Les fiancés de 1812/020

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Louis Perrault, imprimeur (p. 311-331).

I.



ICI se termine la correspondance qu’il a fallu substituer aux renseignements qui manquaient à l’intégrité de ce récit.

Gonzalve reçut cette dernière lettre au commencement de la nuit. Six heures de dur travail suffisaient pour faire le trajet. Mais le fleuve était menaçant. Un vent du nord soufflait avec force. La houle était terrible et les embarcations fragiles. Mais qu’étaient tous ces obstacles dans une pareille circonstance. Il ne perdit pas un moment ; et prenant avec lui les plus experts du camp, il s’embarqua sur la dixième heure de la nuit, et la barque s’éloigna avec rapidité. Pour tout renseignement et tout ordre, il avait remis la lettre à Alphonse qui comprit de suite ce qu’il avait à faire» Ce généreux ami entra dans toutes les anxiétés du colonel. Il s’était rendu sur la rive pour hâter le départ. II demeura longtemps spectateur de la lutte des voyageurs contre les flots. La barque se soulevait par intervalle et se perdait ensuite dans les dangereux gouffres formés par la houle. Enfin il ne vit plus rien et s’éloigna plein d’inquiétude.

St. Felmar de son côté avait fait de grands préparatifs pour les noces de sa fille qu’il n’avait avertie de ses intentions de la marier que de la veille. Il l’avait crue dans l’impuissance de reculer cet événement ; mais que ne peut faire l’amour ? Son frère était dans ses intérêts et avait lui-même fait parvenir la lettre à Gonzalve par l’entremise du fidèle Maurice qui ne voulut pas cette fois être cause d’un second malheur.

L’obscurité se dissipait néanmoins insensiblement. Un jour sombre vint prédire à l’obstiné St. Felmar quelque nouvelle crise. L’aurore n’avait pas précédé le jour. Le ciel était couvert de nuages et retardait l’heure si solennelle et si glorieuse pour ce père cruel. Il frappa doucement à la porte de sa fille, et d’une voix mal dissimulée et d’une douceur équivoque. Eh ! bien, ma fille, lui dit-il, êtes-vous prête à recevoir votre futur époux ? »

— Pas encore, mon père ; je suis bien souffrante. Vous n’avez donc pas changé de résolution ! vous voulez donc ma mort ! Eh ! bien, écoutez : je vous jure que tant que je vivrai, cette union ne se fera pas. »

Son regard avait pris une expression extraordinaire, et même sauvage en prononçant ces paroles. Elle avait jeté le fiel jusqu’au profond de l’âme de St. Felmar. Elle l’avait dominé par son accent et son regard, il resta quelque temps stupéfait, dans une immobilité stupide. Mais son cœur de fer avait éprouvé d’autres secousses. Il reprit d’un ton calme :

— Vous connaissez ma volonté, mademoiselle ; disposez vous à obéir. Nous vous attendons dans le salon. Et il partit en tirant brusquement la porte sur lui. Elle eut en peu d’instants terminé sa toilette. Laissant de côté tous les brillants habits de noces achetés par son père, elle entra dans le salon modestement parée, et avec une contenance fière et résolue. Sa mère y était et cachait ses pleurs dans une persienne, d’où elle semblait occupée à considérer les équipages de l’ extérieur. Gustave attendait aussi et manifestait assez son mécontentement par une humeur sombre, que le futur époux devait remarquer d’un mauvais œil. Quand Louise entra, toute l’assemblée se leva pour la saluer. Elle ne salua personne et ne jeta pas les yeux sur son fiancé. Chacun regardait avec étonnement sa mise simple et bourgeoise pour une si splendide cérémonie. Comme instrument de l’orgueil et de l’opiniâtreté, le futur avait étalé un luxe extraordinaire sur sa personne et ses équipages. Un sentiment de fierté et d’amour propre paraissait dans ses regards. Il se trouva, cependant un peu déconcerté par la manière si peu cavalière avec laquelle Louise reçut ses saluts et félicitations. Toute l’Île était instruite du mariage forcé de la fille de St. Felmar. Chacun déplorait le sort de cette ange de beautés et de grâces. Une foule nombreuse attendait à l’église l’arrivée des deux fiancés. Louise en partant embrassa sa mère qui éclata en sanglots, que St. Felmar parvint à couvrir par le bruit et la précipitation qu’il apportait dans toutes ses démarches.

Louise ne versa pas une larme, ne manifesta aucun sentiment de faiblesse. L’épouse de St. Felmar, la douce et tendre Émelie ne joignit pas l’escorte de noces, non plus que Gustave. Celui-ci sortit aussitôt après le départ des voitures, et alla errer sur les bords du fleuve, pour voir si Gonzalve n’arrivait pas. Il vit en montant vers l’église une chaloupe verte tirée à sec. Il ne douta pas un instant que ce ne fût l’embarcation de Gonzalve, et s’en retourna satisfait étant bien certain que les choses tourneraient contre l’attente de son père.

Le colonel était arrivé quelques minutes avant la cérémonie, et les avait passées dans un endroit d’où il pût voir Louise sans être aperçu. Nonobstant toutes les protestations de son amante, il doutait encore si son. amour serait assez fort pour opposer la volonté de son père. Il crut voir la confirmation de ses soupçons dans l’air assuré et résolu qu’elle empruntait d’une force surhumaine. Il se rendit aussi à l’église et demeura, à l’entrée de la nef, voulant la laisser entièrement à elle seule. Il était appuyé contre une colonne et cachait sa figure dans ses mains.

Quand le moment suprême fut arrivé, un silence profond régna par toute l’église. Chacun attendait avec impatience et redoutant en même temps le serment des époux. Enfin le prêtre demanda au fiancé d’une voix haute et intelligible, s’il acceptait Louise St. Felmar pour son épouse, et lui promettait protection et soutien. La question n’était pas encore formulée qu’il répondit affirmativement avec toute l’assurance et la fierté que pouvait lui inspirer son honteux empressement. Quand le ministre s’adressa à l’épouse, elle tourna les yeux, vers la nef ; et un silence solemnel captiva l’attention de toute l’assemblée. L’ombre de Gonzalve lui apparut en ce moment… elle, poussa un cri perçant et tomba sans mouvement… Ce cri excita un murmure formidable dans toute l’église. Malgré la dignité du lieu, personne ne put retenir un certain murmure de joie. Les figures s’animèrent de satisfaction. Elle n’avait pas prononcé ses vœux. On s’empressa de la porter hors de l’église. Le prêtre continua paisiblement le sacrifice. Mais la foule sortit pour voir le corps inanimé de la jeune fille. On la plaça dans une voiture qui reprit tranquillement la voie de la maison.

Gonzalve n’avait pas eu la force de suivre l’assemblée qui s’écoulait insensiblement. Il se trouva bientôt seul dans l’église. Des cris de tumulte le tirèrent enfin de sa morne léthargie. Il sortit et vit le peuple ameuté contre St. Felmar et l’époux frustré, qu’ils poursuivaient en les couvrant d’injures et en leur jetant des pierres. Personne ne l’avait encore aperçu. Quand il parut, il commanda impérieusement à la foule de tenir la paix. Tout le monde s’étonnait de le voir protéger ses ennemis, car personne n’ignorait ses étroites liaisons avec la fille de St. Felmar.

Tout ce tourbillon ameuté s’arrêta dans un instant, et s’approcha respectueusement du héros de Chateaugay, comme pour le féliciter de son double succès, par leurs figures ébahies et curieuses. Il se fit jour à travers la foule et gagna rapidement sa demeure. Il avait l’esprit tellement préoccupé qu’il passa sans s’en apercevoir à côté de St. Felmar et de l’époux désappointé, qui arrivaient à pieds.

— Ah voila, dit St. Felmar avec rage, le gueux qui nous a valu cette aventure. Vengeons nous de lui. »

Et il courut sur Gonzalve les poings fermés et les yeux injectés de sang. L’époux en embryon suivit le beau père en embryon, et allait tomber sur le malheureux Gonzalve qui n’avait point d’armes, et qui ne s’en serait d’ailleurs pas servi contre des hommes sans armes. Mais il avait la force du brave et de l’innocent. Il se contente de repousser St. Felmar qui va trébucher à quelques pas. L’autre champion n’osait ni reculer ni approcher. Le colonel sentit qu’il méritait un peu plus. Car avec toute la noirceur d’âme des plus méchants hommes, il s’était prêté aux desseins de St. Felmar, sans amour pour Louise, sans autre but que de la persécuter en jouissant de ses richesses.

Il lui appliqua rudement un coup sur le milieu de la figure et le maria avec le sang et la poussière. St. Felmar n’avait pas envie de revenir à la charge. Il releva son infortuné compagnon qui n’avait plus de mâchoire pour maudire son adversaire.

Gonzalve reprit paisiblement sa route et arriva bientôt. Il trouva Gustave qui l’attendait pour lui donner des nouvelles de Louise. Le médecin avait été appelé et avait déclaré que rite coup n’était pas mortel, quoiqu’elle ne fût pas encore revenue de son évanouissement. C’était la seconde entrevue que les deux jeunes gens avaient ensemble. Elle fut tendre et fraternelle. Gonzalve le pria d’aller voir si on l’avait rappelée à la vie ; qu’il se tiendrait à la fenêtre et suivrait les dégrés de la maladie par certains signes dont ils convinrent. Il recommanda surtout de cacher leurs communications à son père. Tout alla suivant ses désirs et même beaucoup au-delà.

Gustave fit placer le lit de sa sœur contigu à la fenêtre vis-à-vis de celle de Gonzalve qui n’était qu’à un arpent de distance. Le premier signal qu’il donna fut pour annoncer le retour des sens de Louise. Mais un douloureux délire succéda à cette longue et dangereuse léthargie. Sa tendre mère était toujours près d’elle, et suivait avec anxiété ces tristes divagations de l’esprit. Elle parlait continuellement.

Gustave avait fait retirer tout le monde, et était resté seul avec sa mère dans la chambre. Ils pleuraient tout deux, craignant l’aliénation perpétuelle de l’esprit de Louise. Gustave écoutait depuis longtemps les paroles délirantes de sa sœur, sans y faire attention. Le sens de ce discours continuel le frappa enfin. Il prit ce qu’il fallait pour écrire, et suivant la dictée rapide de sa sœur, il recueillit ce qui suit :

— … Pourquoi donc tous ces préparatifs ? … Qui donc veut-on marier ? Quoi ! on dit que c’est moi !… « Je suis la dernière à le savoir.. Et « qui me destine-t-on pour époux ?… « Quoi ! cet homme !… Mais non… « vous m’abusez… À peine le connais-je… Il ne m’a jamais parlé « … Mais c’est un monstre qu’on « veut me faire épouser !…… Sortez d’ici ! sortez ! Gonzalve !, « Gonzalve ! ton épée, que je le « perce !… l’insolent ! Il portera ! « la honte de son effronterie. Vas, « vas monstre, vas faire laver ton sang ; « par une épouse digne de toi…. « Sors, ne profane pas cette enceinte « que j’ai consacrée à pleurer mon « amant !… Gonzalve ! Gonzalve ! « Où es-tu ?… Ah ! toujours à « te battre contre les hommes… et « moi je combats les maux de l’absence… Je me meurs loin de toi « … Apporte ici ton épée victorieuse… donne moi la que je « terrasse une existence de malheur « … donne, donne… les jours sont « trop longs loin de toi… Mais où « es-tu donc ? Ne devais-tu pas assister à mon agonie… Tiens, te « voilà… Ah ! viens dans mes bras ! « Ah ! recule, recule !…. « Devais-je te voir si sanglant !… " d’où viens-tu ? Qu’as-tu fait ? Où « sont ces reliques que je t’ai mises « au cou ? Tu sais ce soir te « soir heureux, où ton départ nous « permettait un baiser…… Ah ! « je les vois ces précieuses reliques ! « Tu les portes sur ton cœur ! Ah ! « Dieu ! couvertes de sang aussi !… « Recule, recule… Mais non, non « … viens, viens dans mes bras…. « Ah ! mon Dieu ! Blessé, blessé !.. « C’est ton sang qui coule ! Viens, « viens… pardon, pardon… Laisse moi poser mes lèvres sur ce sang, « … laisse moi laver tes plaies de « ma bouche… Ah ! tu me refuses ! « … Cruel, cruel… Approche, « viens, ou je meurs Je savais « bien que tu m’aimais encore « Ah ! Dieu ! Dieu !… quelle « large blessure !… Qui a osé toucher ce flanc d’ivoire,… répandre « ce sang sacré qui m’appartient ?… « Le cœur, le cœur est il percé ? Ah ! « non, je le vois… Il palpite « c’est pour moi Tiens, « sens-tu ? la blessure se ferme sous « ma bouche… plus de sang ! plus « de sang !… guéri, oui, guéri, Gonzalve ! Ah ! nous est il permis de « s’embrasser ?… oui, oui, papa est « loin embrassons nous… « Ah ! j’ai bien souffert. »……

En disant ces mots, elle se mit à pleurer en serrant ses bras sur sa poitrine comme y retenant un objet. Elle pleura ainsi longtemps, sans changer d’attitude, ni prononcer une parole. La raison achevait enfin sa victoire. Elle se leva sur son séant.

— Où suis-je donc, mon Dieu ? reprit-elle.”

— Près de ta mère, répondit la douce Emilie en pleurant.

— « Oui, mais ce mariage… nous étions à l’église tout à l’heure. Ai-je dit « oui ? » Ah ! non, j’ai vu Gonzalve, il était là…, oui là près de cette colonne, voyez… Est-il parti ?

— Non répondit Gustave, tiens, vois, par la fenêtre. »

Le nom de Gonzalve l’avait complètement rappelée à elle-même. Elle jeta rapidement les yeux sur la maison du colonel, et l’aperçut à la fenêtre. Elle agita vivement son mouchoir et retomba de faiblesse. Sa mère arrangea alors son lit de façon qu’elle pût voir la fenêtre de Gonzalve sans se fatiguer.

— Mais, reprit-elle tout à coup, aije dit « oui » à l’église. »

— Non, non, répondit sa mère, calme-toi. »

— Je suis donc sauvée ! vivons, vivons pour lui ! »……

La vue continuelle de Gonzalve, qui ne laissa pas sa fenêtre tant qu’il la vit au lit, aida beaucoup à son rétablissement. Après quelques jours de doux traitements et de satisfaction intérieure, elle put laisser le lit. Le colonel chargea alors Gustave de lui annoncer son départ pour Chateaugay, où il lui promettait de ne pas faire long séjour.

En y arrivant il trouva une partie des miliciens qui recevaient leurs congés et s’éloignaient le cœur pleine de joie…

LA PAIX VENAIT D’ÊTRE CONCLUE.

St. Felmar n’avait pas vu sa fille pendant toute sa maladie qui dura un mois. Il était irrité d’avoir encore une fois perdu ses espérances et failli dans ses projets. Il sentait aussi la juste aversion que sa fille devait entretenir envers lui… Quand elle put sortir de sa chambre elle le vit à table, Mais il ne d’échange pas une parole entre eux. Il lui faisait néanmoins sentir son mécontentement par la réclusion qu’il lui imposait. Il ne lui parlait de rien, mais il était facile de voir qu’il songeait à tenter un nouveau coup.

Gustave sentit enfin l’injustice et l’atrocité de cette conduite. Il prit alors à cœur de protéger sa sœur de tout son pouvoir, quoiqu’il en dût advenir. L’épouse de St. Felmar coulait les jours les plus tristes ; jouissant des tendres caresses d’une enfant qu’elle idolâtrait, et ayant en même temps sous les yeux le spectacle de ses souffrances, sans pouvoir y remédier. Si elle eût paru favoriser le moins du monde l’opposition de sa fille, une guerre acharnée et scandaleuse en eût été infailliblement la suite. En l’absence de son mari, elle s’efforçait de rendre la solitude de son enfant aussi agréable que possible ; l’entretenant même de son amant et de l’espoir d’un avenir plus heureux.

La nouvelle de la paix parvint bientôt dans l’Île et y répandit une allégresse que l’on manifesta d’une manière effrénée. Des feux de joie eurent lieu sur tous les points. On passait les jours entiers en fêtes données aux conscrits de retour. Le père avait retrouvé son épouse et ses enfants ; le jeune homme son amante et les jeux du village.

St. Felmar reçut un nouvel échec dans son orgueil et sa jalousie contre son voisin. Gonzalve arriva entouré d’honneurs, et accueilli par les plus bruyantes manifestations de respect et d’admiration pour sa bravoure. Une décharge générale annonça le débarquement du héros de Chateaugay. L’opiniâtre millionnaire en frémit de haine et de dépit.

Un seul homme avec lui, gémissait d’un événement aussi heureux pour les peuples et la patrie. C’était Bossendos… La nouvelle de la paix était pour lui une déclaration de guerre. Plus que tous les feux de joie et les fêtes, il servit à récréer les jeunes malins de l’Île qui étaient revenus, tout fiers de savoir porter un fusil, et aller à droite et à gauche sur le mot d’ordre. Les hostilités, commencèrent cette fois militairement. Pour cri de combat, toujours la chanson… et Mathon pour chant de retraite…

St. Felmar, ennuyé enfin d’avoir tous les soirs ce théâtre de famille, se débarrassa un jour du terrible diapason qui mettait tant de voix d’accord. Il ne l’envoya cependant pas seul. Il le maria avec la grosse Mathon… plus facilement qu’il avait pu faire de sa fille. Il les établit sur une de ses fermes, qu’il trouva au bout de quelques années, habitée par un petit peuple monstre. C’était cependant tous de forts et bons fermiers, dont il conserva toujours les services et qui jouissent encore aujourd’hui du seul bienfait dont St. Felmar ait peut-être à s’enorgueillir.

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