Les fiancés de St-Eustache/7

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VI


La journée de labeur était terminée. La grande roue du moulin avait cessé de retordre dans son ardeur rageuse, les eaux en bouillons furieux ; avec son dernier tour, elle avait jeté dans l’air, tel que la voix d’une poissarde, son cri suprême, qui se répétait d’écho en écho dans la montagne ; le calme adoucissant du jour s’endormant, avait succédé au bruit de la machine qui se reposait.

Heureux d’être enfin libre, l’ouvrier quittait l’ouvrage, sortant la chemise en désordre, puant la sueur, le visage tout humide, la chevelure en broussaille, rapportant chez lui la petite chaudière traditionnelle, renfermant encore un reste séché de dîner. Enfin il respire, ses poumons se dilatent gonflés d’air pur, devant l’incomparable nature du Maître incomparable il sent l’âme de son âme renaître, il vit ; tous les murmures montant de la terre au ciel le ravissent, le pi ouit répété de l’oiseau qui s’est tu tout le jour, est un couplet joyeux que termine soudain le son lointain du chalumeau d’un berger ramenant son troupeau.

La cloche du village a tinté, les mains en croix sur sa poitrine demi-nue, le travailleur courbe son front vers les blés jaunissants ; comme l’encens qu’agite le thuriféraire, sa prière s’élève vers les célestes voûtes.

Angélus Domine nuntiavit Mariae, et concepit de Spiritu sancto. Ave Maria.

Le recueillement est profond. Dans l’espace la lune a monté en un globe tout rouge, tandis que les nuages, au fond, en rouleau de fumée blanche se numérotent de rubandelles irradiées.

À cette heure charmante du jour qui s’enfuyait, deux chevaux traînaient lentement, sur la route conduisant à Saint-Eustache, un tilbury contenant un homme âgé et une frêle créature, aussi pâle, aussi blanche que la robe qu’elle portait, de temps en temps son regard triste embrassait avec une lueur d’admiration la vaste étendue se déroulant devant elle, où le tapis varié des moissons offrait le riche tableau d’une nature débordant de fécondité ; puis elle fermait soudain les yeux, comme si elle ne pouvait supporter la vue de cette surabondance de vie, formant un amer contraste avec la débilité générale de toute sa petite, personne. Le docteur Bussière se penchant vers elle lui demanda si elle était fatiguée.

— Je ne sais pas, docteur, répondit-elle, depuis des semaines je me sens toujours aussi lasse, aussi épuisée, malgré tous vos bons soins, toutes vos attentions délicates ; vous avez en moi une bien vilaine patiente, de laquelle vous devriez vous désintéresser, puisqu’elle persiste à ne vous donner aucune satisfaction, puisqu’elle n’a même pas le courage de réagir contre le mal que vous voulez guérir.

— Et que je guérirai, chère enfant ; mais Paris ne s’est pas fait en un jour ; jusqu’ici nous avons marché un peu dans les ténèbres, en tâtonnant pour trouver la balle meurtrière qui vous fait tant souffrir, si la lumière se fait tout à coup nous l’enlèverons bien vite cette balle.

Un pâle sourire erra sur les lèvres de la jeune fille.

—Vous me croyez donc atteinte d’un mal inconnu, docteur, où la science médicale n’a pas encore pénétré ?

— Je ne dis pas cela, seulement je constate que les symptômes de votre maladie ne s’étant pas encore affirmés d’une manière positive, je ne pouvais appliquer le remède efficace.

— Et aujourd’hui ?

— Aujourd’hui je puis faire avec succès le diagnostique du mal qui vous mine.

Les grands yeux noirs de Lucienne se fixèrent avec surprise sur le médecin, l’interrogeant du regard.

— Vous me questionnez, je ne puis que vous répondre ; le remède est à Saint-Eustache où nous entrerons bientôt, c’est là que s’opérera votre complète guérison. Soyez confiante, ma pauvre enfant, voyez comme tout ici semble inviter à jouir de la vie ; à votre âge il faut en profiter et ne pas se laisser mourir lorsque le chemin fleuri se déroule devant vous ; il est si beau ce printemps de l’existence, où l’on voudrait sans cesse revenir, quand depuis longtemps on a laissé derrière soi ses belles années. Savez-vous ce qui nous rajeunit, nous autres médecins ? c’est lorsque, nous pouvons conserver les jours d’une jeune fille de votre âge, douée des qualités de l’esprit et du cœur, possédant la fortune, qui en ce monde est le meilleur adoucissement des peines auxquelles nous sommes tous exposés, nous pauvres mortels. Vous possédez ce qui d’ordinaire peut conduire au bonheur, ce bonheur je suis convaincu qu’{{{2}}} vous attend ; votre médecin sera le plus heureux des praticiens lorsqu’il verra que vous vous y abandonnez avec confiance.

— Docteur, vous êtes trop bon de me porter ainsi un si vif intérêt. Je voudrais avoir comme vous, foi en ce bonheur, que vous me voulez ; les cruels événements qui ont déjà traversé ma vie m’ont rendue craintive, il me semble que certains êtres sont voués au malheur dès leur plus tendre enfance.

— Idées de malade, ma chère, chacun a droit à sa part de félicité sur cette terre. Aide-toi, le ciel t’aidera.

— Vous avez une philosophie plus optimiste que la mienne.

— C’est-à-dire que j’ai une santé plus florissante que la vôtre, par conséquent je résiste avec plus d’énergie aux papillons noirs qui veulent souvent abattre notre courage. Vous êtes délicate, nerveuse, jusqu’à présent vous avez été seule pour supporter les épreuves de la vie, sans réelle protection, que dis-je, sans même d’affections de famille si nécessaires à l’enfance. Une tendresse dévouée, vous entourant chaque jour d’attentions, rendra vite à votre nature toute son énergie, alors vous deviendrez forte, heureuse, vous ne verrez plus tout en noir, vous vous laisserez bercer du bonheur que vous méritez. Dites, ne connaissez-vous personne capable d’ensoleiller ce ciel qui vous parait si sombre ?

Un léger incarnat couvrit les joues de la jeune fille, un flot de sang monta à son cœur, avec l’image de Pierre, elle murmura bien bas :

Docteur, vous l’avez vu, il vous a parlé de moi ?

— Oui, je l’ai vu, il vous aime, il est au désespoir de n’avoir pu vous revoir, de vous savoir malade.

Des larmes tombèrent des yeux de Lucienne.

— Merci, dit-elle, vous me faites du bien.

— 11 vous en fera plus que moi lorsque vous le verrez. Il vous attend chez le docteur Chénier.

— Ah ! c’est vous qui avez fait cela, dit-elle en prenant la main du docteur et la pressant avec émotion, vous êtes le meilleur des pères.

— N’êtes-vous pas mon enfant adoptive, je vous ai considérée comme telle dès votre entrée chez votre oncle, où l’on vous a toujours traitée en étrangère. Lorsque toute petite fillette vous étiez très malade je vous ai ramenée de si loin… Le grand intérêt que je vous porte date de ce moment, il ne pouvait en être autrement, je vous arrachai alors à la mort. Croyez qu’en vous voyant si mal, ces derniers temps, mon affection en a beaucoup souffert, un chagrin que j’ignorais retardait votre convalescence. Vous avez manqué de confiance en moi, mon enfant, il fallait tout m’avouer, tout me dire, nous aurions pu remédier plus tôt à ce pénible état de choses qui, dans les circonstances actuelles, aurait pu amener des complications fâcheuses. Enfin, le hasard nous a favorisés, je vous conduit aujourd’hui vers le seul médecin capable de vous guérir complètement.

— Après cependant avoir reçu vos soins attentifs, docteur, sans lesquels depuis longtemps je serais morte, ma reconnaissance ne pourra jamais payer votre dévouement. Que pourrais-je faire pour vous la prouver ?

Guérir, guérir au plus vite.

Elle appuya la main du médecin sur son cœur.

— Constatez, dit-elle, n’y a-t-il pas là plus de vie, les battements ne sont-ils pas plus réguliers, depuis que votre grande bonté a appliqué le pansement à la plaie béante qu’on y avait creusée.

— J’en étais sûr. C’est moi maintenant qui vous remercie, petite entêtée qui ne vouliez pas revenir à la vie, vous m’avez donné bien des inquiétudes.

— Pardon, dit-elle en baisant la main du praticien, je ne vous ferai plus souffrir, je veux devenir forte.

— C’est bien, c’est bien, ne parlez plus, fit-il, voulant cacher l’émotion qui le dominait, il ne faut pas abuser de vos forces, vous voilà toute tremblante. Appuyez votre tête sur mon épaule, je mets mes chevaux au pas, bientôt nous serons au village.

Lucienne obéit, puis ferma les yeux pour rêver à son bonheur qui en cet instant ensevelissait dans le n’est plus, ces terribles semaines dont les angoisses avaient laissé leurs profondes traces sur toute sa frêle personne.

Saint-Eustache était alors un grand et prospère village situé au confluent des rivières Mille Îles et du Chêne, dont les eaux serpentantes le divisaient en deux parties, lui donnant un aspect des plus attrayants. La maison seigneuriale, placée sur une élévation en face de la rivière des Mille-Îles, possédait un superbe parterre, se prolongeant en une large allée jusqu’à l’église et le couvent ; puis vis-à-vis le presbytère, sur une pointe parallèle à celle où était bâti le temple de Dieu se trouvait la maison du Docteur Chénier, vaste demeure en bois, entourée d’une large galerie d’où l’on voyait couler, limpides, les eaux de la rivière du Chêne, sur laquelle était jeté un solide pont à deux arches.

Cet endroit était délicieux, le bon docteur Bussière avait été bien inspiré en le choisissant comme retraite à sa patiente. En y posant les pieds on se sentait charmé, les regards se portaient avec admiration sur l’entourage de cette poétique résidence, où une infinité d’oiseaux, aux plumages variés, lançaient dans l’air des concerts d’harmonies, faisant éprouver à l’âme sensible une douce émotion de paix, de bonheur intime, capable de rendre le calme et la confiance aux malades les plus avancés.

Le médecin, en regardant sa protégée, pensait à ses années de jeunesse, où trompé par une femme qu’il adorait il avait vu ses illusions détruites d’un seul coup. Désabusé, désenchanté il s’était voué au célibat, abandonnant sa profession pour voyager afin d’oublier ; fuyant, à l’égal de vipères, les femmes qu’il aurait voulu pouvoir toutes changer en momies de musée, comme celles qu’il voyait dans les pays antiques, dont l’étude était devenue le seul but de sa vie. Il parcourut tout l’Orient, trouvant ces peuples moins barbares que le monstre féminin qui l’avait déchiré. Les solitudes du désert calmaient sa peine ; le sable rouge et tourbillonnant de ces vastes contrées, en l’ensevelissant presque de sa poussière épaisse, semblait à sa douleur le buvard effaçant la tâche d’encre souillant la page blanche ; il aurait désiré que le simoun d’Afrique le couchât à jamais pour le faire dormir d’un sommeil éternel dans ses caveaux mouvants. Le temps seul devait soulager ce désespoir immense, la mort qu’il cherchait refusa de le prendre.

Rappelé soudain par le mauvais état de santé de sa mère, il consentit à revenir au Canada. Madame Bussière en retrouvant son fils fut si heureuse que pour elle il demeura au pays. Sur ses instances réitérées il se remit à la pratique de sa profession, mais ne voulut plus soigner les femmes, ne traitant que les enfants et les hommes. Il acquit en peu de temps une large clientèle, étant droit, médecin consciencieux, ne rendant jamais malade pour guérir ; mais soulageant au plus vite le patient qui souffrait, n’empoisonnant jamais pour donner l’antidote et crier haut après, que sans lui on mourrait, n’abusant jamais des naïfs et des niais pour grossir la recette ; hâbleur de profession, comme on en voit plusieurs de nos jours, certes le docteur Bussière ne le fut jamais. Il concentra toutes ses affections sur les petits qu’il soignait, les entourant de cette tendresse qu’il aurait prodiguée à ses enfants, s’il en avait eu : c’était ainsi qu’il s’était attaché à Lucienne plus qu’à tout autre, parce qu’il la voyait malheureuse au milieu des siens, parce que la nature, sensitive, franche, loyale de la jeune fille le réconciliait un peu avec le beau sexe, pour lequel depuis qu’il avait été blessé, il ressentait un sentiment de profond éloignement.

En regardant les longs cils des paupières closes de Lucienne, qui voilaient à cet instant ses yeux si beaux, le bon docteur se demandait pourquoi celle qu’il avait remarquée un jour, n’avait-elle pas eu l’âme de cette enfant ? Comme il eût été heureux alors, et le vieux médecin enviait à cette heure le bonheur de Pierre.

Quoi qu'on dise, le cœur ne vieillit pas lorsqu’il n’a pas été usé par le dérèglement et la débauche. Comme il y a de jeunes vieillards, il y a aussi des vieillards qui sont jeunes. Le docteur se demandait avec tristesse s’il n’avait pas eu tort de juger la femme un être sans âme, de s’en être éloigné avec mépris ? Il y en avait capables de sentiments, il le sentait en regardant cette gracieuse tête appuyée avec confiance sur son épaule. Cette enfant, il se disait avec amertume que, s’il s’était marié, elle aurait pu être à lui, être sa véritable fille. Oui, il s’était trompé, et ses regrets, comme ces graines que l’on sème trop tard, s’éparpillaient sur la route, que franchissaient lentement les chevaux mis au pas.