Les gaités d’un pantalon/07

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(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 59-67).

VII

Chimères et Réalités.


Ce qui avait motivé la fuite de François, c’était l’arrivée tumultueuse de Mme Cayon.

Aussitôt débarrassée de son cambrioleur, elle avait couru chercher refuge auprès de sa fille.

Léa, certaine de son innocence, attendait paisiblement, couchée sur le dos, les frisettes au vent, la paupière mi-close.

À l’irruption de sa mère, elle tourna la tête et questionna d’un ton dolent :

— Qui gnia ?

— Un voleur ! hoqueta Mme Cayon en serrant sa chemise contre ses hanches maigres.

Habituée aux aîtres, elle se dirigea vers la cheminée où gisait une boîte d’allumettes. Après trois bâtonnets brisés et une brûlure au pouce, elle obtint de la lampe une lumière suffisante.

Alors, elle se retourna pour regarder sa fille.

Elle crut rêver ; elle se frotta les paupières dans l’espérance illusoire de faire cesser l’horrible hallucination.

Hélas, tous ces essais furent infructueux ; en face d’elle s’étalait, dans toute sa hideur, l’épouvantable réalité.

Pourtant, elle voulut lutter encore ; non, ce n’était point son enfant, cette petite chose noire qu’elle distinguait sur le lit barbouillé de suie.

Léa, candide, la fixait de ses prunelles interrogatives. La mère, en titubant, s’approcha et de deux doigts dégoûtés souleva le drap.

Un soupir de tristesse lui échappa ; sa fille était noire jusqu’à son petit nombril.

Elle recula désespérée et haussa jusqu’à ses bigoudis ses parures moites, même elle écrasa ces vains ornements sur son front prêt à éclater.

— Mon Dieu ! gémit-elle, tu traînes ta vertu jusqu’à la fange d’un charbonnier libidineux et érotique.

Léa s’étonna un peu ; elle eut une délicieuse petite moue des lèvres et sourit d’une façon angélique.

— C’est pas d’ ma faute !

Mme Cayon sentit toute sa colère se fondre en une douce compassion :

— Ma pauvre petite !… Enfin, il te reste peut-être quelque chose de ta blancheur immaculée…

La jeune fille songea enfin à se regarder ; elle comprit et une rougeur de mécontentement envahit ses joues.

— V’là que j’ vais être obligée de m’ laver !

Maussade, elle remonta le drap et coula un œil curieux dans la direction de sa mère.

Celle-ci, effondrée dans un fauteuil jurait percevoir dans ses veines la congélation lente de son sang.

— Je vais mourir !… Tu m’ fais trop d’ chagrin.

— T’exagère, m’man… t’es encore si jeune !

— Tu me conduis au tombeau.

— Voyons m’man… j’ai pas commis un crime…

— T’as perdu ta vertu, c’est la même chose.

— C’est pas vrai, j’ l’ai pas perdue, j’ l’ai prêtée.

— Oh !

— Dame, pisque c’est à mon fiancé.

— Ton fiancé ?… Le charbonnier ?

— Tu m’ fais bouillir !… J’ te dis mon fiancé, c’est Çois-Çois, tu le connais pourtant.

— M’sieu Soiffard, qui t’a noircie comme ça ?

— Probable qu’il transpirait.

Mme Cayon eut un soupir douloureux. Vraiment elle ne comprenait point comment un jeune homme qui gagnait tant d’argent pouvait noircir ainsi sa fiancée. Elle laissa percer un doute :

— Mais ta figure ?

Léa sauta du lit et, en face de sa glace, eut une grimace de désappointement :

— C’est d’ ma faute aussi… J’ suis trop curieuse… sans ça m’man aurait rien vu.

Mme Cayon sentit luire en elle un dernier éclair de raison. Elle jeta par la pièce un regard circulaire et aussitôt ses yeux se fixèrent sur une cotte de velours couverte d’une fine poussière de charbon. Elle eut l’impression d’être dupée :

— Et ça ? rugit-elle… c’est p’t’être aussi à c’ gentil m’sieur Soiffard ?

Léa, se voyant démasquée, eut un sourire attristé, sa tête se pencha sur l’épaule gauche et, contrite, elle répéta :

— C’est pas d’ ma faute aussi !…

— Malheureuse enfant ! gémit Mme Cayon. Tu galvaudes ce beau corps que j’ai créé, en compagnie de ton père, à l’image de Dieu… Tu mériterais d’être maudite.

Léa, tremblante, implora :

— Oh ! fais pas ça, m’man !

— Non, mais prie ton ange gardien, que M. Soiffard ignore toujours tes turpitudes.

Mais Léa était songeuse ; elle scruta sa mère :

— Pourquoi Çois-Çois n’est pas venu ? songea-t-elle. Où a-t-il été, le satyre ?

À haute voix elle questionna :

— Et ton cambrioleur, m’man ?

— C’est vrai… j’oubliais… il a dû nous voler le misérable, j’avais encore cinq francs dans mon porte-monnaie.

Elle voulut s’élancer, Léa la retint par la chemise de nuit :

— C’ qui t’a fait ? dis, m’man ? L’ dernier outrage ? T’as perdu ta vertu aussi ?… T’as galvaudé ton beau corps ?… Alors c’est p’t’être à toi, l’ pantalon qu’est là.

Mme Cayon, très digne, lui imposa silence :

— Non ma fille… il m’a seulement donné une grande claque, sur ma figure… de là-bas derrière.

Léa croula dans un fauteuil, toute secouée d’un joli rire perlé :

— Ah ! mince !… une claque là… c’ que t’as dû rigoler…

— Ça m’a blessée dans mon amour d’ la bienséance.

— Tu t’assois souvent d’sus ton amour d’ la bienséance.

Cette scène pénible avait assez duré, Mme Cayon plissa ses petites paupières et cette mimique suffit pour que tout rentre dans l’ordre.

De deux doigts méprisants, elle pinça le modeste pantalon et intima :

— Lélé, ouvre ta fenêtre !

Dix secondes plus tard, le roturier indispensable roulait sur la chaussée.

Cet acte de justice accompli, la mère se sentit rassérénée. Après tout, il ne subsistait plus de traces du déshonneur de sa fille.

Si le fiancé osait un jour accuser, on serait deux pour lui répondre, deux doctes personnes douées de grandes facilités oratoires.

Elles en étaient là de leurs réflexions lorsqu’un juron traversa l’appartement. C’était François qui crachait sa gorgée d’huile sur le tapis.

— C’est sûrement l’ cambrioleur.

Léa, sournoise, questionna :

— L’ cambrioleur qui t’a donné une claque sur le bas-fond ?

À cette réminiscence, la bonne dame s’effondra dans le fauteuil.

— Jamais je n’oserai me représenter devant lui…

— J’irai, moi, clama Léa audacieuse.

La mère se redressa énergique et vigoureuse :

— Prends l’ pique-feu… et moi ma pantoufle ! Elles se précipitèrent, accompagnant cette course d’exclamations sauvages.

Le résultat désiré fut obtenu ; quand elles parvinrent à la salle à manger, elle était vide, mais le buffet ouvert.

Devant ce meuble, elles s’arrêtèrent, soucieuses, et contemplèrent une tache grasse maculant la carpette :

— Il a fait des incongruités, affirma Mme Cayon. Léa posa un index curieux sur cette humidité suspecte.

— Touche pas à cette saleté ! clama sa mère.

— C’est gras… on dirait d’ la zopissa.

— C’est du pipi d’alcoolique, trancha Mme Cayon avec une science tranquille.

— Tout d’ même, j’aurais bien aimé être là, pensa l’intrépide jeune fille.

L’auteur de ses jours voulut l’arracher à cette dangereuse rêverie :

— Allons nous coucher, innocente enfant.

Secouées de petits frissons, elles regagnèrent leur chambre respective.