Les fiancés de 1812/025

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Louis Perrault, imprimeur (p. 476-492).

VI


CONCLUSION



NEUF ans s’étaient écoulés depuis la triple union qui avait allié les époux et cimenté l’amitié de ces trois couples heureux. Brandsome vivait toujours suivant ses premières dispositions, passant les six doux mois de l’année en Canada et l’hiver aux États-Unis dans le sein de sa famille. Alphonse trouvait chaque jour un bonheur nouveau auprès de sa naïve Ithona dont la fertilité ne démentait pas son origine. Trois beaux enfants lui faisaient chérir encore plus la fleur vermeille qu’il avait cueillie dans les bois. Gonzalve était toujours le voisin de son beau père hargneux, irréconciliable… Louise était toujours la même : la fleur de la beauté, du sentiment et de la vertu. Quatre jeunes espiègles, vrais cupidons, dérobaient les fruits du grand père en escaladant la clôture qui séparait les deux domaines que la haine avait jadis divisés et qui tenaient encore d’un côté à l’antique et sévère loi du Dieu Terme. St. Felmar avait toujours conservé sa féroce antipathie. Trois ou quatre fois il essaya de maltraiter sinon de tuer son gendre débonnaire qui lui rendait le bien pour le mal. En trois différentes occasions il l’avait rudement assailli, non pas avec des armes car il n’en connaissait pas l’usage, mais en vrai batailleur de sa trempe. La dernière fois qu’il tenta de le molester, il l’apostropha à la sortie d’une assemblée des notables de la paroisse et le chargea d’injures en présence d’un grand nombre de personnes. Le colonel toujours impassible dédaignait de lui répondre. Irrité de ce silence, St. Felmar courut sur lui et le frappa violemment à la tête. Son chapeau était tombé, il le ramassa tranquillement et se tournant vers son beau père : « Eh bien, dit-il, êtes-vous satifait ? » Cette paisible riposte le mit en fureur, il redoubla ses coups et le sang jaillit avec abondance. Gonzalve le saisit avec force et le tenant sous sa poigne de fer, il l’empêcha de faire aucun mouvement. Le vieillard s’apercevant qu’il était trop faible, se débattait de tout son pouvoir. Mais c’était le bras de Milon dans la fente de l’arbre qui se referme. Le temps lui avait enlevé ses forces pour en faire don à de plus jeunes que lui. Le colonel le tenant dans cette position :

— Marquez bien ce jour, lui dit-il, c’est le dernier qu’il vous arrivera de me toucher ou de m’injurier impunément. Je prends à témoin ceux qui nous entourent, que votre haine brutale s’alimentera désormais ailleurs que sur moi et ce qui dépend de moi… allez et ayez bonne mémoire. »

St. Felmar ne s’en serait peut-être pas tenu là, mais une huée d’imprécations lui fit prendre en toute hâte la route de sa demeure. Il ne reconnaissait la générosité de son gendre que pour s’animer davantage à le persécuter. Il crut néanmoins prudent pour lui de cesser ses poursuites. Louise et sa mère pleuraient continuellement de voir son opiniâtreté farouche.

Deux années se passèrent depuis cette dernière scène sans qu’aucun événement ne troublât la vie des deux jeunes époux, pas même l’humeur rancuneuse de St. Felmar. Ils étaient donc à l’époque que nous disions naguère, c’est-à-dire, à la neuvième année de leur tendre union, quand il passa dans l’île un pauvre mendiant qui vint demander le pain de la vie à la porte de Gonzalve. Les traits de cet homme cachés sous une épaisse barbe crasse conservaient encore les insignes de la probité. Gonzalve sans le reconnaître satisfit généreusement à sa demande et allait refermer la porte quand le vieillard lui dit.

— Monsieur, s’il vous plaît, je crois reconnaître en vous une ancienne connaissance.

— Vraiment, répondit Gonzalve, entrez dans ce cas, vous me feriez plaisir en me disant de quelle manière et quand vous m’avez connu.

— Ce ne sera pas long, dit le mendiant, n’est-ce pas vous qui avez autrefois conduit un canot de malheureux près de la grotte d’un pêcheur entre Laprairie et le Sault St. Louis ?

— Eh bien oui, qu’y a-t-il de plus ?

— Il y a de plus, monsieur, que je suis le pauvre diable qui ai enterré le mort et soigné le malade, ne me reconnaissez-vous pas ?

— Pas absolument, mais quoi qu’il en soit, vous n’en êtes pas moins un digne homme. Tenez, voiilà pour payer vos anciens services. » Et il lui présenta quelques pièces d’argent.

— Pardon, monsieur, dit le mendiant, je demande mon pain, c’est juste. Mais rappeler le passé pour avoir plus, serait injuste. Ainsi, permettez-moi de refuser l’offre de votre générosité. Dites-moi seulement si cette malheureuse victime d’autrefois est morte de ses blessures.

— Acceptez ceci, dit Gonzalve, et en passant chez mon voisin vous verrez celui que j’avais confié à vos soins ; mais gardez-vous bien de lui dire que c’est moi qui l’ai conduit chez vous.

— Merci, monsieur, vous étiez très généreux alors, vous l’êtes encore trop. Que Dieu vous bénisse. »

Et il sortit. Ayant frappé à la porte de St. Felmar, il fut brusquement reçu par le sombre millionaire qui ne pouvait faire taire le dépit qui le rongeait. La porte était entr’ouverte, la mère de Louise arriva comme elle allait se refermer. La profonde misère et l’air plein d’honnêteté du vieillard la toucha. « Attendez, » lui dit-elle, et elle courut lui chercher une copieuse provision d’aliments qu’elle déposa elle-même dans son sac. Le vieillard allait partir, quand St. Felmar qui l’examinait depuis quelque temps lui demanda d’où il était.

— Je suis de tout lieu pour le présent, répondit-il, mais autrefois j’habitais une cabane sur les bords du fleuve près de Laprairie. Si je ne me trompe, je crois vous avoir vu autrefois. Avez-vous longtemps souffert des blessures que vous aviez reçues sur le fleuve ?

— Ah ! vous êtes ce bon vieillard qui m’avez secouru.

— Non pas secouru, reprit le mendiant, mais reçu chez moi par les ordres d’un jeune homme qui a grassement payé mes services.

— Entrez, dit St. Felmar, vous agissiez, me dites-vous, par les ordres d’un jeune homme. Quel est ce jeune homme, je vous prie, vous ne m’avez jamais parlé de cet incident ?

— J’ignore, monsieur, le nom de ce généreux jeune homme, mais je sais qu’il a beaucoup fait pour vous et pour moi. C’est lui qui vous a d’abord sauvé la vie en conduisant votre canot et après cela en hâtant les secours dont vous aviez besoin. Le chirurgien m’a dit à moi-même que s’il était venu une demi-heure plus tard, c’en était fait de vous.

St. Felmar passait la main sur son front pour rappeler ses souvenirs. Il n’avait jamais vu ce jeune homme et ne pouvait s’imaginer qui aurait pu prendre un si grand intérêt à lui, qui n’avait jamais fait de bien à personne. La voix de la reconnaissance parlait cette fois à son cœur endurci. Ne pouvant enfin apprendre rien sur celui à qui il devait tant il dit au mendiant :

— Attendez un peu, vous méritez toujours quelque chose de ma part. En souvenir de vos bons services vous porterez les habits que j’avais lors de cet accident.

Il envoya alors chercher une grosse malle qui était restée enfouie dans le grenier depuis son retour de la cabane du pêcheur. Il l’ouvrit lui-même et tirant chaque pièce à son tour il la remettait au mendiant. En arrachant ainsi un vieil habit de drap, une médaille d’argent s’échappa de la poche et roula sur le parquet.

— Tiens, encore là, cette médaille, dit le mendiant, c’est moi qui l’y avais mise ; je l’avais trouvée dans le canot.

Émilie était courue la ramasser un cri de surprise fut tout ce qu’elle put exprimer en l’examinant.

— Voyez, dit-elle à St. Felmar, voyez quel était votre sauveur. »

En jetant les yeux sur le médaillon, la figure du millionnaire prit une expression indéfinissable de surprise, d’ébahissement et de morne incrédulité.

— Mais c’est impossible, répétait-il, c’est impossible.

La médaille portait cette double inscription :



— Mais c’est impossible, disait toujours St. Felmar, mon plus cruel ennemi, se dévouer ainsi pour moi.

— Votre plus cruel ennemi, reprit la douce Émilie, que vous a-t-il jamais fait ? Reconnaissez le doigt de Dieu dans ceci et rendez à votre gendre l’affection et la reconnaissance que vous lui devez. »

La tendre épouse pleurait à chaudes larmes, elle bénissait Dieu de l’heureux hasard qui allait la réunir pour jamais à ses deux enfants bien-aimés. St. Felmar était sombre mais un nuage de bon augure se réunissait sur son front.

— Entrez, dit-il au vieillard, dépouillez vos habits pour en revêtir de plus propres, et demeurez ici, jusqu’à ce que j’en ordonne autrement. »

Gustave était déjà couru chez son ami pour lui apprendre l’heureuse découverte qu’on venait de faire. Mais avant d’en voir les résultats il voulut savoir de Gonzalve comment toutes ces choses étaient arrivées. Il l’apprit, sous la promesse qu’il n’en dirait rien à son père. Mais ces confidences ne sont pas toujours les mieux gardées. St. Felmar connut alors toute l’étendue de sa méchanceté et en même temps la dette à jamais insolvable qu’il devait à son gendre. Il n’était cependant pas assez habitué aux bonnes actions pour courir rendre à son voisin le tribut d’une reconnaissance qu’il professait sans oser l’avouer. Deux jours se passèrent sans qu’on n’entendît parler de rien. St. Felmar n’était pas encore sorti de sa chambre depuis la découverte de la médaille. Le troisième jour il parut enfin… abattu, triste, morne et silencieux. Il promena sa mélancolie dans le jardin qui avoisinait celui de Gonzalve. Ses petits enfants couraient çà et là, approchaient quelquefois de la clôture et se sauvaient à la vue du vieillard. Celui-ci les attira insensiblement en leur jetant des fruits que ne produisait pas le jardin de leur père. Il les prit l’un après l’autre et leur fit passer la clôture. C’était la première fois qu’il leur parlait amicalement. Jusque-là il ne les avait regardés que pour faire rejaillir sur eux une partie de la haine qu’il portait à leur père. Il les avait même maltraités lorqu’il les avait surpris à lui dérober des fruits. Cette fois il s’assit sur le gazon et les prenant sur lui, il les serra avec affection sur son cœur et les embrassa en versant des larmes qui comptaient plus de cinquante ans de réclusion.

Plus de deux heures s’écoulèrent avant qu’il les laissât partir. Ils ne s’amusaient pas trop à recevoir ses caresses, ils aimaient mieux courir et dépouiller les arbres de leurs fruits. Quand il vit qu’il ne pouvait plus les retenir il les fit passer de nouveau la clôture, craignant de laisser apercevoir l’état de son âme. De pareils sentiments de tendresse paraissaient à cet homme, naguère si brutal une marque de faiblesse dont il aurait rougi devant ceux qui l’auraient observé.

Le lendemain il parut plus calme et dès le matin il se dirigea vers la demeure de ses enfants. Malgré la fermeté de ses résolutions, les forces lui manquèrent quand il entra. Gonzalve lui avait lui-même ouvert la porte ; il lui présenta un siège avec un vif empressement. St. Felmar pleurait… il ne parlait pas… il n’en avait pas la force. Louise l’avait vu entrer, elle les laissa seuls. Le vieillard passa alors la main sur son cœur et en tira l’heureux médaillon. Personne n’osait rompre cet éloquent silence. Gonzalve n’avait jamais pleuré, mais il en sentit cette fois le besoin.

— C’est assez mon père, lui dit-il en sanglotant, c’est assez, touchez ma main et oublions le passé.

— Non, j’embrasserai tes genoux, j’implorerai le pardon que j’attends de ton cœur généreux. »

Il s’était jeté aux genoux de Gonzalve. Celui-ci le releva avec la plus vive tendresse filiale et l’enlaçant de ses bras :

— Assez, assez, vous étiez le père de Louise, je ne vous ai jamais haï.

— Où est ma fille, où est-elle qu’elle me pardonne à son tour. »

Elle vous a pardonné, dirent les deux époux dans le même moment. Se pressant alors tous trois ensemble, ils confondirent en une seule âme… âme de joie, de bonheur… de reconnaissance… de tendresse et d’amour … trois cœurs dont l’un semblait voué à une séparation éternelle. Nous laissons aux personnes sensibles le soin de terminer cette scène heureuse.

St. Felmar ne put souffrir un instant l’absence de Gonzalve et de sa fille après cet événement. Il leur fit habiter la même demeure que lui jusqu’à ce qu’il eût fait construire un château digne de la reconnaissance et de l’union étroite qu’il contracta dès ce jour avec eux. La petite habitation du colonel disparut pour faire place à une magnifique bâtisse sur le plan de celle de St. Felmar. Les deux châteaux communiquaient ensemble par deux voies différentes qui étaient chacune un autre château. Les amis vinrent unanimement fêter le bonheur de la famille réconciliée…

À quelques années de là St. Felmar mourut entre les bras de ses enfants chéris, ne voulant recevoir aucun soin d’autre main que de celle de son gendre.

Les deux époux jouissent encore aujourd’hui de la vie heureuse des premiers moments de leur union et visitent chaque année les ruines du château de la HAINE et de L’AMOUR.


FIN