenue sérieuse à Boston. Voici comment. Nos deux vaisseaux avaient été séparés par une légère tempête qui nous avait attendus presqu’à la sortie même du port d’Irlande. Après avoir été ainsi pendant un mois et quelques jours sur la mer, nous nous retrouvons à Boston. C’est à dire que notre vaisseau y arriva deux jours après l’autre. Les premières personnes que j’aperçois sur le port sont deux de mes filles qui, croyant attendre chacune le leur pour les faire vivre, s’adressent à moi l’une et l’autre. Me voici donc avec deux femmes qui n’avaient pour moi d’autre attachement que celui que leur inspirait la faim. Heureusement que je parvins à les placer, car sans cela ma bourse et moi se trouvaient bigames sans grand besoin, je vous en assure.

« Eh bien, Colonel, voila du nouveau, vive les Irlandaises ! Elles soupirent quand elles ont faim, mais soupirent de manière à intéresser pour un instant. Tandis que vos Canadiennes s’y mettent de corps et âme pour la vie. C’est du vieux style. »

Tel peignait un Irlandais le caractère des femmes de sa nation.

Comme il se faisait déjà tard, nos trois amis rentrèrent au camp.

Gonzalve encore sous l’influence de puissants et douloureux souvenirs sortit bientôt pour promener ses insomnies sur les bords du lac qui longe une partie de la côte de Chateaugay. Agité de mille pensées d’infortune, il allait à pas précipités. On n’entendait que le bruit lointain des Cascades du Sault St. Louis… Ce bourdonnement continue, orageux, formait avec l’état de Gonzalve un ensemble merveilleux. Aussi se sentait-il invinciblement entraîné vers le théâtre de cette lutte aquative. Sa marche ne s’était pas rallentie, et déjà il était à plus de deux lieues du camp. Il longeait la rive toute bordée d’arbres sauvages, qui répandant leurs branches touffues, voilaient au loin les sombres reflets de la lune. Rien n’avait encore troublé le silence de la nuit ; rien que le bourdonnement continu… orageux de la Cascade……

Il avait dépassé les eaux du lac et déjà le cours rapide du fleuve préludait la chute violente qui forme un peu plus bas l’endroit le plus redouté des navigateurs du nord…… Un cri sourd… prolongé… Un cri de mort se fait entendre sur les eaux. Encore un cri pareil, et tout se tait. Seulement au bourdonnement continu de la Cascade se mêle un jeu rapide de rames et d’avirons.

Gonzalve n’était qu’à quelques arpents du lieu d’où venait de partir ce cri de détresse. Aucun esquif sur la rive, aucune habitation, aucune âme vivante pour secourir les malheureux. Confiant dans son courage et sa force, il traîne à l’eau un morceau de bois sec qui se trouvait près de lui ; et se jetant dessus à plat-ventre, il nage en luttant contre le cours rapide du fleuve. Rien ne frappait encore ses regards. Des efforts inouïs avaient épuisé ses forces.

Déjà il se disposait à gagner la rive, quand des gémissements convulsifs attirèrent son attention du côté de la cataracte. Il n’était plus qu’à quelques arpents de ce lieu terrible, quand il aperçut un canot que le courant tournait en tous sens. Cette légère embarcation ne changeait pas de place. On eut dit un objet fixé sur un pivot immobile. Gonzalve connaissait trop bien les eaux de ce lieu pour se tromper sur la cause de ce tournoiement continu. Les endroits du fleuve où s’opèrent ces engloutissements d’eau sont toujours les écueils. inffaillibles des meilleurs nageurs ; surtout quand ils se rencontrent près d’un fort rapide. L’eau y tournoie perpétuellement et se précipite en engloutissant tout ce que le courant entraîne ; à moins que ce ne soit des corps concaves qui ne donnent pas entrée à l’eau, ni aucune prise au courant qui s’engloutit en formant un entonnoir.

Nonobstant ce qu’il y avait de dangers à courir en voulant arriver au canot dont il n’était plus qu’à très peu de distance, Gonzalve avait poussé trop avant pour en rester là. Il se voyait d’ailleurs dans la nécessité de passer la Cascade d’une manière ou d’une autre. L’esquif tournoyant lui offrait plus de chances de salut que sa poutre rébelle. Pour y arriver il lui fallait une force supérieure que le danger seul pouvait lui donner. Il lui fallait encore une promptitude extrême pour mettre la main dessus, avant que l’eau l’eût entortillé dans ses funestes replis et l’eût englouti avec elle.

Il n’avait plus qu’un pas à faire, mais il était dangereux, il y allait de sa vie. Déjà les préludes du tournoiement se faisaient sentir. Il ne pouvait plus diriger sa marche et, un moment, il crut perdre son seul soutien, son seul secours, sa poutre de salut. Appuyé sur une des extrémités de cette poutre, il la faisait pencher, et lui donait ainsi l’élan pour entrer dans le fatal entonnoir. Avant d’avoir atteint le plus périlleux des mille qui se forment en ces endroits, il se sentit engloutir, et sa poutre s’échappa soudain de dessous lui.

Heureusement qu’il lui restait encore quelque force. En reparaissant sur l’eau il eut le bonheur de remettre la main sur son frêle esquif. L’endroit qu’il venait de passer était bien moins dangereux que celui où tournoyait le silencieux canot. Il en avait cependant encore un à passer avant d’y parvenir. Le léger intervalle qui sépare ces remous est d’un cours lent et peu agité. L’eau y tourne et revient sans cesse sur elle-même sans former d’entonnoir, jusqu’à ce qu’elle en ait rencontré un autre plus loin ou qu’elle ait repris son cours régulier.

Gonzalve y trouva pour ainsi dire un lieu de repos où il eut le temps de songer aux moyens d’éviter les nouveaux périls qui l’attendaient. Il arriva bientôt au second remous, et d’un bond vigoureux il eut le bonheur d’arriver au dernier intervalle qui le séparait du canot. Il avait en ce moment besoin de recueillir tout son courage et son énergie. Après quelques instants de repos, il se trouvait à deux pas de la gueule du grand remous sur laquelle se trouvait le milieu de l’esquif inconnu. Il ne vit d’autre moyen pour l’atteindre que de se laisser aller au cours de l’eau et de le saisir au moment où sa poutre s’engloutirait. Aussi avec toute la légèreté et la promptitude, que peut inspirer la crainte d’une mort presqu’inévitable, il mit la main sur l’heureux canot et y sauta sans presque l’ébranler.

Dans la rapidité de son mouvement il heurta violemment du pied un corps humain qui gémit d’une voix strangulée et qui prononça comme dernières paroles de son agonie : « Grâce ? grâce !… Tout se tut encore une fois. On n’entendait que par intervalle le mélange de la respiration frêle… râleuse… prolongée de deux victimes au bourdonnement saccadé… continu… orageux de la Cascade qui n’était plus qu’à quelques pas.

Le léger ébranlement qu’il avait donné au canot suffisait néanmoins pour le mettre en mauvaise position. Le plus pressé n’était pas de secourir aussitôt les deux victimes qui gisaient à ses pieds. Le moindre mouvement pouvait faire perdre l’équilibre si nécessaire en cette circonstance. Il venait lui-même de donner atteinte à cet équilibre, et déjà l’eau, dans son furieux engloutissement, avait approché une des extrémités de l’embarcation près de la gueule du remous. Il saisit à l’instant un des avirons et avec une vigueur et une dextérité extrêmes il pousse l’esquif et le sort du circuit dangereux de l’entonnoir, après avoir longtemps lutté contre sa violence.

La clarté de la lune eût suffi pour le diriger, s’il n’eût eu qu’à choisir une voie. Mais toutes étaient aussi périlleuses les unes que les autres. Dans de telles circonstances, l’espérance lutte encore contre toutes les chances d’un malheur inévitable. Aussi dans ce danger extrême, Gonzalve conserva toujours l’espoir de se préserver de la mort. Il entra bientôt dans les gouffres écumeux du Sault, conduisant sa frêle embarcation dans les endroits où le cours de l’eau était le moins soulevé.[1]

  1. — Jusqu’en l’année 1841, il n’était jamais passé dans cette partie du fleuve que les cages descendant du nord le bois de chauffage et celui de construction. Jusqu’à l’établissement du canal entre Montréal et Lachine, jamais les vaisseaux à vapeur, qui venaient du Haut-Canada ou des places intermédiaires, n’allaient plus bas qu’à Lachine. En 1841 un bateau à vapeur, venant du Lac Ontario et portant le nom de ce lac, tenta la descente du Sault St. Louis et arriva heureusement à Montréal sans aucune avarie. Depuis cette époque cette tentative s’est fréquemment répétée ; et aujourd’hui tous les vaisseaux du Haut-Canada, tant à vapeur qu’à voiles, descendent sans danger jusqu’à Montréal, et remontent par le Canal Lachine. Le bateau à vapeur, qui descendit le premier, voyage aujourd’hui entre Montréal et Québec et porte le nom de Lord Sydenham ; titre que, le gouverneur d’alors en Canada, avait mérité par des méfaits qui eurent en Angleterre une appréciation aussi élevée qu’elle fut exécrée de la part du peuple Canadien,