Les fiancés de St-Eustache/16

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XV


Avec la minutie d’une femme jeune et coquette, Charles Clermont avait donné le dernier coup de brosse à son habit ; puis, jetant un regard dans la glace, il parut satisfait de sa tenue, tout reluisait sur sa personne comme si le vêtement qu’il portait sortait de chez le tailleur, et pourtant ils étaient de vieux amis tous deux ; mais le docteur Clermont avait un aussi grand soin de ses effets que de ses instruments. Un peu neurasthénique il ne pouvait souffrir une poussière, elles étaient les migraines de sa belle santé, il en souffrait à l’égal des plus gros maux de tête ; aussi les patients en l’appelant chez eux pouvaient être parfaitement rassuré, jamais, faute de précaution, il n’aurait apporté dans leurs maisons le plus inoffensif des microbes, il possédait l’antiseptique infaillible, une méticuleuse propreté.

Au physique agréable, grand, droit, les traits réguliers, les manières policées, on le trouvait bel homme ; le timbre de sa voix, chaude, harmonieuse, captivait ; il plaisait beaucoup. En peu de temps ses qualités lui avaient acquis une certaine clientèle. Les mères le recherchaient pour leurs filles, cependant il paraissait difficile, pas une de toutes ces aspirantes à son nom n’avaient encore eu le don de lui plaire ; comme les années s’étaient écoulées on commençait déjà à le nommer vieux garçon. Il faut dire aussi qu’il en avait un peu les aptitudes. Les craintes nerveuses des chances douteuses du mariage le hantaient. Pourtant il avait l’étoffe pour faire un mari parfait, sensibilité d’une femme sous une apparence virile ; il comprenait que le bonheur quotidien consiste dans la délicatesse que l’on apporte à l’accomplissement des petites choses ; il avait l’intuition de la joie et de la souffrance que ressentent les natures impressionnables, dont la susceptibilité s’affecte des mille riens de chaque jour. Il savait que la sensitive se replie sur elle-même et quelquefois se ferme pour toujours, si la main qui l’effleure est trop rude. Au fond de son cœur se trouvait cette grande bonté faisant le charme, la félicité d’une vie à deux.

Il n’était pas un grand croyant, pratiquait peu sa religion, mais il entrait cependant dans l’esprit de l’Église par sa droiture, sa sincérité et la régularité de sa conduite : il avait bien eu parfois quelques écarts, de passagères liaisons ; mais dans toutes ses folies de jeunesse son cœur était resté noble, il n’avait jamais brisé une existence ; il sentait au fond de son âme que les plus intimes bonheurs se retrouvent seuls dans la satisfaction de pouvoir toujours se dire : J’ai agi en honnête homme.

Avec ses goûts esthétiques et rêveurs il aurait pardonné bien des défauts à sa femme ; mais il redoutait à l’égal du feu une personne sans ordre, et frissonnait d’avance à la pensée qu’au milieu d’un délicieux tête-à-tête il pourrait tout à coup apercevoir, au plafond, de vilaines araignées tissant leur toile ; la seule vue de cet hideux insecte suspendu au-dessus de lui, plus que l’épée de Damoclès, amertumeriserait la douceur des plus tendres baisers. Avec son tempérament affectueux il souffrait toutefois de l’isolement, volontaire dans lequel il vivait.

Il habitait une spacieuse demeure, lui appartenant, meublée avec goût, contenant tout ce qui constitue l’utile et l’agréable ; mais il faut dans tout intérieur, quelque superbe qu’il soit, voir se jouer, à travers les rideaux, de chauds rayons venant ensoleiller les pièces où l’on habite ; et ces chauds rayons, cette tendresse, cet amour vrai dont son âme avait soif, en éprouverait-il jamais la bienfaisante chaleur ? Il s’était dit bien souvent : Non, et avait laissé passer les années jusqu’à la trentaine, sans avoir trouvé le joyau qu’il cherchait.

Un jour néanmoins il avait remarqué une charmante enfant, ressemblant à l’idéal qu’il s’était fait d’une épouse ; un puéril incident l’en avait éloigné, à regret cependant, il y pensait encore et s’en voulait presque de cette nervosité craintive qui lui avait fait fuir cette jeune fille, peut-être jugée trop à la hâte. La veille il l’avait vue passer accompagnée d’un grand jeune homme, il en avait été blessé et chagrin, pourquoi ? elle ne lui était rien, et au fond de son cœur, malgré lui, se glissait le ver rongeur de la jalousie. Obsédé par une pensée fatigante il s’était levé de mauvaise humeur.

— Jérôme, demanda-t-il à son domestique, quelle heure avez-vous ?

— Huit heures et demie, docteur.

— Alors j’ai le temps de parcourir mon journal avant de faire mes visites. Apportez-moi l’« Aurore des Canadas », il doit y avoir aujourd’hui la chronique scientifique de monsieur Du Vallon.

— Voici, monsieur.

Le docteur parcourut le journal.

— Tiens, il n’y a pas de traité scientifique, l’auteur change de sujet, voyons ce que c’est, un titre singulier. « Comment les gants de soie peuvent briser les destinées. »

De médecin lit, plus il avance plus l’intérêt le captive, enfin il pousse un profond soupir comme si un poids énorme lui était enlevé.

— Étrange, étrange, dit-il, jamais je n’ai soufflé mot de mes impressions à âme qui vive, ici je les retrouve toutes vivaces ; les auteurs sont-ils sorciers pour deviner nos plus secrètes pensées ? Du Vallon a un regard de lynx ; mais enfin il y a du mystère dans ceci, je veux savoir ! je saurai. Jérôme.

— Monsieur.

— Donnez-moi mon paletot, je pars de suite, quelque chose d’imprévu.

Cinq minutes plus tard le docteur Clermont se dirigeait d’un pas rapide vers la demeure de monsieur Du Vallon.