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Les gaités d’un pantalon/Texte entier

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(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 1-160).

Les Gaîtés d’un Pantalon



I

Les mystères d’un couloir.


Les bras tendus, Mme Cayon apporta le potage. Lorsqu’elle l’eut déposé sur la table, elle renifla bruyamment et son nez, qui était long, palpita. À n’en point douter, des effluves odorants s’échappaient de la pièce voisine.

Mme Cayon trembla de colère :

— Léa ! Léa ! tu es encore en train de te poudrer !

À cette exclamation répondit une suite d’onomatopées indistinctes et nasillardes. En vérité, Mlle Léa, à cette minute, couvrait d’amidon parfumé un visage déjà rendu blême par l’abus des stupéfiants ; stupéfiants qu’en l’occurrence nous appellerons discrètement : le doigt de Dieu.

Cette tâche menée à bien, elle passa prestement un index mouillé de salive sur les sourcils châtains, mordit ses lèvres afin de leur donner une belle teinte rutilante, puis se sourit, orgueilleuse et satisfaite.

D’une allure de jeune panthère, elle se glissa dans la salle à manger et apparut aux regards courroucés de sa vénérée mère.

La toilette, en effet, était délicate ; confectionnée de tissu éponge, elle était rose, bordée à toutes les extrémités possibles, d’un bleu si tendre qu’on sentait, à le contempler, son cœur s’amollir.

Mme Cayon pinça sa bouche exsangue :

— Crois-tu dîner à l’ambassade de Russie ?

Léa esquissa un sourire angélique, pencha la tête sur l’épaule gauche et ne répliqua pas.

En présence de tant de douceur, la mère ne pouvait se fâcher et, quoique née austère, elle n’avait pas une âme de bourreau.

Le dîner fut dépêché, mais ensuite ce fut la dégustation lente et sérieuse d’une tasse de camomille.

Léa, qui depuis un instant guignait la pendule, se sauva dans sa chambrette virginale.

Sa mère s’inquiéta :

— Où tu vas ?

— M’ gratter mon cor qui m’ chatouille…

L’explication était plausible, la bonne dame n’insista pas et la jeune fille put gagner sans bruit le vestibule.

Le propriétaire était un homme avare ou un sénateur protecteur des mauvaises mœurs : son immeuble manquait ingénument d’éclairage.

En bas, contre le mur, juste dans le coin le plus obscur, Léa distingua une forme vague. Elle allongea le bout de son nez :

— C’est toi… Çois-Çois ?

Un grognement de fauve lui parut une affirmation et, joyeuse, elle se précipita dans les bras puissants d’un mâle qui ne fit aucune difficulté.

Les mains hardies de ce dernier manièrent sans douceur la robe rose bordée de bleu. Cette opération dura quelques secondes, puis Mlle Léa eut un petit rire aigrelet.

Dans la rue, les voitures s’entre-croisaient, des passants, à la recherche d’émotions fortes, jetaient un coup d’œil indifférent à cette porte mi-fermée, derrière laquelle se jouait un drame dont les conséquences menaçaient de devenir un danger social.

Enfin Léa Cayon fit :

— La !… na !

Elle esquissa un pas en arrière, battit sa jupe d’un geste coquet, claqua ses lèvres en un baiser sonore et se sauva en promettant :

— À d’main Çois-Çois, pis à dimanche, on f’ra la bamboula, j’aurai quarante sous…

Ce furent ses dernières paroles, frappées comme on le voit au bon coin de la sagesse des nations. Au deuxième, avant de pousser la porte du toit maternel, elle écouta, circonspecte et craintive.

Au rez-de-chaussée, le bienheureux compère s’essuyait la bouche avec extase :

— Vougri !… é fleure la violette et la jacinthe c’t’enfant !… sûr… é m’a pris pour un autre !

Sur cette réflexion modeste, il s’éloigna et franchit le seuil.

Léa, de son côté, ne percevant aucun bruit dangereux, entra d’un pas vif, traversa la chambre à coucher et se présenta, candide, souriante, dans la salle à manger.

Mme Cayon leva la tête, un pli d’étonnement barra son front poli, ses mains maigres churent le long de ses jambes. Visiblement, elle ne reconnaissait plus son enfant.

Hélas, ce n’était plus la tendre jeune fille, à la douce figure blanchie d’amidon. Mais une chose innommable, au masque étrange où le blanc se tachait de larges flaques noires. La jolie robe rose bordée de bleu s’ombrait de longues traînées charbonneuses. Bien mieux, derrière, juste au-dessous de la taille, deux mains puissantes avaient laissé leur empreinte avec une netteté désobligeante ; tout y était, les cinq doigts et le pouce.

Mme Cayon eut un frémissement de honte ; les bras haussés vers le ciel, elle maudit l’Éternel de lui avoir donné une fille. Le doute était impossible, l’histoire du drame était écrite en hiérogliphes charbonneux, sur la robe de Léa ; on y lisait tous les mouvements du séducteur.

La mère, outrée, se précipita et souleva la jupe rose. Encore hélas ! le pauvre petit pantalon, jadis blanc, paraissait remonter de la cave.

Léa n’avait jamais cru à la Providence ; mais en cette occasion elle fut contrainte d’admettre l’existence d’une justice supérieure qui se chargeait de dévoiler à sa mère les turpitudes de sa conduite désordonnée.

Elle voulut s’enfuir, mais, avant d’opérer cette retraite stratégique, deux soufflets retentirent en fanfare dans le silence de la nuit.

— Va ! hurla Mme Cayon, tu n’es plus ma fille, Je te renie !… Je te savais évaporée, mais je ne t’aurais jamais crue capable de te rouler dans l’ordure en compagnie d’un charbonnier !

Un éclair de compréhension traversa l’esprit de Léa. Devant sa glace, elle oublia les gifles et se sourit :

— C’est l’ garçon charbonnier d’à côté !… I’ m’semblait bien aussi… François est plus exigu !

Et après une minute de réflexion :

— Çui-là sera mon époux ! c’t’un mâle !… Dans trois ans j’ serai majeure… Alors on verra !…

Le souvenir de François l’attendrit.

— C’ pauv’ petit !… il était gentil… Enfin, de temps en temps, on s’ reverra, histoire de pas l’ désobliger.

Tranquillisée, elle se dévêtit, contempla une dernière fois sa petite chemise noircie et se glissa dans les draps pour répéter, en rêve, la scène du corridor.

Ainsi elle se figura un grand, grand charbonnier, qui lui causa la plus atroce des douleurs, en voulant lui apprendre l’auvergnat.


II

Voix nocturnes.


Au moment où Léa se mettait au lit, François Fard, l’auteur responsable du quiproquo, annonçait fièrement un manillon gardé et prétendait sans ironie avoir une veine de cocu.

La pendule du café où il se distrayait sonna une demie. Il sursauta et, après avoir juré par le « ventre du pape » et la « tête du président », se leva en annonçant :

— Ma dulcinée m’attend, tandis que je suis ici à faire le galapiat ! Au revoir et merci ; je vous abandonne les consommations à solder, étant généreux par tempérament.

Son feutre bleu enfoncé jusqu’aux oreilles, il se sauva, volant avec liberté, de la dame de pique à la dame de cœur.

Le rendez-vous avait été fixé pour neuf heures ; François arriva d’une traite, trois quarts d’heure en retard.

Le couloir était obscur, mais il connaissait les aîtres. Très vite, il se glissa, la démarche furtive, la tête rentrée dans les épaules, les genoux pliés.

Oh bonheur ! Dans le coin habituel, il distingua une ombre imprécise. Il bondit, les bras tendus, la bouche arrondie pour le baiser de bienvenue.

— C’ toi Lélé ?

— Pfuit !… Pfuit !… Pfuit !

La réponse était confuse ; mais, quand on aime !… Il ne marqua pas d’autre curiosité et ses doigts, s’embrouillant dans l’étoffe lâche d’un peignoir, il fut certain d’être en bonne voie.

Ses bras vigoureux étreignirent un corps, ses lèvres s’appliquèrent sur un visage mou.

Déjà il enlaçait son amoureuse amie, lorsque celle-ci, par extraordinaire, le repoussa, en un geste d’énergique rébellion.

Ce n’était point dans les habitudes de Léa ; au contraire, la charmante enfant était habile à ouvrir les chemins épineux. Il eut donc un accès de juste colère :

— Bouge pas Lélé ; on n’est pas ici pour faire du jiu-jitsu !

Et ses mains énervées fouillèrent le peignoir, le tordant sans scrupules. Soudain il s’arrêta :

— C’est drôle ! On dirait qu’ t’as grandi !

Un soupçon se glissa dans son cœur. La nuit était trop profonde pour lui permettre de voir avec ses yeux ; il se servit donc de ses doigts.

Ceux-ci, souples et fureteurs, atteignirent un chignon sans esthétique, descendirent sur un front étroit et brusquement se butèrent à un nez majestueux. Cette fois il eut une certitude ; ce n’était, certes, pas là le petit bout de nez dont s’ornait le fin visage de Léa.

Il se recula épouvanté :

— Faites excuse, y a erreur !… V’s’êtes p’t’être un homme, les pieds en l’air.

La dame, furieuse, profita de cette liberté provisoire pour décocher à l’audacieux une gifle que celui-ci reçut avec mécontentement. Aussitôt il devint insolent :

— Oh ! là ! là !… Avec un nez comme ça, vous n’avez pas besoin d’un homme !

— Taisez-vous, galopin ! rugit un timbre aigre. Je vous défends de pénétrer dans cette maison, sinon je vous fais arrêter, j’ suis très bien avec l’agent du quartier.

— Pisque j’ vous dis qu’y à erreur.

— Non, il n’y a pas erreur ! Je suis ici pour défendre la pureté de Léa, espèce de charbonnier.

— Charbonnier vous-même !… Vous en êtes un autre !… etc.

Cette scène en apparence incompréhensible est cependant d’une explication fort simple. Après le départ de sa fille, Mme Cayon résolut de se livrer à une rapide enquête.

En bas, elle ne rencontra tout d’abord personne. Mais bientôt elle percevait un bruit furtif, tandis qu’une voix de ténor léger flûtait :

— C’est toi, Lélé ?

La colère rendit Mme Cayon muette ; ce fut la perte de François, qui s’élança avec la fougue du lion affamé.

La situation de la bonne dame qui était austère, fut un moment critique. Mais elle sortit victorieuse de cette lutte héroïque. Sa respiration reconquise, elle devint hautaine.

— Môssieu, cette pénible scène a assez duré. Retirez-vous et gardez-vous, à l’avenir, de toucher à l’innocence de Léa !

Majestueuse, elle remonta l’escalier. François, vexé, cherchait une insulte définitive. Il cracha à ses pieds avec mépris et, le poing sur la hanche, lança d’une voix dure :

— Vieux veau !

C’était insuffisant, il précisa :

— Vieux veau frisé !

Mme Cayon méprisa l’injure ; mais, dans son vestibule, un trouble la hanta :

— Il m’a sans doute barbouillée de charbon ?

En face de son armoire à glace, elle cligna un œil, puis l’autre… Rien ! pas la moindre trace noire ne maculait l’épiderme citrin de son visage.

Elle chercha mieux ; sous son peignoir, sur ses jambes grêles… Rien ! Nulle part la plus minuscule parcelle de charbon !…

Alors ?

Le problème devenait angoissant ; un fait était patent : Léa portait les traces d’un contact intime avec un charbonnier. D’autre part, un quidam, qui n’était point charbonnier, appelait sa fille Lélé.

Elle recula, terrifiée, prenant ses tempes de ses deux poings fermés. Elle pressentait, soudain, un gouffre de turpitudes.

— Mon Dieu ! Comment ai-je pu donner le jour à cette fille insatiable ?

Un regain d’énergie la secoua :

— Je surveillerai cette éhontée ; je ne la quitterai plus du regard !… Entre temps… je la cachoterai !

Cette décision remarquable lui rendit sa sérénité. Doucement elle se dirigea vers l’appartement de Léa et, d’une main prudente, entrebâilla l’huis.

La jeune fille, dans son lit virginal, était étendue sur le dos. Son visage harmonieux souriait aux anges invisibles qui visitent les vierges innocentes ; une respiration régulière soulevait sa naissante poitrine.

La mère s’extasia, fière de son œuvre, malgré tout.

— Est-elle jolie !

Léa frissonna, comme caressée dans son sommeil par un rêve voluptueux, paradisiaque. Sa bouche sanguine s’arrondit et flûta en un gazouillis de fauvette :

— Oh !… Fouchtra !


III

Tristes méprises.


Quand Léa vint déjeuner, le lendemain matin, elle avait une petite mine contrite, les cils mouillés de larmes et les cheveux massés en tampon sur l’oreille gauche.

Mme Cayon, désarmée, n’osa gronder la pauvrette, victime sans doute d’odieux satyres.

La matinée s’écoula dans le calme ; la gente amoureuse étant d’une nature poétique, négligea de s’occuper du ménage et la mère indulgente monopolisa la besogne.

Vers onze heures, cependant, Léa bondit vers sa chambre : sa toilette réclamait ses soins scrupuleux. Elle sortit de là, frisée, poudrée, nantie d’une robe bleue bordée de rouge vif.

Mme Cayon, comme d’habitude, haussa les épaules ; néanmoins, son indulgence n’était point usée. Après tout, Léa était son œuvre et il lui semblait désagréable d’avouer qu’elle ne réussissait pas tout ce qu’elle entreprenait.

Si sa fille avait des défauts, elle les imputait à feu Cayon, mort depuis nombre d’années d’un excès de tempérament.

Léa, discrète lorsqu’il s’agissait de ses affaires, ne parla pas de ses projets. Aux questions de sa mère, elle souriait languissamment. Mais elle rêvait au charbonnier qui, durant treize secondes, l’avait poussée sans faiblir jusqu’au septième ciel, étage élevé sur l’échelle du bonheur.

En rêver, toutefois, ne lui suffisait point ; elle avait juré de le revoir ce jour même et, dans ce but, se voyait prête aux pires extrémités.

Mme Cayon était bien loin de se douter de l’orage qui s’amassait sous la chevelure châtaine de sa fille. Elle la voyait paisible, mangeant avec une grâce digne du grand siècle, c’est-à-dire le plus souvent au moyen de ses doigts roses.

Le café brûlant dégusté, Léa se leva :

— J’ m’en vas !

C’était péremptoire ; la mère ne répondit pas, mais pensa :

— À ton aise… seulement je te suivrai partout, petite débauchée !

Et, à la même seconde, l’image du charbonnier leur traversa l’esprit à toutes deux.

Devant sa glace, un bout de langue dépassant ses lèvres, Léa s’ingéniait à ajuster, sur sa chevelure ondée, un chapeau sombrero, couleur de terre. Elle y parvint et, après un dernier :

— R’voir m’man !
dégringola les escaliers.

Dehors, elle huma le vent ; mais aussitôt son regard s’arrêta sur une plaque verticale qui s’agitait avec un fracas de tôle. Le cœur étreint par une douce angoisse, elle lut :

BOIS ET CHARBONS
GROS ET DÉTAIL

Candide, elle balbutia :

— Ça doit être le gros !

Cette réflexion n’étant qu’un prélude, elle franchit le seuil de l’échoppe.

Deux hommes noirs et une grosse dame également noire, assis autour d’une table branlante, buvaient du marc. Ils jetèrent à l’intruse un coup d’œil dépourvu de bienveillance.

Cet accueil frigide aurait dérouté un orateur habitué à la tribune ; il laissa paisible Léa Cayon. D’un timbre flûté, elle réclama :

— J’ voudrais un p’tit ligot !

La grosse dame fit « ah » et envoya son coude dans les côtes de son époux afin de l’inviter à servir la cliente. L’homme se refusa à comprendre ; il cracha par terre et articula :

— Un p’tit ligot !

Et il fixa son compagnon.

Celui-ci, depuis un instant, reniflait avec persistance. Il eut bien vite une certitude :

— Bougre !… ça sent la violette et la jacinthe ! Il osa regarder Léa qui souriait.

— Un p’tit ligot ? interrogea-t-il… Ben oui… J’en ai p’t’être…

Prenant courage, il précisa :

— J’ l’ai rangé par là… derrière les gros fagots !

En cette seconde, Léa fut héroïque ; elle oublia sa robe bleue, ses souliers blancs, jusqu’à ses chouchettes qui bouclaient harmonieusement sur ses oreilles. Elle proposa :

— Allons le chercher !

L’homme et la femme s’étaient remis à boire, occupation qui, d’ordinaire, laisse peu de loisirs. Ils négligèrent la disparition de la cliente et de leur garçon.

Ceux-ci avaient passé dans la pièce voisine. Se comprenant par une sorte de télégraphie avec fil spécial, ils choisirent le coin le plus sombre, près d’une colline de coke, derrière le cardiff.

D’une voix émue, le traître assura :

— J’ l’ai ben là… le p’tit ligot… sûr j’ l’ai ben là !

Un rire nerveux de Léa suivit ; puis ce fut le bruissement du silence.

Cependant un témoin avait assisté à l’entrée de la jeune fille. C’était François Fard, en promenade de ce côté.

L’incident de la veille donnait plus d’attrait à la gente Léa, et, puisqu’il avait l’occasion de la rencontrer, force lui était d’agir en galant homme.

Il pénétra dans l’échoppe, et n’apercevant pas son amie, demanda de ses nouvelles :

— Où qu’est ma sœur ?… la demoiselle en bleu ?

La charbonnière haussa un sourcil et, de son pouce noir tendu au-dessus de son épaule, indiqua la direction à suivre. L’homme ajouta :

— S’occupe du p’tit ligot !

Ces mots étaient de trop, François Fard sentit la jalousie lui glacer le cœur. Il tonitrua :

— Lélé ! Lélé ! me v’là ! T’inquiète pas du p’tit ligot !

Léa sursauta ; la voix tremblante, elle prévint le charbonnier :

— Ciel, mon mari !

Troublés, ils se réfugièrent en un coin ; Léa choisit le tas de poussier.

Au milieu de la pièce, environné par la traîtresse obscurité, François hésitait. Il tendait l’oreille ; mais rien, pas un bruit n’arrivait jusqu’à lui.

Il se hasarda, contourna une pile de sacs ; dès lors il fut perdu.

Cependant, Mme Cayon s’était élancée sur les traces de sa fille et lorsqu’elle la vit rentrer chez le charbonnier, son cœur se serra d’amertume. Ainsi, sa malheureuse enfant se livrait à ses débordements, presque sous ses yeux, ce qui était une aggravation.

Sa douleur s’accrut quand elle aperçut un élégant jeune homme se précipiter à son tour dans l’étroite buvette.

— C’est donc un bouge ! gémit-elle… Oh Paris ! moderne Babylone !

Elle courut, la jupe collée à l’arrière-train, pressée d’arriver avant la chute fatale. Aux deux buveurs attablés, elle demanda, le front sévère :

— Où est ma fille ?

Comme précédemment, la femme leva un pouce, l’homme cracha entre ses jambes. Mme Cayon n’attendit pas de plus complètes explications ; héroïque, elle pénétra dans l’antre maudite.

Autour d’elle, c’était le silence qui précède les grandes catastrophes. Mais cette ruse ne pouvait la duper ; elle saurait dénicher les coupables. Hardiment, elle contourna le tas d’anthracite.

L’ombre était épaisse, propice aux crimes.

Soudain, elle défaillit, malgré son courage ; sous la pression d’un bras robuste, elle plia comme un souple roseau, tandis qu’une voix prometteuse lui soufflait à l’oreille :

— V’là le p’tit ligot !

Une bouche mouillée se promena sur son visage ascétique, une odeur de chaudière en combustion s’infiltra dans ses narines. Ses cheveux se dénouèrent et pendirent sur son épaule maigre. La même voix répéta :

— Vou… ggrri !..........

La charbonnière, malgré son apathie, trouva suspect cet afflux de clients silencieux. La démarche lourde, le tablier gras, gonflé par le ventre en citrouille, elle s’en fut vers l’arrière-boutique.

Ses craintes se transformèrent en ébahissement, en constatant la disparition totale des visiteurs.

Au hasard elle avança, dépassant ingénument le tas de briquettes.

Une main douce se crispa sur son opulente poitrine ; une voix harmonieuse susurra :

— Viens, Lélé… profitons de l’occase !

Jamais son époux ne lui avait parlé avec autant d’aménité ; elle fut émue et languissamment s’abandonna sur les briquettes.

Mais un cri strida :

— Cochon !

Le qualificatif était osé, même adressé à l’employé charbonnier par Mme Cayon, convulsée au milieu du cardiff.

Pourtant, il ne se fâcha pas :

— Chut !… Occupe-toi du p’tit ligot !

Puis ce fut un murmure confus accompagné d’un éboulis tragique.

À ce cri, Léa s’effondra dans le poussier :

— Mon Dieu ! c’est m’man !… Si j’ pouvais au moins rejoindre François…

En tapinois, elle se mit à quatre pattes, et, souple comme la panthère africaine, elle partit, l’arrière-train plus haut que la tête, le chapeau sombrero glissé sur l’accroche-cœur droit.

Après cinq pas, elle écouta : un bruit précis arrivait jusqu’à elle. Sans plus tergiverser, elle s’aventura de ce côté :

Le son devenait de plus en plus distinct ; bientôt, du bout des doigts, elle toucha un soulier.

Elle eut un soupir de soulagement et s’enhardit. Sa menotte remonta… longtemps… longtemps…

La pauvrette frémit : ses doigts caressaient un bas muni d’une jarretière.

Elle eut un frémissement d’épouvante :

— Zut ! c’est ’core m’man !

Pourtant, sa menotte curieuse poursuivait son exploration. Au-dessus de sa tête bruissait un rire étouffé. Et, brusquement, un appel désespéré déchira l’air :

— Au secours ! au secours ! C’t’un homme à trois mains !

La charbonnière, en effet, perdait la tête, en face de cette abondance inattendue.

Léa comprit son erreur et s’enfuit, toujours à quatre pattes, le dos en pente. Ainsi elle traversa la pièce.

Près de l’anthracite un autre drame se jouait. Aux cris de la patronne, l’employé avait lâché Mme Cayon.

— Bougre !… y a du monde… on s’ reverra une aut’ fois… oublie pas l’ p’tit ligot… j’ l’ai toujours…

La force de son adversaire lui enlevant toute idée de représailles, la bonne dame battit en retraite.

Léa l’évita en s’enfonçant dans le poussier ; mais derrière, François, à qui avait échappé la patronne, veillait.

Distinguant une ombre floue, il ouvrit ses bras amoureux, en gazouillant :

— C’est moi, mon ange !

Ils roulèrent dans l’anthracite, pour goûter au doux baiser.

Mais le charbonnier accourait, une lanterne à la main.

Ce fut un spectacle pitoyable que celui auquel il assista. La vénérable dame, le cotillon désemparé, les cheveux épars, le visage noir, repoussait mollement un diable aussi noir qu’elle, et dont la frénésie était manifeste.

À cette vue on se récria, même Léa, jalouse de la préférence accordée à sa mère par son ami de la première heure.

Le jeune homme s’enfuit, apeuré ; Léa le poursuivit et Mme Cayon, la rougeur de son front cachée par ses courts cheveux, partit à son tour.

Tous trois débouchèrent dans la rue et là n’osèrent plus se regarder ; une amertume indescriptible leur montait aux lèvres.

Certes leur tenue se compliquait de traces bizarres, les robes, les chapeaux, tout avait baigné dans l’anthracite. Mme Cayon avait du charbon, même sur ses cuisses maigres.

François, le premier, reprit son sang-froid.

— Si on suçait un p’tit verre de bière ?… i’ m’a asséché c’t’immeuble.

Mme Cayon lui jeta un regard méprisant, mais elle accepta ; un verre de bière est toujours bon à prendre. Léa battit des mains en signe d’allégresse et sauta des deux pieds à la fois.

La terrasse d’un bar voisin les reçut et François, après réflexion, commanda une bouteille de vin blanc. La mère, dont les goûts étaient distingués, aurait préféré un petit sirop. Le jeune homme lui expliqua :

— Faut qu’ ça râpe pour décoller le charbon.


IV

En famille.


Après quelques gorgées, François et ses invités se trouvèrent mieux. Léa fit les présentations :

— M’sieu François Fard, mon fiancé.

Mme Cayon considéra le jeune homme de biais, avec dans les yeux un indescriptible dégoût :

— V’s êtes pas beau !… Faudrait prendre l’habitude de vous débarbouiller !

François salua, cette franchise lui allait droit au cœur.

Léa, sournoise, tenta d’amener un rapprochement définitif. Discrète, elle conseilla à sa mère :

— Invite-le donc à dîner… t’as l’air pingre ! S’il nous croit sans le sou, jamais il ne m’épousera.

Mme Cayon, non sans regrets, acquiesça ; d’ailleurs elle jugeait de son devoir de mettre du sien afin de gagner cet époux à sa fille, celle-ci ayant fait déjà au delà du possible.

Elle pardonna donc, et reprenant son attitude digne, malgré son visage barbouillé :

— M’sieur Soiffard, vous dînez avec nous… à la fortune du pot.

— Bien sûr, consentit l’invité ; j’ paye une bouteille de champagne.

— Ça s’ra l’ repas des fiançailles, renchérit Léa, dont l’esprit alerte demeurait toujours en éveil. Déjà elle échafaudait un plan machiavélique susceptible de la dédommager de ses précédents déboires.

Sur cette décision, on partit, l’âme en joie, le cœur allégé des soucis anciens.

Dans l’appartement, chacun se réunit en un coin particulier pour, d’ablutions abondantes, supprimer ce que leur épiderme avait de trop noir.

Quand ils se réunirent à la salle à manger, ils avaient reconquis une mine agréable. Le chignon de Mme Cayon se trouvait rétabli en sa stricte harmonie ; les chouchettes de Léa frisotaient gaiement et sa robe verdâtre soutachée d’écarlate accentuait la blancheur de son teint.

On parla politique, François avoua être pour la réunion des partis ; Léa sourit parce que justement elle pensait à cela et Mme Cayon approuva sans grande certitude.

En un mot l’atmosphère était pacifiée, de beaux jours s’annonçaient, avant le mariage.

Tranquillisée, la digne dame quitta ses enfants pour rejoindre son fourneau où s’élaborait le pot-au-feu bi-hebdomadaire.

Léa se pendit au col de l’ami et l’embrassa sur le coin de la bouche, à petits coups. Elle rappela :

— Alors tu payes le champagne ?

Il se pinça l’extrémité du nez. Évidemment, sa bonne volonté, c’était indiscutable, sa bourse seule l’inquiétait. Léa devina son angoisse :

— T’as pas d’ pognon ?

Il eut le geste découragé du monsieur qui vient de laisser tomber sa pipe dans la Seine.

Encore elle l’embrassa, heureuse qu’il n’eût point d’argent, afin de pouvoir lui être utile. Elle se dégagea et courut au buffet, où gisait le porte-monnaie de Mme Cayon. D’une main experte, elle y puisa un billet de cinq francs et le tendit à l’ami.

Celui-ci contempla le billet avec désespoir :

— Jamais j’ trouverai du champagne à ce prix-là, et tu comprends j’ veux bien faire les choses.

— Tu diras qu’y en a pas dans l’ quartier, Achète trois litres à trente sous… avec de la cire bleue… y aura plus à boire.

Leste et joyeux, il sauta sur son chapeau et disparut dans les profondeurs de l’escalier.

Mme Cayon, revenue de la cuisine, s’inquiéta de son absence.

— Il est parti chercher le champagne, affirma Léa candide.

La mère fronça les sourcils :

— Il doit être dépensier… un litre de blanc aurait suffi.

Léa se récria :

— Penses-tu ! pour un dîner de fiançailles !

Elle regagna sa cuisine, ne trouvant aucun argument contre si juste raisonnement.

François revint et, glorieux, déposa sur la table trois litres roulés au préalable dans la boue du ruisseau et le tas de poussière d’un cantonnier.

Léa s’extasia :

— Du vieux ?

— Et du Bordeaux… quatre francs pièce ; j’ai donné ma signature pour la différence.

La jeune fille préféra croire qu’il les avait volés, ce qui impliquait, de sa part, un certain degré d’habileté.

In petto le jeune homme concluait :

— Voilà, j’ai encore vingt-cinq sous de bénef, pour les frais de déplacement.

Mme Cayon se récria :

— Oh ! c’est trop !

Il prit un petit air modeste :

— Mais non ! mais non !

— Si on en débouchait une en guise d’apéritif ? Ce fut accepté ; on se servit de petits verres et l’illusion fut complète ; même François s’y trompa. Sa langue claqua avec volupté :

Il est fièrement bon pour du bordeaux de 1849 !

Mme Cayon s’essuya la bouche d’un coin de tablier ; son visage pâle s’épanouit en un sourire et son chignon lui-même parut tressaillir de joie.

Pourtant, elle eut un remords :

— C’est tout d’ même bien de l’argent dépensé !

Elle s’en retourna à son pot-au-feu qui chantait.

Léa, extasiée, considéra l’ami :

— Comme t’es malin, mon coco !

— J’ le fais pas exprès… Papa était comme ça.

Ensemble, ils mirent le couvert ; Mme Cayon survint pour insinuer, doucereuse :

— Je n’offre pas de mon mauvais vin, celui de M. Soiffard est si bon !

Léa rectifia :

— On tâtera de ton p’tit blanc.

La mère économe grimaça avec amertume.

Le potage coula, onctueux et parfumé, François, habile, masquait son terrible appétit de jouvenceau sous un flot de compliments adressés à la future belle-mère. Il compara le bœuf et les cornichons au nectar des dieux ; le vin blanc, à l’ambroisie.

— Est-il ficelle ! pensa la jeune fille.

Et, admirative, elle posa un pied sur le genou du malicieux amant.

Au dessert, Mme Cayon, très rouge, voulut prouver qu’elle n’avait pas trop bu, en s’inquiétant de détails sérieux :

— Alors, jeune homme, vous avez une belle situation.

La bouche pleine, il acquiesça :

— Peuh !… vingt mille par an.

La bonne mère faillit perdre connaissance :

— Et moi qui le trouvais laid !

Elle réclama des précisions :

— Dans la finance au moins ?

François tenait dans sa main le pied gauche de Lélé :

— Dans la jolie chaussure ! souffla-t-il discret.

— Comme il est ficelle ! ponctua encore une fois Léa.

Et la maman pensait :

— Lélé est tout de même adroite, pour avoir déniché un fiancé semblable.

On prit une goutte d’eau-de-vie de cerises et Léa jugea qu’une après-midi aussi agréablement commencée ne pouvait se terminer par une séparation brutale.

Profitant de l’inattention maternelle, elle souffla :

— Quand tu s’ras parti, j’ouvrirai en douce la porte d’entrée… tu me rejoindras dans ma chambre…

— Et on s’ dira des choses, conclut-il cynique.


V

Symphonies en mineur.


Maintenant François Fard se sentait pressé de terminer cette quiète soirée de famille. Il prit soudain une attitude trépidante.

— Oh ! mon Dieu ! Et le comte de Pénoulette qui m’attend au club !… S’cusez, chère belle-maman… m’ respectueux hommages !…

Régence, il baisa la main de sa fiancée et s’esquiva, poursuivi par Mme Cayon, désireuse de lui faire un brin de conduite.

La cause réelle de cette impatience était un besoin urgent que la bienséance lui interdisait de satisfaire dans l’appartement.

Au premier étage, il crut inutile de descendre davantage et se pencha sur la rampe.

Sans doute visa-t-il mal, car du premier coup il éteignit l’unique bec de gaz.

— Zut ! gronda-t-il. J’ suis toujours trop discret ; j’aurais dû faire sur les marches.

La brusque obscurité avait attiré l’attention de la concierge. Sa présence sur le lieu du sinistre obligea François à gagner le rez-de-chaussée.

Là, il n’hésita plus à se rendre dans la rue pour terminer une tâche si malencontreusement commencée.

Sur le pas de la porte, il se buta à un gaillard qui jura :

— Vou… grrri !

Celui-ci se glissa dans l’escalier et grimpa les marches d’un pas souple.

— J’ dirai que j’ viens pour l’ charbon… si c’est la d’moiselle, ça s’ra tout expliqué… J’ l’amènerai sur l’ palier.

Comme elle l’avait promis, Léa avait laissé entr’ouverte la porte d’entrée.

Joseph, le charbonnier, n’eut donc aucune peine à pénétrer dans l’antichambre.

Arrivé à ce point, il fut un tantinet ému : violer un domicile lui paraissait autrement plus grave que de violer une inconnue dans un couloir.

En l’occurrence, la passion bouillonnante contraignit au silence le fond d’honnêteté tapissant sa conscience.

Il avança d’un pas timide et écouta.

Un bruit de faïence suivi d’un glou-glou harmonieux l’attira dans la bonne direction.

Il sourit au tableau que ce son cristallin évoquait en son esprit.

Une hésitation l’arrêta ; déjà le matin il avait été dupe. La gente demoiselle parfumée possédait une mère ; il s’agissait d’éviter cette mère, si l’on ne voulait être victime de ses bonnes intentions.

D’un dernier élan il s’approcha d’une porte et colla une narine contre la serrure. Aucune senteur particulière ne frappa son odorat.

Il passa outre, mais à l’huis suivant des effleuves capiteux lui remplirent le nez.

Le battant était tout juste poussé ; de l’extrémité de l’index, il augmenta l’entre-bâillement. Alors, de biais, le ventre rentré dans l’estomac, il pénétra au sein du sanctuaire virginal.

Toujours circonspecte, Léa avait éteint la lumière, afin d’éviter toute surprise de la part de sa mère, gardienne vigilante de son innocence entamée.

Mais si elle ne pouvait voir, elle entendit. Tout bas, elle flûta :

— C’ toi, Çois-Çois ?

— Tchi !… Tchi !… Tchi ! fit Joseph évitant de se compromettre.

— Viens au dodo ! insinua-t-elle.

Le charbonnier retira sa culotte de velours qu’il laissa choir sur le tapis.

Ici un silence, ou plus exactement : conversation de ressorts mécontents ; le bois de lit lui-même se plaignit, les punaises de l’appartement se sauvèrent terrifiées.

Joseph souffla et s’épongea le front :

— Vou… grrri !… En v’là une affaire !

— Tu peux dire, susurra Léa malicieuse.

Un bras tiède lui cercla le cou et le malheureux retomba incontinent dans le néant tandis que Fange de la volupté le frôlait de son aile agitée.

 

François Fard, plus altéré qu’amoureux, préféra se rendre au bar voisin où il ingéra un mélange tonifiant en fumant une cigarette de caporal.

Il parla politique, insuffla à un cocher de fiacre des opinions incendiaires, puis enfin songea à Léa.

Il s’en fut alors d’un pied alerte ; mais devant la maison, une nouvelle halte fut nécessaire.

Comme il inondait la porte, il eut un remords.

— Ça va sûrement attirer les moustiques !

En ricanant, il escalada les marches et au second trouva la porte largement ouverte.

Dans l’antichambre, il s’arrêta et prêta l’oreille. À droite, il entendit des sons divers.

— Bon, c’est la maman qui se cherche les puces.

Et il s’en fut vers la gauche.

L’huis fut aisé à ouvrir, la serrure crissa, mais sans excès. L’aspect de la chambre plongée dans l’obscurité le rendit maussade.

— Heureusement que j’ai prévu le cas, j’aurais jamais pu dénicher le vase de nuit dans ce noir.

Il s’assit à terre silencieusement et retira ses souliers, posa le pantalon sur ces derniers. Ensuite il introduisit ses chaussettes dans les bottes, recouvrit ce tas minuscule de son gilet et de sa veste. Son chapeau couronna l’édifice.

Debout, les cuisses libres, les pans de chemise agités, il se mit en marche dans la direction du lit.

— Pas aimable, la gosse !

Un soupir étouffé parut lui répondre.

— Elle m’attend ! amour d’enfant, va !

Il se hâta, joyeux et ferme. Près de la couche désirée, il appela doucement :

— Lélé !

Rien ! pas un mot de l’adorée l’invitant à se précipiter, à déverser le trop plein de son amour brûlant. Amèrement, il se plaignit :

— Oh ! fais pas ta chochotte !

Le silence, si possible, devint plus angoissant encore. Cette fois, il sentit bouillonner en lui une virile colère.

Soulevant le drap, il aperçut aussitôt la blancheur d’une rotondité charnue.

Sur ce but offert à sa juste vengeance, il envoya une claque formidable, qui réveilla au loin des sonorités endormies.

À cet acte de férocité répondit un cri lugubre :

— À l’assassin !

Puis une plainte :

— Ne m’ tuez pas, m’sieu l’ cambrioleur !

Cet organe était aigre, François ne le reconnut point pour le timbre mélodieux de l’amie. Il recula, anéanti :

— Mince ! J’ tape su’ l’ c.. à belle-maman !

Il tenta de réparer :

— S’cusez, chère madame !… présente m’ respectueux hommages !… c’est rapport à l’obscurité !

Devant un adversaire aussi poli, Mme Cayon, bien réveillée, sentit renaître son courage. Elle se dressa sur son maigre séant :

— S’pèce de cambrioleur ! Allez-vous-en ou j’appelle l’ commissaire d’ police !

Après tout François s’était montré courtois, il prétendait être payé de retour :

— Ça va bien !… Taisez-vous donc, vous êtes bien contente, on vous en fait pas tous les jours autant !

Mme Cayon n’avait point de sotte vanité, pourtant elle fut vexée ; elle devint furieuse :

— F’tez l’ camp, nom de D…, où j’ prends l’ revolver qu’est dans le tiroir de la table de nuit.

Elle sauta du lit et se précipita vers l’intrus, les bigoudis en bataille.

« Elle serait bien capable de ça ! » pensa-t-il.

Le plus prudent était donc de tirer au large. D’un bond il fut sur le tas de vêtements, qu’il emporta dans ses bras.

Sur le palier, il ne se crut pas encore en sûreté et continuant sa course, ne s’arrêta qu’au rez-de-chaussée.

Essoufflé, il s’assit sur la dernière marche, dont la pierre blanche glaça sa chair nue.

— Ben, j’ les retiens, les rendez-vous d’amour de Lélé ! Hier des calottes ; aujourd’hui, des menaces de mort.

Il se remua un peu :

— Zut, que cette pierre est fraîche !

Il lui fallut se relever, pour tapoter d’une main fébrile son arrière-train glacé.

— Va falloir m’habiller !… Sûr, j’ai perdu mon bouton de faux-col !


VI

Les erreurs d’un pantalon.


La belle défense de Mme Cayon avait causé quelque vacarme. Léa et son charbonnier en restèrent interdits, juste entre deux soupirs.

Pressés par la nécessité, ils terminèrent hâtivement la tâche commencée ; mais le dernier effort donné, Léa se sentit tourmentée par une indicible terreur.

— Sauve-toi, Çois-Çois en sucre ! m’man va s’amener et elle est si bégueule, tu sais !…

Joseph n’avait pas attendu la fin de ces explications pour courir à quatre pattes, sur le tapis, à la recherche de son pantalon.

Au hasard, il ramassa du linge, des étoffes et s’enfuit par où il était venu.

François Fard atteignait déjà le premier étage, lorsqu’il arriva sur le palier. Mais plus courageux que le jeune fiancé, il résolut de se vêtir sur-le-champ.

Hélas, par la plus extravagante des fatalités, il possédait exactement sa veste, une robe en tissu éponge, une fine chemise de batiste, mais point de pantalon.

Il demeura une minute atterré. Cependant, en honnête homme, il préféra descendre les cuisses au vent plutôt que de s’approprier une jupe ne lui appartenant pas. Il eut même l’attention de l’accrocher au bouton de la porte, où une voisine la chipa le lendemain matin.

Et il dévala les marches, en une course féline, sans bruit, en rasant les murs.

Au premier, son pied buta dans un objet insolite ; il se baissa et ramassa.

Oh ! bonheur ! c’était une paire de culottes, à coup sûr la sienne, jetée par la prudente Léa.

— Vou… grri ! En v’là une chance !

Homme d’action plutôt que rêveur contemplatif, il ne réfléchit pas davantage et enfila une jambe, puis l’autre.

Il s’étonna pourtant ; l’indispensable de velours s’était transformé en fin drap ; en outre il le serrait un peu. Mais bast ! la nuit pouvait parfaitement l’inciter à l’erreur.

En bas, François, le chapeau sur la tête, les souliers aux pieds, mais les pans de chemise battant les cuisses, se lamentait.

Il rampait, envoyant de droite et de gauche des mains inquisitrices.

— Bon Dieu de bon Dieu ! où est mon grimpant ? Tout était ensemble… J’ l’ai pas laissé chez belle-maman.

Soudain il entendit un bruit vague derrière lui ; il crut à la présence sournoise de Mme Cayon et, apeuré, s’aplatit sous la cage de l’escalier.

Il distingua l’ombre d’un homme filant vers la sortie. Il fut soulagé et reprit ses recherches.

— Si ’core j’avais des allumettes, mais elles sont dans la poche de c’ sacré falzar !

Pourtant il ne se découragea pas :

— Sur il est là l’ rossard ! s’ cache seulement pour m’ faire enrhumer.

Tantôt à plat ventre, tantôt de flanc, il rampait sur le pavé glacé, fouillant la nuit d’un regard sévère. Enfin il dut se rendre à l’évidence.

— Bonsoir d’ bonsoir ! J’ l’ai laissé chez la vieille. M’s’ amours sont fichues ! Jamais elle ne voudra d’un gendre qui lâche ses culottes un peu partout !… Faut être juste, c’est pas une recommandation.

Ému, il se rassit sur la première marche :

— Et j’ai soif !… Soif comme le monsieur qui suçait sa langue pour s’ faire de la salive !

Un sentiment d’amertume gonfla son cœur :

— Il y a bien un débit, tout près, mais ma galette est aussi dans mon grimpant !… À la rigueur, j’aurais huit sous, qu’ j’irais comme ça. J’ dirais que j’ suis Écossais… y a pas de déshonneur à être Écossais.

Un courant d’air glissa par la porte et vint balayer François, entre les genoux. Il frissonna.

— Non, jamais j’ pourrai rentrer comme ça chez moi, avec seulement mes deux petits tabliers !

Le vent souffla plus fort ! François cambra les reins :

— C’te brise me pénètre à l’intérieur par mes émonctoires… J’ me glace le péritoine…

Énergique, il se redressa :

— Tant pis, j’ vas réclamer un grimpant à belle-maman… Peut pas m’ refuser ça, si c’est une honnête femme.

Les mains derrière le dos, afin de se donner une attitude digne, il remonta l’escalier.

Devant la porte, il mit poliment le chapeau à la main et s’essaya à sourire avec amabilité. On peut être à demi en chemise, sans cesser d’être homme du monde.

L’huis était largement ouvert ; il avança d’un pas, mais s’arrêta aussitôt : des voix parvenaient jusqu’à lui.

— Y a du pied dans la chaussette… la maman engueule s’n’enfant.

Il tendit l’oreille et sourit :

— Bon, j’cours chercher mon « indispensable » dans la chambre à mâme Cayon et j’ bats en retraite. Ni vu, ni connu, j’ suis encore un homme d’honneur.

Pressé d’en finir, il trotta droit devant lui, le nez au vent, l’oreille aux aguets, pinçant de ses doigts discrets les deux pans de sa chemise, afin d’obtenir une hermétique fermeture.

Étudier au préalable la topographie des lieux aurait été sage ; par malheur, comme on a pu s’en apercevoir, il était une nature impulsive.

Victime encore une fois de son premier mouvement, il ouvrit une porte au hasard et se précipita en avant.

Après dix pas, il s’en fut cogner contre une table : sa malchance l’avait conduit dans la salle à manger.

— Zut ! c’est pas ici qu’est ma culotte !

La constatation de son erreur, au lieu de le décourager, réveilla sa soif.

— Le bon Dieu m’a dirigé près du buffet. Merci, Seigneur ! François Fard ne sera pas un ingrat.

De ses deux bras tendus il fouilla l’obscurité. Il rencontra des chaises ; ce point de repère suffit à le mener au but.

— V’là le buffet ! gouailla-t-il. L’ buffet à belle-maman !

Et il ouvrit une porte, plongeant à l’intérieur du meuble ses doigts arrondis en griffe.

La divinité protectrice des ivrognes favorisa sa tentative ; il atteignit une bouteille qu’il déboucha dextrement.

La langue sèche, il but goulûment.

On entendit un glou-glou sonore, puis tout repartit sur le tapis, accompagné d’une interjection :

— Pouah ! la saleté !

Il y avait erreur ; c’était l’huile à salade. Il résuma :

— Brrr ! c’est gras !

Après s’être essuyé la bouche, il reprit ses investigations. Rendu prudent par l’adversité, il sut choisir cette fois.

Déjà il espérait une honnête récompense de ses efforts, lorsque soudain résonna dans l’appartement une galopade effrénée.

Le litre serré contre sa poitrine, il ne songea plus qu’à fuir. Évidemment, ce n’était pas l’heure d’être surpris, sa tenue aurait pu paraître équivoque.

Cette retraite tactique le conduisit à une issue donnant sur le couloir sombre ; quelques pas plus loin, une autre porte se présentait, ouverte avec bienveillance.

Sans une hésitation, il entra. Le réduit était étroit ; deux secondes d’investigation, un reniflement prolongé suffirent à le renseigner.

— Parfait, j’suis dans l’ W.. C. Si on me surprend sans culotte, ça paraîtra naturel.

Les gestes lents, le front serein, il souleva la planchette et la chemise retroussée il s’installa commodément. Alors, il laissa échapper un « ouf » de satisfaction. Puis haussant le litre, il aspira goulûment le vin parfumé et frais.

Il conclut :

— Allons, tout s’arrange : la vie est belle, le w.-c. propice, le vin délicat.

Nature philosophique, il se sentit aussitôt heureux, et après avoir déposé la bouteille, il extirpa d’une poche de veston tabac et papier.

Il fuma, le dos au mur, l’arrière-train encastré dans l’orifice circulaire, les jambes pendantes et les genoux au frais.

Satisfait, il envoya un long jet de salive contre la porte.


VII

Chimères et Réalités.


Ce qui avait motivé la fuite de François, c’était l’arrivée tumultueuse de Mme Cayon.

Aussitôt débarrassée de son cambrioleur, elle avait couru chercher refuge auprès de sa fille.

Léa, certaine de son innocence, attendait paisiblement, couchée sur le dos, les frisettes au vent, la paupière mi-close.

À l’irruption de sa mère, elle tourna la tête et questionna d’un ton dolent :

— Qui gnia ?

— Un voleur ! hoqueta Mme Cayon en serrant sa chemise contre ses hanches maigres.

Habituée aux aîtres, elle se dirigea vers la cheminée où gisait une boîte d’allumettes. Après trois bâtonnets brisés et une brûlure au pouce, elle obtint de la lampe une lumière suffisante.

Alors, elle se retourna pour regarder sa fille.

Elle crut rêver ; elle se frotta les paupières dans l’espérance illusoire de faire cesser l’horrible hallucination.

Hélas, tous ces essais furent infructueux ; en face d’elle s’étalait, dans toute sa hideur, l’épouvantable réalité.

Pourtant, elle voulut lutter encore ; non, ce n’était point son enfant, cette petite chose noire qu’elle distinguait sur le lit barbouillé de suie.

Léa, candide, la fixait de ses prunelles interrogatives. La mère, en titubant, s’approcha et de deux doigts dégoûtés souleva le drap.

Un soupir de tristesse lui échappa ; sa fille était noire jusqu’à son petit nombril.

Elle recula désespérée et haussa jusqu’à ses bigoudis ses parures moites, même elle écrasa ces vains ornements sur son front prêt à éclater.

— Mon Dieu ! gémit-elle, tu traînes ta vertu jusqu’à la fange d’un charbonnier libidineux et érotique.

Léa s’étonna un peu ; elle eut une délicieuse petite moue des lèvres et sourit d’une façon angélique.

— C’est pas d’ ma faute !

Mme Cayon sentit toute sa colère se fondre en une douce compassion :

— Ma pauvre petite !… Enfin, il te reste peut-être quelque chose de ta blancheur immaculée…

La jeune fille songea enfin à se regarder ; elle comprit et une rougeur de mécontentement envahit ses joues.

— V’là que j’ vais être obligée de m’ laver !

Maussade, elle remonta le drap et coula un œil curieux dans la direction de sa mère.

Celle-ci, effondrée dans un fauteuil jurait percevoir dans ses veines la congélation lente de son sang.

— Je vais mourir !… Tu m’ fais trop d’ chagrin.

— T’exagère, m’man… t’es encore si jeune !

— Tu me conduis au tombeau.

— Voyons m’man… j’ai pas commis un crime…

— T’as perdu ta vertu, c’est la même chose.

— C’est pas vrai, j’ l’ai pas perdue, j’ l’ai prêtée.

— Oh !

— Dame, pisque c’est à mon fiancé.

— Ton fiancé ?… Le charbonnier ?

— Tu m’ fais bouillir !… J’ te dis mon fiancé, c’est Çois-Çois, tu le connais pourtant.

— M’sieu Soiffard, qui t’a noircie comme ça ?

— Probable qu’il transpirait.

Mme Cayon eut un soupir douloureux. Vraiment elle ne comprenait point comment un jeune homme qui gagnait tant d’argent pouvait noircir ainsi sa fiancée. Elle laissa percer un doute :

— Mais ta figure ?

Léa sauta du lit et, en face de sa glace, eut une grimace de désappointement :

— C’est d’ ma faute aussi… J’ suis trop curieuse… sans ça m’man aurait rien vu.

Mme Cayon sentit luire en elle un dernier éclair de raison. Elle jeta par la pièce un regard circulaire et aussitôt ses yeux se fixèrent sur une cotte de velours couverte d’une fine poussière de charbon. Elle eut l’impression d’être dupée :

— Et ça ? rugit-elle… c’est p’t’être aussi à c’ gentil m’sieur Soiffard ?

Léa, se voyant démasquée, eut un sourire attristé, sa tête se pencha sur l’épaule gauche et, contrite, elle répéta :

— C’est pas d’ ma faute aussi !…

— Malheureuse enfant ! gémit Mme Cayon. Tu galvaudes ce beau corps que j’ai créé, en compagnie de ton père, à l’image de Dieu… Tu mériterais d’être maudite.

Léa, tremblante, implora :

— Oh ! fais pas ça, m’man !

— Non, mais prie ton ange gardien, que M. Soiffard ignore toujours tes turpitudes.

Mais Léa était songeuse ; elle scruta sa mère :

— Pourquoi Çois-Çois n’est pas venu ? songea-t-elle. Où a-t-il été, le satyre ?

À haute voix elle questionna :

— Et ton cambrioleur, m’man ?

— C’est vrai… j’oubliais… il a dû nous voler le misérable, j’avais encore cinq francs dans mon porte-monnaie.

Elle voulut s’élancer, Léa la retint par la chemise de nuit :

— C’ qui t’a fait ? dis, m’man ? L’ dernier outrage ? T’as perdu ta vertu aussi ?… T’as galvaudé ton beau corps ?… Alors c’est p’t’être à toi, l’ pantalon qu’est là.

Mme Cayon, très digne, lui imposa silence :

— Non ma fille… il m’a seulement donné une grande claque, sur ma figure… de là-bas derrière.

Léa croula dans un fauteuil, toute secouée d’un joli rire perlé :

— Ah ! mince !… une claque là… c’ que t’as dû rigoler…

— Ça m’a blessée dans mon amour d’ la bienséance.

— Tu t’assois souvent d’sus ton amour d’ la bienséance.

Cette scène pénible avait assez duré, Mme Cayon plissa ses petites paupières et cette mimique suffit pour que tout rentre dans l’ordre.

De deux doigts méprisants, elle pinça le modeste pantalon et intima :

— Lélé, ouvre ta fenêtre !

Dix secondes plus tard, le roturier indispensable roulait sur la chaussée.

Cet acte de justice accompli, la mère se sentit rassérénée. Après tout, il ne subsistait plus de traces du déshonneur de sa fille.

Si le fiancé osait un jour accuser, on serait deux pour lui répondre, deux doctes personnes douées de grandes facilités oratoires.

Elles en étaient là de leurs réflexions lorsqu’un juron traversa l’appartement. C’était François qui crachait sa gorgée d’huile sur le tapis.

— C’est sûrement l’ cambrioleur.

Léa, sournoise, questionna :

— L’ cambrioleur qui t’a donné une claque sur le bas-fond ?

À cette réminiscence, la bonne dame s’effondra dans le fauteuil.

— Jamais je n’oserai me représenter devant lui…

— J’irai, moi, clama Léa audacieuse.

La mère se redressa énergique et vigoureuse :

— Prends l’ pique-feu… et moi ma pantoufle ! Elles se précipitèrent, accompagnant cette course d’exclamations sauvages.

Le résultat désiré fut obtenu ; quand elles parvinrent à la salle à manger, elle était vide, mais le buffet ouvert.

Devant ce meuble, elles s’arrêtèrent, soucieuses, et contemplèrent une tache grasse maculant la carpette :

— Il a fait des incongruités, affirma Mme Cayon. Léa posa un index curieux sur cette humidité suspecte.

— Touche pas à cette saleté ! clama sa mère.

— C’est gras… on dirait d’ la zopissa.

— C’est du pipi d’alcoolique, trancha Mme Cayon avec une science tranquille.

— Tout d’ même, j’aurais bien aimé être là, pensa l’intrépide jeune fille.

L’auteur de ses jours voulut l’arracher à cette dangereuse rêverie :

— Allons nous coucher, innocente enfant.

Secouées de petits frissons, elles regagnèrent leur chambre respective.


VIII

Salut à la lune.


Dans le W. C., François Fard attendait sans impatience des temps meilleurs.

Parfois, dans l’unique intention de se distraire, il crachait sur les murs et buvait une gorgée de vin.

Ce rite accompli, il s’essuyait les lèvres d’un coin de chemise et reprenait ses méditations.

Mais François n’était pas une nature d’élite ; jamais, à l’instar de Napoléon, il n’aurait pu se livrer à des occupations multiples et simultanées, durant une nuit entière.

Au contraire, cet après-midi mouvementé avait épuisé sa force de résistance.

Et, soudain, il s’endormit sur l’ouverture circulaire et le crâne appuyé au tuyau de l’appareil britannique.

À ses pieds gisait le litre vide, entouré d’un certain nombre de mégots.

Dans leur lit, Mme Cayon et sa fille n’eurent pas un sommeil paisible. La première se rappelait, avec amertume, l’insulte infligée à son arrière-train dénudé. La seconde, nerveuse, un doigt sur les lèvres, cherchait à percer le mystère du pantalon de velours découvert dans sa chambre.

Si Mme Cayon se releva, le lendemain matin, relativement dispose, Léa, par contre, présenta des paupières bleuies et un cerne de bistre descendant presqu’au milieu des joues.

En ce masque décomposé, on reconnaissait le doigt de la Providence, qui sait punir les petites filles peu sages.

La mère eut pitié :

— Pauvre chère enfant, cet affreux charbonnier t’a épuisée. Repose-toi jusqu’à midi, l’ouvrage se passera de tes doigts débiles.

Elle sourit tristement et sa jolie tête, casquée d’une chevelure embrouillée, se pencha sur l’épaule gauche.

À son tour, dans son réduit parfumé, François se réveilla.

Tout d’abord, il fut étonné de se trouver là et, par habitude, prit une feuille de papier hygiénique.

L’inutilité de ce geste ayant été reconnue, il se demanda, avec angoisse, pourquoi les méchants, ses innombrables ennemis personnels, l’avaient privé de sa culotte pour le claustrer en cette loggia discrète.

La vue du litre vide le remplit d’inquiétude.

— Rien à boire !… Et pourtant, ma pauvre gorge est en feu, mon palais est cuivreux comme un bijou de grande mondaine, et Dieu me pardonne, je ne sens plus ma langue.

Rendre à ses muscles leur élasticité coutumière était urgent. Il se leva, jeta, par acquit de conscience, un coup d’œil inquisiteur au fond de la blanche cuvette et referma l’orifice.

Cherchant un chemin vers la liberté, il grimpa sur le siège ciré et glissa une face crispée par l’étroit hublot donnant sur une cour intérieure.

— Pas moyen de fuir par là, conclut-il désespérément.

Derechef il s’assit et se mit à réfléchir. La vue de ses cuisses nues l’émut :

— J’étais un peu vaporeux hier soir… mais j’ai comme une souvenance d’avoir abandonné mon grimpant chez belle-maman.

Une clarté subite envahit son cerveau :

— C’est ça, j’ me suis balladé en voile sur le boulevard, et des agents de la force publique m’ont séquestré pour attentat aux bonnes mœurs.

« Me v’là déshonoré ! »

Un sourire plissa ses lèvres :

— Ont pas dû s’embêter sur mon passage, les p’tites dames.

Cet accès de gaîté s’estompa dans les affres de la frayeur :

— J’ veux pas aller en correctionnelle… m’ faut m’évader !

Dans une fureur subite, il brandit un poing noueux :

— Maudite porte qui me sépare de la liberté et de l’honneur !

Comme il soliloquait ainsi, un murmure confus parvenait aux oreilles de Léa, rêveuse en un fauteuil de la salle à manger.

Sur la pointe de ses petons, elle se g-lissa dans le vestibule et prêta l’oreille.

Non loin, une voix sourde jurait le saint nom du Père éternel.

L’auteur de ce blasphème lui devint aussitôt sympathique et, incontinent, elle chercha à entrer en relations.

Après des efforts d’immobilité ayant duré plusieurs secondes, elle eut une certitude : l’orateur inconnu se cachait derrière la porte des W.-C.

Avec précaution, elle écarta l’huis. À la vue de François, les jambes nues, elle eut un râle de bonheur :

— Çois-Çois sans culotte !… Oh ! chéri !

Elle s’assit sur les genoux tendus et forma, de ses bras graciles, un tiède collier au prisonnier abasourdi.

— T’es venue me réclamer chez l’ commissaire ?

Elle ne répondit pas, le simple accoutrement de son ami lui donnait des pensers sérieux. François la repoussa avec inquiétude :

— Penses-tu… ici ?… Un geôlier pourrait nous surprendre.

Mais ils éclatèrent d’un rire sourd ; puis ce fut le silence des grandes catastrophes. Enfin, Léa battit, d’un geste coquet, sa jupe froissée :

— Na !… Maintenant j’ vas t’aider à t’ trotter… m’man n’y verra rien.

— T’as ma culotte ?

Elle ouvrit de grands yeux humides :

— T’ l’as donc perdue ?

Il fronça le sourcil au vague souvenir de ses déboires.

— L’ai oubliée chez toi !

— En velours ?

— Ben ta culotte… et toute sale encore.

— Tu railles, chère ! mon pantalon est de pur drap anglais et même fort propre. Je n’ai pas des habitudes de nouveau-né.

Elle ne comprit plus ; évidemment une erreur tragique se cachait sous tout ceci. Un souvenir agréable hanta son esprit et elle fixa l’ami avec, dans ses prunelles couleur de topaze, un rire malicieux.

— Mon pauv’ bétail, j’ai pas ta culotte, na !

Il se révolta :

— J’ m’en fiche… m’ la faut !

Elle réfléchit ; cet incident n’était pas d’une gravité excessive. Elle proposa :

— Viens t’ coucher dans mon lit… pendant ce temps j’ me livrerai à une enquête.

— J’ suis bien ici… J’ veux mon grimpant !

— Fais pas l’idiot, mon p’tit Çois-Çois. M’man est très régulière… à dix heures tapant, elle vient sur le siège.

— J’ lui laisserai une place…, ça m’ gêne pas… J’ suis pas dégoûté.

Le temps pressait, l’obstination du jeune homme risquait d’amener l’avortement d’un plan subtilement conçu.

Elle employa les grands moyens et versa trois larmes qui roulèrent et brillèrent comme des diamants du Brésil, sur ses joues fatiguées.

— Oh ! mon Çois-Çois, tu m’ causes bien du chagrin !

Il fut douloureusement frappé et serra convulsivement, entre ses genoux, les menottes de l’adorée :

— Oh ! ma Lélé !

Elle se rebella :

— Allons, parle pas malgache maintenant, et viens. Il eut un hochement de tête désabusé et se résigna. Par le pan de sa chemise, elle l’entraîna, lui montrant le chemin.

Comme ils atteignaient le vestibule, l’organe grêle de Mme Cayon nasilla :

— N’ te fatigues pas, Lélé… laisse l’ouvrage, mon enfant.

François eut un sursaut :

— Elle m’appelle l’ouvrage maintenant ?

L’amie le tranquillisa, pour le pousser ensuite dans la première chambre venue.

Il se trouva ainsi dans l’appartement privé de Mme Cayon, tandis que Léa se sauvait reprendre sa place dans la salle à manger, en face de la fenêtre ouverte sur la rue Popincourt.

François, confiant en la sagacité de sa maîtresse, jugea inutile de se gêner. Il roula une cigarette, chipa une allumette et s’allongea voluptueusement sur le lit fraîchement rétabli en sa belle ordonnance.

Ainsi, il eut un moment de douce béatitude, soufflant vers le plafond de fines colonnes de fumée grise.


IX

Heures savoureuses.


Si François était paisible, Léa pleine d’espoir, Joseph, le charbonnier, par contre, éprouvait un désir violent de revoir la demoiselle qui sentait la violette et la jacinthe.

On était à l’époque de la canicule, mais de cela on ne pouvait déduire que chez les Cayon, le charbon fût inutile.

Joseph chargea donc un sac sur ses épaules et bravement monta au second.

Le cœur battant, les lèvres humides, il sonna :

— Vou…grri ! si c’est la demoiselle, j’ lui expliquerai la chose sur le palier… Si c’est la maman, j’ l’engueulerai, parce que j’ veux pas être grimpé ici pour rien.

Mme Cayon, la chevelure cachée par une draperie chinoise, secouait par la fenêtre des chiffons lourds de poussière. Les narines tordues, les yeux papillotants, elle cria :

— Va ouvrir, chérie. Si c’est un mendiant, d’mande-lui la monnaie d’ cent francs.

Curieuse, Léa s’empressa.

À sa vue, Joseph eut un bon sourire de contentement. D’un coup d’épaule, il envoya le sac sur le paillasson et un nuage noir s’étira par l’antichambre.

De ses belles mains de travailleur conscient, il saisit Léa par les joues et attira la tête blonde contre ses lèvres gourmandes.

— Bougra !… c’te bonne surprise.

Léa, à demi suffoquée, cherchait un point d’appui.

— Comme tu dis ! balbutia-t-elle.

Cynique, il offrit le point d’appui réclamé. Elle eut peur, un palier n’ayant jamais été destiné aux ébats voluptueux des locataires.

— Non… pas là… pis vous allez encore tout m’ noircir !

— Ça n’empêche pas les sentiments, vougrri… et des sentiments, j’en ai ma pleine réserve.

Timide, il proposa :

— Voulez-vous que j’ m’assoie sur l’ sac d’ charbon ?

Après un coup d’œil furtif, Léa prit une détermination audacieuse.

— Venez !

Et elle l’empoigna au hasard, l’entraînant d’une menotte vigoureuse.

Cependant, Mme Cayon, entendant le murmure d’une conversation, s’inquiéta.

— C’est une visite, je vais m’essuyer la figure pour avoir l’air d’être débarbouillée.

D’un pas feutré, elle s’en alla vers sa chambre. François n’eut que le temps de s’enfouir sous l’édredon.

— V’là belle-maman et j’ai toujours pas de culotte !

Par un interstice, il surveilla les gestes de la dame. Il la vit coller une oreille indiscrète contre une porte ; puis, soudain, elle repartit vers une destination inconnue.

En réalité, Mme Cayon était intriguée par la conduite mystérieuse de sa fille. Le sentiment du devoir maternel l’incitait à se renseigner au plus tôt.

Exécutant un mouvement tournant par la salle à manger, elle s’apprêtait à tomber sur les derrières du couple criminel.

Mais déjà celui-ci s’était engouffré dans le logis particulier de la jeune fille.

La mère se buta à une porte fermée à clé.

— Ouvre ! Je l’ordonne ! hurla-t-elle, sûre de ses droits.

Joseph avait retiré son pantalon et affirmait à la fille retrouvée qu’elle fleurait la violette et la jacinthe.

Le verbe tonitruant de Mme Cayon glaça leur juvénile ardeur.

Léa frissonna et, poussant son noir amant :

— Va, sauve-toi dans la pièce à côté…

François aussi avait tremblé ; il crut devoir s’enfuir vers la salle à manger pour gagner le buen-retiro, qu’il n’aurait jamais dû quitter.

Ainsi Joseph ne se trouva point en face du rival ; quand il pénétra dans la chambre de Mme Cayon, celui-ci avait tiré au large.

La rencontre entre la mère et la fille fut tumultueuse. Si Léa avait eu le temps de repousser le pantalon révélateur, elle conservait sur ses joues claires des traces charbonneuses indéniables, sa jolie bouche rouge elle-même était cerclée d’anthracite.

— Oh ! Infamie !… Tu me répugnes, fille sans pudeur !

Léa esquissa une moue fâchée :

— Pourquoi tu m’insultes ?

La digne mère fut atterrée par tant de cynisme :

— Elle le demande ?… Oh ! la malheureuse !… Et si M. Soiffard te voyait ?

La jeune fille eut un petit rire désinvolte :

— Peuh !… Il est moderne lui, au moins… il ne dirait rien.

Mme Cayon se refusa à en entendre davantage ; elle recula vers sa chambre, suivie par Léa tremblante.

Mais Joseph, en apercevant la porte de la salle à manger ouverte, avait filé de ce côté.

Pendant ce temps, François, toujours le précédant, atteignait le vestibule.

Piqué par le démon de la curiosité, il rampa dans la direction des voix.

Il ne comprit rien à la dispute, mais acquit la conviction que les deux femmes s’éloignaient. Il eut une idée de génie :

— C’est la chambre à Lélé… J’y s’rai mieux qu’ dans le réduit odorant.

Il poussa la porte et s’écroula dans le fauteuil avec un soupir de soulagement. Enfin il se sentait en sûreté.

Par contre, Joseph, sur ses traces, s’était arrêté au milieu de l’antichambre.

— Si j’avais ma culotte, j’ me trotterais… c’est sûr. Mais voilà, j’ l’ai pas, faut attendre la demoiselle.

N’ayant pas d’autre alternative, il se cacha derrière le porte-parapluie.

La salle à manger fut l’ultime refuge de Mme Cayon et de sa fille ; aucun obstacle n’avait entravé leur course.

Épuisées par une angoisse égale, mais de causes différentes, elles se laissèrent tomber sur une chaise et se turent.

La mère maudissait en pensée la légèreté de la jeunesse du siècle.

Léa, troublée, se demandait :

— Où sont-ils passés ?… On a fait le tour de l’appartement et pas plus d’amoureux que sous les draps de maman.

Le problème l’ahurissait : ses deux amants, également sans culottes, ne pouvaient en cette minute se promener sur les trottoirs de la rue Popincourt.

Léa se trompait : François, d’un regard aigu, avait inventorié le mobilier de la pièce.

Et sous un fauteuil, il distinguait soudain l’indispensable abandonné par Joseph.

— Tiens, mon grimpant ! exulta-t-il. Est-elle heureuse cette Lélé !

François avait raison, c’était là son bien, grâce à la substitution ayant eu lieu la nuit précédente.

Il compléta sa toilette et se jugea convenable.

— On va pouvoir serrer la pince à belle-maman. J’ai raté le bureau, m’ faut une compensation. J’ déjeunerai ici.

Dans le vestibule, il croisa Joseph qui grelottait les jambes à l’air, mais il ne le vit point, trop occupé de sa propre importance.

Son apparition dans l’encadrement de la pièce fit sursauter Mme Cayon et sa fille.

Cette dernière se renfrogna :

— Zut, il a sa culotte !

Les pensées de Mme Cayon étaient plus sérieuses.

— V’là l’ mossieu… faut dérober à sa vue la turpitude de mon enfant.

Aussi sourit-elle à Léa :

— Ma chérie, tu ne sautes pas dans les bras de ton charmant fiancé ?

La jeune fille rougit pudiquement, mais ne s’en laissa pas moins aller avec un candide abandon sur la poitrine de François.

Touché de tant de bienveillance, il s’expliqua :

— Je quitte à l’instant mon ami, le marquis de Tipalas, un grand d’Espagne. Comme je passais, je suis venu déjeuner en votre harmonieuse compagnie.

La mère s’extasia :

— Comme il cause bien… on voit qu’il gagne vingt mille francs par an.

Cependant elle eut un regret :

— Ces riches sont très sans-gêne… me voilà obligée à la dépense… Hier soir il m’a déjà coûté vingt-neuf sous.

Une idée lumineuse traversa son esprit :

— Je regrette beaucoup que votre délicieux vin soit fini !

François salua :

— Ça ne fait rien, j’ me contenterai de vot’ petit blanc.

Mme Cayon grimaça de désespoir. Elle se remit toutefois, pour assurer avec aménité :

— Je vous laisse, mes enfants… Je vais m’occuper du déjeuner.

François ne perdit pas un temps précieux en vains palabres ; il entra aussitôt dans le vif de la question :

— C’est pas tout ça ; j’ai retrouvé mon grimpant, mais pas mon porte-monnaie… Il a dû rouler à terre, tu le dénicheras… il contenait cinquante francs. Prête-moi cent sous, tu garderas le reste…

Léa admira sans restriction :

— Est-il ficelle !

Cependant, à la réflexion, elle fut une seconde étourdie ; on réclamait cinq francs de sa générosité, tandis qu’elle ne possédait pas cinq sous.

Devinant son hésitation, il employa les moyens extrêmes. Des mains, des lèvres, il se montra convaincant.

Palpitante, elle se dégagea :

— ’tends chéri… j’ vas chiper ça à maman… toujours dans l’ buffet…

Ce fut la tirelire de Mme Cayon qu’elle dévalisa sans vergogne. À l’amant, elle remit cinq francs en pièces de deux sous.

Il reçut cette obole d’un air souverain :

— Merci, enfant, le bon Dieu te le rendra. Maintenant je trotte chercher du bordeaux pour ton agréable mère.

Naturellement, il dégusta au bar un petit apéritif et parla politique avec un plombier qui n’avait pas d’opinion. Puis il revint nanti de deux flacons poudreux, dont la vue réjouit la vieille avarice de Mme Cayon.

— Il est tout de même charmant ! pensa-belle. À son tour, elle servit le déjeuner et François manifesta de la sympathie à tous les plats.

— Ah ! comme il fait bon manger en famille ! Cette nourriture épicée des restaurants vous délabre l’estomac.

Avec le café, il réclama de ces excellentes cerises arrosées de cognac, dont il avait pu apprécier les mérites.

Mme Cayon, boudeuse, maugréa :

— Quand ils seront mariés, je réclamerai chez eux la chartreuse.

Enfin après le dîner, voyant ses enfants sagement assis côte à côte, elle ne crut pas devoir lutter contre les invites d’une digestion difficile. Elle s’endormit, le menton entre ses deux seins plats.

Léa attendait cette minute bienheureuse. D’un geste preste, elle pinça l’ami au gras de la cuisse :

— Trottons !

Ils filèrent à pas feutrés, ricanant en sourdine.


X

Voix mystérieuses.


Si nous avons laissé Joseph en pan de chemise dans le vestibule, il serait juste de ne pas l’oublier. Revenons donc à lui.

Certes, il patienta une demi-heure ; mais à partir de ce moment, il commença à trouver la situation désagréable.

— Vou… grri !… Si j’avais seulement un caleçon ! gémissait-il douloureusement.

Cette lamentation ne servit qu’à accroître son chagrin.

Cependant quand il vit ses hôtes involontaires s’installer à table, il prit une décision définitive.

— Ils boulottent ! Je puis donc retourner à la chambre de la demoiselle, ramasser mon pantalon et me cavaler.

Hélas, le charbonnier propose et Dieu dispose ; Joseph allait se rendre compte de la justesse de cet aphorisme inventé par la sagesse des nations.

Ce projet paraissait praticable, l’Arverne se disposa à l’exécuter en hâte.

Méfiant, l’oreille tendue, les poings crispés, il se dirigea vers la chambrette virginale.

Aussitôt entré, il chercha des yeux son bien. La netteté de la pièce lui enleva rapidement ses illusions.

Une main sur le crâne, l’autre grattant le bas des reins, il se lamenta :

— Bougre ! … où me l’a-t-elle fourré ?

Avec l’idée que l’indispensable avait glissé sous un meuble, il rampa, le ventre à terre, le nez fureteur.

Rien ! la culotte était invisible.

Assis au milieu du tapis, il s’abandonna au désespoir.

— Vou… grrri ! me v’là propre !

Il brandit un poing noir.

— J’ai jamais eu d’ chance avec c’ falzar ! Déjà c’ matin une cliente m’a r’filé dix sous grecs.

Au découragement fit suite la plus atroce des craintes :

Et si la maman l’avait chipé ?… M’ le garderait p’t’être pour protéger ses d’sous ?

N’ayant plus d’espérance qu’en un hasard miraculeux, il s’abandonna à sa destinée, changeant seulement de position.

Installé dans un fauteuil, il s’occupa à sucer avec mélancolie le tuyau de sa pipe, en prêtant une oreille attentive aux bruits extérieurs.

Longtemps il resta là, les pans de chemise pudiquement tirés sur les genoux.

Malgré la finesse de son ouïe, il ne remarqua pas l’arrivée de Léa et de son complice dans la pièce voisine.

La jeune fille, après avoir repoussé l’huis, s’était ingéniée à tuer le temps de la façon la plus agréable.

François, toujours soigneux, posa avec délicatesse, sur les bras d’un fauteuil, ses culottes miraculeusement retrouvées.

Hélas, Mme Cayon dormait à la façon des gendarmes, c’est-à-dire d’une seule paupière.

Aussitôt après le départ des jouvenceaux, elle ouvrit les deux yeux et constata son isolement.

— Ah ! les petits pervertis !… Je dois protéger mon enfant candide !…

La figure plissée par un rire sournois autant que sadique, elle s’en fut doucement jusqu’au vestibule.

Devant la porte de sa fille elle s’arrêta et tendit sa plate oreille.

Cette curiosité fut sa perte. Joseph perçut un bruit vague et, prudent, glissa vers l’autre huis.

Sous son poids le parquet craqua avec malice.

Léa sursauta et repoussa François :

— ’tention, v’là la vieille !

Affolés, ils s’enfuirent vers la liberté, en l’occurrence vers la salle à manger solitaire.

Trompé par ces chuchotements imprécis, Joseph activa le pas et déboucha dans la chambre de Mme Cayon, à la seconde précise où la bonne dame pénétrait dans celle de Léa.

Son premier regard fut pour la bienheureuse culotte étalée sur un fauteuil.

Il eut un soupir satisfait, enleva au passage le vêtement convoité et regagna sa première cachette, derrière le porte-parapluie, dans le but honnête de se vêtir enfin décemment.

S’il n’avait pas mis autant de célérité dans sa course, Mme Cayon l’aurait infailliblement surpris. Elle arrivait sur ses talons, fort étonnée de ne rencontrer que le vide devant elle.

— Où sont-ils passés, les petits misérables ? grondait-elle.

Son inquiétude la poussa jusqu’au vestibule, mais elle ne s’y arrêta pas, un soupçon venait de lui traverser l’esprit.

— Ils sont descendus ! Je vais les rattraper chez le charbonnier… En voilà une passion !… Quand il y a de si bons sommiers chez nous.

Au moment où elle franchissait le seuil d’un pied allègre, la porte du buen-retiro s’ouvrit légèrement et le petit bout de nez, propriété exclusive de Mlle Léa, parut.

— J’ crois qu’elle se trotte, pensa la tendre enfant.

Afin de mieux s’en assurer, elle avança de quelques pas, ayant au préalable enfermé son ami dans l’asile inviolable.

La venue subite de la demoiselle qui sentait la violette et la jacinthe interrompit Joseph dans sa tâche.

Déjà il avait enfilé une jambe de pantalon ; mais il la laissa retomber incontinent.

Tendant les bras, il attrapa au passage un coin de jupe et chuchota :

— Vou… grrri ! C’est moi, ne criez pas.

Comme elle avait de la présence d’esprit elle se tut et, empoignant le charbonnier par une aspérité, l’attira précipitamment dans son appartement.

Déjà, des opérations importantes allaient avoir lieu, quand on entendit soudain Mme Cayon qui donnait de la voix.

— Oh ! les impudiques ! ils sont invisibles !

Joseph, pris à l’improviste, gémit :

— Et moi qui ai encore laissé ma culotte dans le couloir.

— T’inquiète pas… cache-toi, intima Léa.

Pourtant elle commençait à se désoler sincèrement ; ses deux amants semblaient avoir la malencontreuse manie d’abandonner leur indispensable à tous les hasards.

Mme Cayon trouva sa fille installée avec sérénité dans un bon fauteuil et paraissant rêver au printemps.

À peine l’eut-elle vue qu’elle poussa un hurlement de désespoir.

— Malheureuse ! Tu es encore toute noire !

C’était vrai, Joseph avait laissé inconsidérément sur Léa des traces visibles de ses caresses enfantines.

Sous le lit, le charbonnier entendit ces reproches et se lamenta d’en être la cause.

— Vou…grrri ! c’t’ encore ce sacré charbon… y en a donc toujours !

— Qui parle ici ? éclata Mme Cayon, la tête penchée, l’oreille tendue.

Apeuré, le préposé au combustible se tut, faisant la planche sous le sommier, l’arrière-train glacé au contact du parquet.

Léa tremblait, une catastrophe menaçait, jamais elle ne sortirait indemne de cette avalanche d’amours illicites.

Pendant ce temps, François s’impatientait.

— Si c’est pour être seul, j’ai pas besoin d’ rester ici, maugréa-t-il.

Mais il se souvint en tâtant ses cuisses nues :

— Zut, m’ faudrait mon grimpant… J’ peux plus sortir maintenant que belle-maman est là.

Maussade, il se réinstalla sur le siège ; mais bientôt impatienté, il collait son oreille à la serrure :

— Bah ! on n’entend plus rien… J’ pourrais p’t’être courir jusqu’à la chambre de Lélé.

Impulsif comme toujours, il tourna le loquet et avança un genou poli dans l’entre-bâillement.

L’antichambre était silencieuse ; il s’enhardit, osant plusieurs pas consécutifs.

Puis, les épaules rentrées, le corps plié en deux, il bondit.

Dans l’appartement de Léa, il eut un sourire d’orgueil :

— Hein ! c’est opérer en douce, ça !

D’un œil rieur, il examina les fauteuils. Un voile de stupeur s’épandit sur son visage candide :

— Et mon grimpant ?…

Il réfléchit :

— Il a p’t’être chu à terre ; un pantalon, c’est pas toujours intelligent.

À quatre pattes, le pan de chemise voletant, il partit en exploration.

Ce fut en vain, partout il se buta au néant des vastes espoirs.

L’organe nasillard de Mme Cayon retentit soudain. L’oreille levée, François écouta, avec au fond du cœur un morne découragement.

— Je me retire dans ma chambre. Toi, tu ne quitteras la tienne que munie de mon autorisation verbale et maternelle. J’ai dit !

François s’aplatit et roula sous le lit.

Mme Cayon, irritée, arriva d’un pas saccadé, heurtant le plancher d’une pantoufle autoritaire. Elle s’installa dans un fauteuil et feignit de raccommoder des bas, besogne ingrate entre toutes. Mais du coin de l’œil, par l’huis entre-bâillé, elle surveillait sa fille avec perspicacité.

Celle-ci tremblait, sous son jeune sein son cœur bondissait. Le souvenir de François abandonné aux W.-C. la torturait de remords. La crainte de voir le charbonnier surgir, noir et mécontent, la tenaillait.

Elle pencha la tête à gauche et aperçut, tout contre, au pied du lit, dans la chambre de sa mère, la face même de François.

Elle tressaillit et tourna le nez vers la droite. Les traits charbonneux de Joseph émergeaient de dessous la courte-pointe :

— Vou…grrri !… Passe-moi ma culotte !

Presque épouvantée, elle se rejeta en arrière, mais la tête de François avait jailli un peu plus :

— Mon grimpant, nom de Dieu !

Mme Cayon, le front sévère, reprisait un peu plus loin. Il lui semblait qu’un murmure confus montait jusqu’à elle, mais ingénument elle l’attribuait à l’animation de la rue Popincourt.

Léa était vexée ; aucun de ses amoureux n’avait eu assez de confiance en sa probité pour lui confier son pantalon. Pourquoi donc le lui réclamaient-ils, elle n’en était point comptable.

Désinvolte et narquoise, elle ricana :

— J’ suis pas marchand d’habits !

François se montra peu satisfait. Cinq minutes suffirent à le convaincre de la nécessité d’une solution.

Le nez contre le parquet, l’arrière-train gratté inlassablement par la toile du sommier, il maugréa :

— Si j’avais un revolver, j’ tirerais un coup !

Il sourit à cette métaphore, mais ce fut tout, le revolver lui manquait.

— P’t’être que si j’imitais l’ chien enragé… j’ réussis toujours c’ p’tit jeu d’ société.

Un silence lourd plana vingt secondes ; puis soudain résonnèrent trois jappements furieux suivis d’un grognement irrité.

Mme Cayon sursauta et, comme elle était brave, s’en fut à la porte de communication.

Sa fille, frissonnante de peur, se jeta dans ses bras. Elles restèrent haletantes, les traits crispés, sentant le malheur qui rôdait.

François jugea le résultat insuffisant :

— Faudrait r’commencer, mais plus fort !

Joseph avait entendu ; il eut aussitôt une pensée égoïste :

— Si c’ sale chien boulottait la maman, m’ resterait la fille.

Son espoir fut déçu ; bien mieux, il apercevait la figure austère de la dame tournée de son côté.

— Elles ont peur de c’ sale chien… moi j’ va faire l’ chien enragé…

Résolu, il ouvrit la bouche et lança vers le sommier un aboiement formidable qui se répercuta à travers les ressorts.

Les deux femmes tressaillirent ; poitrine contre poitrine, elles s’étreignirent fébrilement, sentant déjà aux mollets la morsure aiguë d’un caniche irrité.

François, terrifié, s’aplatit davantage :

— Mince, v’là qu’il y a un cabot dans l’appartement, pourvu qu’il vienne pas fourrer son sale nez par ici.

Il attendit, se faisant minuscule au ras du sol, le ventre au frais contre le parquet.

Joseph avait espéré mieux de son subtil stratragème :

— C’est pas assez fort… J’ vas faire le lion du jardin des plantes.

Se pinçant les narines de deux doigts, les lèvres largement écartées, il émit un grognement d’abord très doux, mais qui s’enfla au point d’en secouer le sommier lui-même.

Mme Cayon s’enfuit jusqu’au placard de l’antichambre, considérant que la maison était maudite depuis que Léa se livrait à la débauche.

Cependant Joseph, tout à sa distraction, multipliait les hurlements.

François avait roulé contre le mur, où, en boule, il frissonnait de terreur.

— La sale bête… l’est enragée… et c’est d’ ma faute, j’avais pas besoin de m’ moquer d’ sa façon d’ parler.

Léa, les mains au ventre, les yeux exorbités, tremblait comme une frêle feuille au vent d’automne.

Mais le bruit se tut et la face souriante et noire de Joseph surgit au ras du plancher.

— Ma culotte… Bougre !

Elle recula et tourna la tête à droite. Une autre tête, celle-ci blafarde d’une juste frayeur, émergea :

— Mon grimpant, nom de d’là !

Elle eut un petit hochement de tête narquois :

— V’ s’êtes bien, comme ça !

Joseph redisparut dans l’obscurité du lit ; tant d’indifférence l’outrait.

— J’ vas ’core imiter le lion !

François se montra tout aussi mortifié :

— E’ rigole, mais j’ vas faire l’ chien enragé…

Et à la même seconde partirent, de deux points éloignés, des hurlements de fauve en chasse et des aboiements de caniche en fureur.

Dans son placard, Mme Cayon fut secouée de terreur et inonda le plancher.

Par contre Léa, doucement, laissa fuser de ses lèvres sanguines un rire moqueur, marquant par cette hilarité qu’elle n’était plus dupe de la ruse.

L’écho de cette gaîté parvint jusqu’aux oreilles de la mère. Un instant, elle douta de l’équilibre mental de sa progéniture.

Évidemment, en des circonstances aussi critiques, il semblait peu naturel de se livrer à la joie.

À la réflexion cependant, elle se dit que ses propres craintes étaient peut-être superflues.

Poussant la porte, elle hasarda au dehors, d’abord le nez, ensuite une pantoufle.

Émue, elle renifla très fort ; mais aucune odeur de fauve ne flottait dans l’air ambiant. Le danger ne paraissait donc pas immédiat.

Avec un tremblement, elle avança d’un pas.

Mais alors, ses pieds s’embarrassèrent en un fouillis d’étoffe imprévu.

Une minute, elle fut sur le point de reculer ; un examen rapide lui suffit à se convaincre du caractère inoffensif de ces malencontreux chiffons.

— Peuh !… Ça doit être du linge sale que j’ai sorti du placard.

Et de l’extrémité de sa pantoufle, elle repoussa en lieu sûr ces étoffes gênantes.

Hélas, c’était la culotte abandonnée par Joseph, près du porte-parapluie.

Désormais, les deux amants étaient privés de l’indispensable, que réclament les habitudes surannées de notre civilisation trop vieille.

Les jeunes gens, il est vrai, ne se doutaient nullement de cette nouvelle catastrophe. La tête dépassant le bord du lit, ils fixaient des regards implorants sur Léa impavide. De leurs lèvres mouillées par le chagrin fusait un même mot : — Mon falzar !

Léa hésitait : deux hommes sans pantalon valent mieux que quatre avec une culotte.


XI

Heureux Hasards.


L’arrivée de Mme Cayon fit tout rentrer dans l’ordre, c’est-à-dire que les têtes incontinent redisparurent sous les sommiers.

— Quel est ce bruit effrayant : interrogea-t-elle très digne.

Léa sourit tristement, ce fut sa seule réponse ; ce qui prouve que parfois le silence vaut tout un long discours.

— Toi, tu as encore commis une impardonnable bêtise ! reprit la mère perspicace.

La jeune fille se révolta :

— Ben quoi… faut toujours qu’ tu m’insultes !… J’ suis t’i’ noire ?

Mme Cayon haussa ses épaules maigres, marquant ainsi son impuissance à ramener dans le droit chemin une adolescente aux penchants pervers.

Sévère, elle conclut :

— Viens avec moi dans la salle à manger, je ne veux plus te perdre d’un seul œil, enfant impure !

Léa obéit ; elle s’installa dans un fauteuil et se polit les ongles, jetant parfois un regard de compassion au bas informe que sa mère s’acharnait en vain à repriser.

Ce fut le calme, la sérénité familiale qui tomba soudain sur l’appartement tout entier.

En réalité, ce silence était factice.

Joseph, aussitôt l’ordre maternel, avait eu un soupir heureux :

— V’la l’ moment de r’prendre ma culotte… vou… gri !

François, la face hilare, jaillit de dessous le lit :

— C’ coup-ci, j’enfile mon grimpant et j’ cavale. J’en ai assez des rendez-vous d’amour à Lélé.

Avec la souplesse du grand serpent de mer, Joseph rampa sur le tapis, jusqu’à la porte. Là il se releva et bondit dans le vestibule.

Près du porte-parapluie, il se baissa et balaya le sol de ses deux mains.

Rien ! pas de culotte.

Il fouilla à droite, à gauche. Rien… De la poussière.

— Vou… grrri ! J’ me trompe p’t’être d’endroit !

Il avança de trois pas obliques et répéta ses attouchements frôleurs. Rien ! Deux fois rien !

Une sueur glacée coula sur ses tempes :

— Bougre !… Si j’ voyais clair au moins !

Il s’agenouilla et fronça les sourcils dans l’espoir de percer l’obscurité.

Rien ! toujours la nuit opaque et troublante.

Il s’étala sur le ventre, nagea des pieds et des mains, palpant jusqu’aux moindres fissures.

La peur atroce d’être condamné à vivre désormais en pans de chemise lui perça le cœur.

— Vou… grrri ! J’ suis foutu !… J’ai plus d’ culotte !

Certain de sa faiblesse, repentant des fautes passées, il releva sa chemise et s’assit sur le plancher.

L’inconnu mystérieux d’une porte ouverte l’attira :

— J’ vas toujours aller voir par là… si y a la dame, j’y expliquerai qu’ c’est l’ syndicat qu’a supprimé l’ pantalon d’ travail.

Il trotta à quatre pattes, les poils des jambes hérissés.

Ainsi, il se trouva dans la cuisine déserte.

Cette solitude l’étonna, le chagrina presque. Mais la vue, sur la table, de victuailles abandonnées, lui rappela qu’il n’avait point déjeuné.

Son visage noir s’épanouit en un sourire heureux, ses yeux parurent plus blancs.

— J’ pourrai p’t’être casser une croûte.

La curiosité aidant, il ouvrit un placard et distingua pieusement alignés quelques litres de vin rouge.

La conscience quiète, il en prit deux et les déboucha par mesure de précaution.

Bien calé sur une chaise, les yeux rieurs, le pan de chemise proprement étalé sur les cuisses, il attira un plat à demi plein et y plongea un morceau de pain arraché à la miche.

— Fouchtre !… c’est du manger d’ rentier !

Il eut une moue de mépris à l’égard de sa patronne, son habituelle cuisinière :

— Elle aime que l’ marc ! c’t’ une fumelle !

Il suça un os avec passion, reniflant en même temps, pour en savourer l’arome.

L’os nettoyé, il le jeta au loin, sur le carreau rouge, soigneusement entretenu par les mains agiles de Mme Cayon.

Hissant un des flacons, il but une large rasade, puis se retournant, essuya ses lèvres au rideau.

Le repas se continua doucement. Joseph engloutit une livre de pain, vida le plat de résistance destiné au souper du soir de la famille et but, sans sourciller, deux litres de vin.

Il se sentit mieux et se permit un borborigme harmonieux.

Comme il devait un peu toute cette joie à Léa, il eut pour elle un souvenir ému :

— Si elle était là, vougri, j’ lui rendrais la monnaie d’ la pièce.

Tout en glissant, contre sa gencive, une chique humide, il eut un ricanement cynique.

 

Pendant que le charbonnier s’abandonnait aux nécessités d’un appétit robuste, François se lamentait.

Une inspection des deux chambres contiguës lui avait appris l’inanité de plus profondes recherches. Sa culotte s’était enfuie au vent des disputes intestines s’élevant entre Mme Cayon et sa fille.

Il passa à l’antichambre, et, au même endroit que Joseph, s’assit à terre pour blasphémer à mi-voix le saint nom du Seigneur.

— J’ les retiens les rendez-vous d’amour de Lélé !… Que ne suis-je mort dix ans avant ce triste jour !

D’un geste contraint, il se gratta la cuisse :

— Jésus, j’ai soif !… Oh ! que j’ai soif !

D’ordinaire cet état de sécheresse ranimait ses facultés intellectuelles. Une fraîche lucidité envahit son esprit.

— J’ trotte à la cuisine… y a sûrement un robinet !

D’un effort brutal, il se redressa :

— Ouf ! ça y est !… L’homme est né pour le ciel, il doit se tenir debout, le front haut.

Il longea les murs, retenant de deux mains craintives ses pans de chemise folâtres.

La main tremblante, le cœur battant, il tourna le bouton d’un mouvement très doux.

Déjà il allongeait une jambe nue, mais le pied resta en l’air. Un frisson le secoua, ses lèvres pâlirent.

À trois pas de lui se dressait un monstre noir, également dépourvu de culotte.

Ce monstre avait des genoux osseux, des mollets ornés de poils multiples et des pieds mamelonnés d’œils-de-perdrix.

C’était Joseph, mais François ignorait ce détail.

Le premier, l’Arverne reconquit son sang-froid. La lippe tordue en un sourire amène, les paupières plissées, les reins cambrés, le poing sur la hanche, il salua :

— J’ suis l’ père de la petite !

François se tranquillisa un peu. Cependant, un doute vrilla sa curiosité, tandis qu’il fixait avec intensité les genoux de l’inconnu.

— Pourquoi qu’ vous êtes pas noir partout ?

Honteux, Joseph s’excusa :

— Ça viendra… y a qu’ deux ans que j’ suis dans l’ métier.

Cet aveu ouvrit au fiancé des horizons nouveaux :

— V’s’ êtes charbonnier… Je devine ça, moi.

Et soudain méprisant à l’égard de l’amie :

— M’avait jamais dit ça, la p’tite coquine… ça fait rien, j’ suis pas vaniteux.

Il tendit une main cordiale :

— Touchez là, beau-père, et buvons un litre.

Ce dialogue avait lieu à voix basse ; cependant Joseph crut prudent de refermer la porte.

Aimable, il invita le nouvel arrivant :

— Entrez donc… on va boire un coup… vou… grrri ! on n’est pas des miséreux… y a d’ quoi ici…

François approuva :

— Bien ça, beau-papa… m’avez l’air d’un as… j’ vous estime…

L’autre, chez lui maintenant, ouvrait le placard et, d’un geste large, montrait les bouteilles de vin.

— Y en a, hein !

Il tirait des verres, débouchait des litres, essuyait la toile cirée d’un pan de sa chemise.

Ils s’assirent côte à côte et se sourirent ; puis ils trinquèrent et burent à longs traits, comme des gens sincèrement altérés. Ils se sourirent encore, fort aise de se connaître, malgré qu’ils n’eussent point de culottes.

Le premier, François, osa :

— Alors, comme ça, v’ s’êtes sans grimpant ?

Le charbonnier haussa tristement les épaules ; depuis un instant il prévoyait cette question. La paupière alourdie par la rancœur, la bouche pincée en une mimique amère, il avoua :

— C’est ma bourgeoise, elle m’ supprime l’ pantalon pendant l’ jour, rapport que c’t’ un vampire de femme… vous comprenez.

Le jeune homme compatit à cette souffrance :

— M’avait bien l’air d’une toupie pas ordinaire, belle-maman. Mais soyez tranquille, quand j’ s’rai vot’ gendre, j’ vous prêterai les miens et on ira faire des zanzis chez l’ bistro.

— Vou… grrri ! feriez mieux d’ m’en prêter un tout d’ suite… mais v’ n’en avez pas vous-même… v’s’ êtes p’t’être dans la misère ?

François, vexé, se redressa :

— Dans la misère, moi ?… V’ n’avez donc pas r’gardé mon linge ?… T’nez, c’ te chemise-là, c’est pur fil et coton…

L’autre l’interrompit :

— J’ voulais pas vous fâcher… On va finir la bouteille pour pouvoir entamer la seconde… Vous gênez pas, y en a… d’ quoi s’ piquer l’ nez sans rien d’mander à personne.

L’argument était excellent, François se tut, et ils burent, l’âme en paix, les sens tranquilles.

Curieux, le charbonnier hasarda :

— V’s’ avez donc pas froid en liquette…

— Peuh !… c’est rien encore… quand je m’ promène en gilet d’ flanelle !… C’est rapport à ma concupiscence…

Joseph ouvrit des yeux admiratifs :

— C’t’ une maladie, alors ?… Jamais vous ferez des économies pour prendre un p’tit commerce… y a d’ bonnes choses à faire, ’core à Paris, v’ savez… un p’tit hôtel, avec des d’moiselles qui passent, ou bien un zinc avec des soûlots…

Un peu gris, François hocha la tête :

— Non… j’aime mieux ma concupiscence…

L’Arverne esquissa un geste polisson :

— J’en connais une qui vous tuera c’ microbe-là.

— Peuh !… Léa ?… M’en faut plus qu’ ça !…

Le charbonnier fut vaincu, d’une paume respectueuse il s’essuya la bouche :

— Vou… grrri !

Puis il s’en fut chercher deux nouvelles bouteilles. Ils burent, le silence plana.

Hanté par sa préoccupation, Joseph revint à la charge :

— Comme ça, v’s’ auriez pas une culotte par là à m’ prêter ?… Dix minutes seulement… j’ vous la rapporte sans avoir rien fait d’dans.

François se caressa la cuisse :

— C’est pas d’ refus… on est déjà d’ la même famille… v’ n’avez qu’à aller m’ la chercher… elle est par là dans la chambre de vot’ dame…

Son espoir fut de courte durée, Joseph devint sombre :

— J’ peux pas, ma femme m’ pincerait au tournant.

Son compagnon eut pitié :

— Faut pas vous exposer… buvons un coup.

Les gestes désolés, ils vidèrent leurs verres ; une amertume maintenant lui bourrelait le cœur.

François, la voix trouble, suggéra :

— Y aurait pas ’core un p’tit kilo par là ?

L’autre eut un hoquet mélancolique :

— J’ peux pas r’fuser ça à un ami.

Il rapporta deux litres qu’il posa sur la table avec une brusquerie imprudente.

Mais ils eurent en même temps un soupir étouffé :

— J’ donnerais bien un d’ mes œils-de-perdrix en échange d’une culotte !

Rendu méfiant par l’ivresse, François scruta le beau-père.

— C’est vrai au moins qu’ vous êtes le dab à Léa, v’s’ avez pas l’air trop déjeté pour votre âge.

Joseph sursauta :

— Bougre… c’est l’ charbon… ça conserve, tout l’ monde sait ça…

L’autre s’étonna :

— Pourquoi qu’ vous avez pas mis belle-maman dans l’ charbon aussi, alors ?

Gouailleur, il précisa :

— T’nez, c’est pas pour vous vexer, mais, c’te nuit, j’ m’a trompé. Je me croyais près d’ Lélé. Histoire d’ rentrer en matière, j’ soulève le drap et pan, j’ lance une bonne claque… Eh ben, les os m’ont rentré dans la main. J’en ai ’core la marque.

Le charbonnier se tordit :

— Ben, en v’là un os ! Vou…grrri !


XII

Les Voix et les Ombres.


Si les deux compères menaient joyeuse vie et, insensiblement, élevaient la voix, Mme Cayon et sa fille perdaient peu à peu de leur belle assurance.

Léa contemplait sa mère qui reprisait sans relâche et avec anxiété ; elle se demandait si un jour viendrait où tous les trous seraient bouchés. Alternative qui lui semblait devoir être agréable.

Mais, soudain, le bruit d’un murmure confus parvint jusqu’à elles.

Mme Cayon prêta l’oreille et trembla. Elle croyait bien, en effet, que l’on parlait dans son appartement.

Blême, elle questionna :

— T’entends, Lélé ?

L’interpellée se montra discrète, craignant de deviner la cause de ce phénomène :

— Heu !… C’ sont les plombiers !

Mme Cayon, passagèrement, se contenta de cette explication et se remit à tirer l’aiguille avec frénésie.

Cependant, l’éclat des voix devenait de plus en plus intense ; on percevait des accents larmoyants, voire des chocs de cristaux.

Mme Cayon, le torse penché à droite, les jambes écartées, un poing ganté d’un bas, l’autre armé d’une monstrueuse aiguille, tenta de se former une opinion.

— J’ te dis, Lélé, qu’on parle chez nous !

La jeune fille sourit avec commisération :

— Si tu veux, j’ vais voir !

La prudente mère se récria :

— Toi, innocente enfant ! Si tu rencontrais encore ce charbonnier ?… Jamais.

— Je t’offre ça parce que j’entends rien…

Comme un démenti immédiat à cette affirmation, un rire narquois s’égrena :

— Oh ! oh ! oh ! oh !

Mme Cayon, livide, se dressa d’un jet :

— T’entends ?

— Rien, fit Léa, tranquille.

Le mystérieux rieur s’acharna à causer du désagrément à la pauvrette ; de nouveau il barytonna :

— Ah ! ah ! ah ! ah !…

Un ténor léger répondit :

— Hi ! hi ! hi !…

Mme Cayon défaillait, le timbre voilé, elle hoqueta :

— T’entends ? répète que t’entends rien et j’ t’envoie une paire de calottes…

Cette fois, elle hésita :

— Dame… ça doit être les plombiers… va voir, j’ai peur, maintenant.

Mme Cayon sentait sa belle énergie s’évanouir.

— Ah ! j’ s’rai soulagée quand tu seras mariée… un homme dans une maison c’est nécessaire.

Léa fronça son petit nez :

— Sûr qu’ c’est nécessaire !

De l’autre côté, le rire s’enfla, le baryton et le ténor donnaient ensemble ; des verres se choquaient, une bouteille s’écrasa sur les carreaux avec fracas.

Mme Cayon semblait s’amincir, tant elle avait peur ; ses yeux pailletés de jaune se fonçaient. Léa ricanait :

— Non, ça doit être l’ peintre !… Va voir, m’man, y a p’t’être quéque chose.

Comme sa mère ne bougeait pas, elle fit un pas en avant.

— Ben… moi, j’y va…

L’auteur de ses jours joignit des mains suppliantes :

— J’ t’en prie, folle enfant, aie pitié de mes vieux jours… si tu me quittes, tu reviendras encore barbouillée d’anthracite.

Le silence s’étant rétabli, elles se rassérénèrent un tantinet ; elles admirent, d’un commun accord, qu’il était excellent de patienter.

Ce calme fut de courte durée ; un juron retentit, un organe puissant lança :

— La vieille, j’ l’aplatis… Vive la liberté !

Mme Cayon prit cette menace pour elle ; il lui fallut s’appuyer à la table pour ne point choir.

— Mon Dieu ! gémit-elle, c’t’un assassin !

Déjà elle tendait son dos maigre au coup qui devait l’aplatir.

Léa, au contraire, s’amusait :

— Si j’étais là, c’ que j’ rigolerais !

Ses yeux s’embuèrent de larmes :

— Ils m’aiment ! faudra que je les récompense, les pauvres !

Le désir de se rencontrer en aussi aimable compagnie arda en son cœur juvénile.

Ce désir lui suggéra, incontinent, la suprême ruse pour se débarrasser de la tutelle maternelle.

D’un bond, elle se leva, jeta par-dessus sa chevelure ondulée le trop-plein de sa jupe et s’enfuit en poussant des petits cris de terreur.

La panique est contagieuse, Socrate l’a affirmé. Si ce n’est pas Socrate, c’est Napoléon ou Ivan le Terrible ; mais Léa le confirma.

Mme Cayon subit cette contagion ; les mains au ventre, les yeux hagards, elle s’élança droit devant elle.

Mais Léa avait de l’avance ; ayant dépassé le seuil de la chambre, elle rejeta la porte derrière elle, de toute la vigueur de son poignet nerveux.

La vénérée mère la reçut sur le front et demeura une seconde abasourdie, puis elle se frictionna et pardonna :

— La pauvre petite, comme elle a peur !

Cette diversion, cependant, avait permis à la fugitive de gagner du champ. En un galop elle franchit l’antichambre et, toute rose, déboucha dans la cuisine.

Un hurlement de victoire salua cette entrée :

— Monte là-d’sus ! Monte là-d’sus ! Tu verras Montmartre !

Les deux compères debout, les jambes à l’air, des bouteilles aux poings, le visage émerillonné, clamaient sur cet air populaire leur immense satisfaction.

En entendant ces chants d’allégresse, Mme Cayon sentit ses jambes lui échapper et s’assit au centre du tapis.

Léa, plus calme, mit son index rose en travers de ses lèvres sanglantes :

— Chut !

Les hurlements redoublèrent :

— Si tu l’as pas vu ! le voilà !

Ils gambadaient comme de jeunes sauvages. Pourtant, ayant du cœur, ils coururent chercher deux nouveaux litres :

— On va boire un coup, assura Joseph d’un ton hésitant.

François, grondeur, interrompit :

— Tu m’avais… pas dit… qu’ ton ’pa était charbonnier.

Joseph intervint :

— T’as une culotte, toi ?

L’autre tonitrua…

— Voui… donne-nous tes culottes, nom de Dieu !

Léa se fâcha ; ils l’ennuyaient à la fin.

— Des culottes ? Des culottes ? Vous en avez pas besoin.

Ils se turent convaincus. Cependant, chacun avait une idée unique, se débarrasser du compère, afin de jouir seul, un instant, de la compagnie de l’innocente enfant.

L’Arverne proposa :

— Vou…grrri… V’s’ auriez pas besoin du p’tit ligot ?

De l’autre côté, François ahanait ;

— Viens, ma rose ! viens !…

La jeune fille eut une moue exquise.

— Comme vous êtes gentils !

Joseph devenait lyrique, il dodelinait du chef, ses yeux se révulsaient, tandis que ses pans de chemise voletaient avec abandon.

François se fit impétueux :

— Femme ! ma chair appelle ta chair… viens là, sous la table, à l’ombre des bégonias.

Léa se pâma :

— Oh ! Faites-moi mal !


XIII

Vengeance.


Mme Cayon ne pouvait longtemps se désintéresser du sort de son enfant.

Elle resta bien un instant le derrière par terre ; mais bien vite, elle songea que Léa seule risquait de graves dangers, comme par exemple d’avoir des petits noirs.

Péniblement, elle se remit debout, puis courageuse, marcha vers le vestibule.

Là, le bruit des voix suffit à la diriger. Le cœur étreint par l’émotion, elle s’approcha de la porte et, la main en cornet contre l’oreille, elle écouta.

Les trois amis n’ayant aucun soupçon, hurlaient leurs sentiments intimes, sur un diapason au-dessus de l’ordinaire.

La bonne mère ne tarda pas à avoir une opinion très nette ; elle grinça des dents.

— Les malpropres… s’attaquant à une innocente enfant ! Ce doit être encore cet impur de charbonnier.

Désolée, elle revint en arrière et s’arma d’une paire de pincettes, puis d’un parapluie.

Se voyant plus forte, elle partit hardiment. Comme une statue de commandeur maigre, elle parut soudain dans l’encadrement de la porte.

Joseph recula :

— Vou…grrri !

Et, prudent, se cacha sous la table. François, un peu énervé, s’effaça derrière le balai. Pourtant, il hurla :

— Tiens ! belle-maman !

Mme Cayon, très digne, les flagella de son mépris :

— Paillards ! Cochons !

Léa, blessée, s’effondra en arrière, sous l’évier, son petit derrière dans la boîte aux ordures. Elle larmoya :

— T’es injuste, m’man ! J’ t’assure, t’es injuste !

L’indulgente mère eut pitié :

— Viens, ma chérie ! viens contre mon sein !… Ils t’ont manqué de respect au moins ?

Elle secoua la tête, plaintivement :

— Non, t’es v’nue trop tôt…

— Rends grâces à Dieu !

La martyre daigna sourire :

— T’inquiète pas, m’man !

Profitant de cet attendrissant abandon, les deux coupables avaient tiré au large.

Ensemble, avec des ruses de sauvages, ils gagnèrent le vestibule et, là, échangèrent une étreinte cordiale :

— On les aura !

— Oui, mais où aller sans culotte ? gémit Joseph toujours pudique.

— Et pourtant, j’ai soif ! pleura François.

Plus sobre, le charbonnier rectifia :

— On n’a plus besoin de boire, on vient de siffler sept litres de vin.

Ils rirent, fort satisfaits de ce record. François proposa :

— Alors on va jouer à embêter belle-maman.

Joseph approuva.

— Oui, on va gueuler : mort aux vaches !

— Non, ouvrons la porte, elle croira que nous sommes dehors.

Doucement, ils exécutèrent ce premier exercice, puis François Fard se cacha derrière le battant ; le charbonnier, grâce à la teinte sombre de son épiderme, se dissimula aisément dans l’ombre.

Au signal du fiancé, ils entonnèrent gaillardement :

— Fè…è…erme tes jolis yeux !

L’effet fut immédiat, Mme Cayon repoussa son unique enfant.

— Oh ! les misérables ! ils vont nous déshonorer.

Elle courut à l’antichambre, suivie de Léa qui ricanait impudemment.

Ni l’une, ni l’autre, n’aperçurent les chanteurs ; d’ailleurs, la porte ouverte les induisit en erreur.

— Sont su’ l’ palier, clama la jeune fille, entre deux hoquets joyeux.

Le parapluie et les pincettes brandis, Mme Cayon s’élança.

À peine avait-elle les deux pieds sur le paillasson que, sous une poussée irrésistible, mystérieuse même, l’huis se referma avec un bruit sec.

La mère, bafouée, se retourna ; il était trop tard. Et derrière cette cloison s’éleva vers le ciel un chœur joyeux :

— Partir, c’est mourir un peu !

En même temps, les traîtres se livraient à la plus infâme débauche chorégraphique.

Se tenant par la main ; ils exécutaient une ronde échevelée, où les pans de chemises voletant n’étaient pas les moins remarquables ornements.

Mlle Léa, la tête renversée en arrière, la bouche ouverte, faisait entendre un petit gloussement puéril.

Les deux hommes, plus sérieux, ponctuaient de coups de talons vigoureux les bémols du chœur :

— C’est mourir à ceux qu’on aime !

Léa, à bout de forces, glissa doucement sur le parquet ; les autres incontinent l’imitèrent.

Ainsi rassemblés, ils tinrent conseil :

— Hein, c’t’ envoyé ça, assura François, orgueilleux de son initiative.

« Lui apprendra à belle-maman, à faire de la rouspétance. Ni Dieu, ni maître, Cupidon et la galette !

Le charbonnier s’inquiéta :

— Et maintenant, à quoi on va rigoler ?

Léa, essoufflée, se grattait le genou débarrassé du bas de soie.

— J’ai une puce, murmura-t-elle. Çui qui m’ l’attrapera aura ma fleur.

— On va la chercher, crièrent-ils à l’unisson.

Déjà ils relevaient leurs manches ; Léa souriait, montrant ses dents.

Retirant entièrement son bas, elle les arrêta :

— ’Tendez !… V’s’ allez voir. Seulement, faut m’obéir comme si j’étais l’ Saint-Esprit.

Ils levèrent la dextre en signe d’assentiment.

Autoritaire, elle ordonna :

— Bougnia, va dans cette pièce !

D’un index pointé, elle indiqua la chambre de Mme Cayon.

— Toi, Çois-Çois, trotte dans la cuisine !

De loin, elle lança son dernier avertissement.

— Et attendez-moi ou garde à vous !

Alors, elle compta jusqu’à dix, à haute voix, bien sagement.

Puis, agile, elle courut rejoindre le charbonnier. Et enfin, mutine, elle clama :

— Maintenant !… Installe l’ chauffage central !


XIV

Désastres.


Mme Cayon, quoique d’une nature forte, n’était pas dépourvue de ruse dans les circonstances graves.

Laisser sa fille aux mains des deux sacripants sans culotte parut trop douloureux à son cœur maternel.

Enfoncer la porte aurait été coûteux ; en toute chose, il faut considérer la fin.

Un moyen aisé de rentrer chez elle s’offrait à sa subtilité : comme dans tous les immeubles modernes, les serrures de la maison entière avaient l’avantagée de se ressembler autant que sœurs jumelles.

Mme Cayon frappa donc incontinent à l’huis de sa voisine.

Celle-ci, cependant, lui causa un léger retard en l’entretenant de son fils, qui était un vaurien, et de son mari, dont les penchants charnels immodérés lui interdisaient un amant.

Mme Cayon, un brin curieuse, ne put s’empêcher d’écouter jusqu’au bout ces doléances amères ; si l’œuvre de chair ne lui était plus permise, elle aimait au moins à savoir qu’elle procurait aux autres quelques désagréments.

Son amour du prochain ainsi contenté, elle emprunta la bienheureuse clé et rentra chez elle sans trop de difficultés.

Il était temps, à ce moment Léa réclamait avec impétuosité l’installation du chauffage central.

Étonnée par le silence étrange qui l’environnait, la digne mère hésita sur la direction à prendre.

Tombée une fois dans un piège grossier, elle s’était juré de se montrer méfiante à l’avenir.

Avançant pas à pas, tournant la tête de droite et de gauche, elle s’attendait à voir subitement surgir un de ces démons sans culotte, audacieux cambrioleur de l’honneur des filles.

Rien pourtant ne vint la distraire et, sans avoir rencontré de véritable obstacle, elle atteignit le milieu de la salle à manger.

À cet instant, le bruit d’un soupir prolongé, autant qu’amoureux, fit battre son cœur honnête.

— Oh ! mon enfant ! rugit-elle.

Et elle bondit en avant.

Mlle Léa entendit cet appel désespéré ; aussitôt elle s’effara :

— La v’la ’core, c’t’ empêcheuse de danser sur place ! Sauve-toi, Bougnia chéri !

Elle-même s’enfuit.

Dans la pièce voisine, elle tomba sur François qui prétendit l’étreindre de ses bras puissants.

De ses menottes énervées, elle le repoussa :

— Ah ! peu ! c’est l’ moment, y a m’man qui m’ course… Cache-toi, mon Çois-Çois en fer !

Ces diverses recommandations avaient été suivies d’effet ; quand Mme Cayon pénétra dans sa chambre, Joseph finissait de s’enfouir sous l’édredon.

François ayant choisi la même cachette dans le second lit, elle ne le vit pas non plus.

Par contre, elle trouva sa fille, sagement en train d’arranger ses chouchettes.

Inquisitrice, le sourcil froncé, les mains ouvertes, prête à la gifle réparatrice, elle s’enquit :

— Pourquoi qu’ tu soupirais ?

Léa la considéra d’une façon très tendre, puis leva vers le plafond ses prunelles couleur de topaze :

— Parce que j’ suis malheureuse !

Le cœur maternel fut bouleversé par cette plainte enfantine.

— Oh chérie !… T’es malheureuse ?… Pourtant j’ fais des économies et, dans vingt ans, t’auras d’ quoi t’acheter un petit fonds de cartes postales.

Cette perspective rassura Léa, elle baisa au front sa bonne mère :

— L’ bon Dieu t’ bénira.

La paix conclue, elles retournèrent à la salle à manger, et, à l’heure du dîner, la jeune fille mit le couvert, comme une brave petite ménagère.

Mais à peine entrée dans sa cuisine, Mme Cayon fit entendre un hurlement de désespoir. Des larmes plein la gorge, elle compta les litres vides, contempla les plats nettoyés par une main experte ; la boîte de camembert, vide de son contenu.

Elle crispa ses poings osseux :

— Les misérables ! n’avaient donc jamais mangé de leur vie !

Léa se tint coite, elle n’aimait point se mêler aux embarras ménagers de sa mère. Quand celle-ci l’avertit du désastre, elle se contenta de sourire tristement.

Par bonheur, leur appétit d’oiselets leur permit de se contenter des reliefs de Joseph.

La soirée fut morose, les deux femmes s’enfonçaient profondément dans leurs soucis. Mme Cayon évaluait les dépenses de cette journée désastreuse et Léa regrettait les minutes heureuses volées à la surveillance maternelle.

Pendant ce temps, Joseph s’impatientait. Après un laps de temps assez considérable passé sous l’édredon, il osa sortir la tête et, la solitude de la pièce l’encourageant, il s’assit commodément.

Réflexion faite, il retira ses bottes, les roula dans sa veste et enfouit le tout sous le traversin.

Comme alors il se vit en chemise, il pensa qu’il était naturel de se glisser dans les draps :

— Vou… grrri ! Pisque c’est l’ lit d’ la petite !

Et il s’allongea voluptueusement sur le dos. Les vapeurs du vin aidant, il ne tarda point à s’endormir.

François s’était hâté davantage encore. À peine Mme Cayon et sa fille se furent-elles éloignées, qu’il repoussa l’édredon et son visage hilare surgit.

— J’ai assez bu, ’sez mangé pour aujourd’hui, j’ me couche !

En un tas volumineux, il amoncela sur la descente de lit : veste, faux-col, chaussettes, bottes.

— Pisque c’est l’ pieu à Lélé ! j’ peux bien en jouir.

Et lui aussi s’allongea sur le dos, la bouche ouverte.

Le dîner terminé, les dames Cayon s’installèrent devant la fenêtre, afin de contempler la belle nature.

N’ayant rien de particulier à se dire, se connaissant depuis fort longtemps, elles se turent.

Quand neuf coups tintèrent à la plus proche horloge, la mère s’autorisa un bâillement sonore, Léa cracha sur le trottoir et elles se levèrent.

Par mesure d’économie, elles se couchaient sans lumière : l’été, n’est-ce pas, les nuits sont claires.

À cette coutume, Mme Cayon fut redevable d’une peur affreuse.

Lorsque pudique, en sa longue chemise grise, elle se fut enfoncée dans les draps, deux bras musculeux l’enserrèrent tumultueusement, tandis qu’une voix avinée lui soufflait aux narines :

— Vou… grrri !

Elle se débattit, mais en vain ; ce compagnon de hasard insistait avec vigueur. Même étonné de cette défense, il se montrait persuasif :

— Pisque j’ te dis qu’ tu sens la violette et la jacinthe !

Mme Cayon ignorait ce détail, n’ayant jamais eu l’occasion de comparer ses parfums naturels à celui des fleurs précitées.

Elle ne démordit point cependant de son honnête refus ; mais jamais sa chair calmée n’eut à subir pareil assaut.

Joseph perdait patience :

— Bougre ! de bougre ! j’ te dis qu’ c’est moi… ton p’tit bougnia ; pourquoi qu’ tu n’ veux plus ?

Même cette raison ne suffit point ; Mme Cayon abandonna un bout de chemise aux mains de l’adversaire et bondit dans la chambre.

Facétieux, l’Arverne voulut la poursuivre ; ses mains noires se heurtèrent à des aspérités rugueuses.

— Vou… grrri ! j’ me suis gouré… c’est la m’man !

Il voulut s’enfuir ; mais Mme Cayon avait eu le temps de s’emparer d’une botte et du vase de nuit.

Ce fut ainsi armée qu’elle poursuivit l’insulteur, lui martelant le crâne.

Ainsi ils arrivèrent chez Léa, séparée depuis un instant de l’amoureux François.

À l’arrivée de ce couple fantastique, la jeune fille perdit la tête, et sans pitié, poussa l’amant hors du lit.

Le malheureux perdit ainsi sa dernière chance, tel l’archange vengeur, Mme Cayon se dressa devant lui.

Frappant d’estoc et de taille, elle mit la déroute dans les rangs ennemis.

Les mâles infortunés, la tête rentrée dans les épaules, les pans de chemise collés aux cuisses, fuyaient éperdument, poursuivis par les malédictions démoniaques de la mère outragée.

— Impurs ! Satyres ! Cochons d’Inde !

En désordre, ils se jetèrent vers la sortie, traversèrent le palier.

Avec une dernière imprécation, Mme Cayon claqua la porte.

Vaincus, les amants imprévoyants n’eurent plus que leurs yeux pour pleurer et leur chemise pour s’essuyer.

L’esprit perdu, les jambes faibles, ils descendirent les marches.

L’obscurité de la nuit leur permit de gagner sans encombre l’échoppe voisine : Bois et charbon.

Ils eurent la chance enfin de se trouver en face de vrais amis : le charbonnier et sa femme, fins saouls, dormaient sur la table, une bouteille de marc auprès d’eux.

Les arrivants se laissèrent choir sur des escabeaux et, en pleurant de détresse, finirent la bouteille.

Ensuite, la journée leur semblant justement terminée, ils s’allongèrent sur l’anthracite.


XV

Maternelle prévoyance.


Au réveil, après cette tumultueuse nuit, Mme Cayon se livra à quelques réflexions nécessaires.

À première vue, la conduite de François Fard pouvait paraître étrange.

Une étude approfondie du caractère de ce jeune homme semblait donc utile.

À cette décision, Mme Cayon s’arrêta incontinent et sauta du lit, malgré qu’il fut de très bonne heure.

Elle ganta ses pieds de marron, chaussa de vétustes souliers, vêtit le costume quotidien, roula son pitoyable chignon et s’en fut.

Léa, étonnée autant qu’inquiète, se précipita et, par-dessus la rampe de l’escalier, s’enquit :

— Qui gna, m’man ? T’as des humeurs froides ?

Nulle réponse ne monta du rez-de-chaussée que Mme Cayon atteignait en ce moment.

Dehors, l’air de la rue Popincourt lui parut parfumé, elle sourit aux passants, certaine que l’on devinait en elle la mère prudente désireuse de ne point confier au premier venu le bonheur de son unique enfant.

De son pied léger, elle s’en fut aux établissements Grumeaux, préparateurs de déchets végétaux pour l’alimentation des nouveau-nés.

Aussitôt, elle constata que François avait menti en prétendant travailler dans la chaussure.

Pourtant, voulant pour tous la justice, elle réserva son opinion.

Dans un grand hall tout rempli de copeaux et de détritus divers, elle croisa un homme, un seul qui poussait avec mélancolie un petit chariot vide.

Elle s’extasia :

— Une ruche ici ! Une vraie ruche !

Bonasse, un sourire diplomatique, fleurissant ses lèvres exsangues, elle interpella le promeneur :

— Dites donc, brave homme, vous connaissez p’t’être M. Soiffard ?

L’autre retira sa casquette et s’essuya le front, geste commun à tous les travailleurs organisés et conscients.

— Si j’ l’ connais, y en a pas deux comme lui pour siffler l’ mandarin curaçao !

Mme Cayon, interloquée, s’approcha :

— Mandarin curaçao ?

L’homme la considéra d’un œil mauvais :

— D’abord, pourquoi qu’ vous me d’mandez ça, si vos intentions sont pures ?

La mère se redressa :

— C’est l’ fiancé d’ ma fille, alors vous comprenez, j’ veux m’ renseigner.

— Alors, y a pas d’ mal. Et comme ça, François Fard va s’ marier ? Pourvu qu’ sa moitié soit d’attaque comme lui.

— A-t-il une belle situation ici ?… Gagne-t-il beaucoup d’argent ?

— Heu ! Beaucoup d’argent, on n’ sait jamais… il est plutôt intermittent, vous savez ; mais ça fait rien, on l’ voit quèque fois… l’après-midi surtout.

Il hocha la tête :

— N’empêche qui f’ra son chemin c’ garçon-là, voyez-vous. Il tient l’ verre comme pas un. Un litre de blanc, un litre de rouge entre deux morceaux d’ camembert ne lui font pas peur…

Mme Cayon s’enfuit terrorisée :

— Un ivrogne, ce Soiffard… Jamais une pure Léa n’épousera un ivrogne !

L’homme haussa les épaules avec mépris :

— Encore une qui tient pas l’ verre ! Ça s’ voit tout d’ suite.

Mme Cayon, à pas précipités, s’en retourna vers le logis du jeune homme. Là, certainement, elle obtiendrait des renseignements détaillés sur ses mœurs.

François n’était pas là, il gisait sur l’anthracite. Elle se buta à la concierge.

Appuyée sur son balai, la dame mangeait un hareng saur écrasé entre deux tranches de pain. Quand ses doigts se faisaient gras, elle les essuyait d’un geste vif, dans ses cheveux.

À la première question de Mme Cayon, elle précisa, hautaine ;

— M’sieu François ? Il a parti à son bureau, bien sûr… c’ t’un garçon plein de régularité.

Le visage de la mère s’épanouit :

— Ah ! très bien !… C’est vrai qu’il gagne vingt mille francs par an ?

Le balai s’agita :

— Oh ! l’ pauv’ chérubin, l’a même pas vingt mille sous… Mais ça fait rien, i’ réussira dans la vie, parc’ qu’i’ plaît aux femmes.

Mme Cayon pinça les lèvres :

— Il n’a besoin que de plaire à la sienne.

La concierge se fit menaçante, elle avança un front gras, creusé d’une ride :

— Ah, vous croyez ça, vous ?… Eh bien, moi qui vous parle, j’ai connu l’ miel de ses baisers… V’ pouvez pas vous figurer comme il est galant, pour les p’tites choses de l’amitié.

Mme Cayon battit en retraite avec horreur :

— Oh ! Pouah !

L’autre la poursuivit :

— Voui… s’ra un jour décoré, vous m’entendez ; s’ra d’ l’Académie et propriétaire à Juvisy, et il aura une salle de bain… Quand on sait y faire, avec le sexe, on reste jamais dans la purée…

Découragée, Mme Cayon reprit le chemin de la rue Popincourt.

— Un ivrogne ! Un coureur de cotillon ! Un homme qui vous introduit dans l’erreur en disant qu’il gagne des sommes fabuleuses ! Un homme qui chante « Ferme tes jolis yeux » en chemise !

Sur le pas de la porte, Léa l’attendait anxieuse :

— D’où qu’ tu d’ viens ?

La mère eut un geste sévère :

— Ce monsieur Soiffard n’est pas pour toi… t’épouseras l’ charbonnier.

Léa rougit :

— Voui m’man… J’ prendrai Çois-Çois comme ami, i’ paiera la toilette et Gros Ligot, la croûte.

Traîtresse, elle bondit en avant et cria :

— J’ vas les prévenir !

Déjà elle était au rez-de-chaussée. En trois sauts de lapin, elle fut à l’intérieur de l’échoppe.

Joseph livrait des chacs, mais François, sans culotte, dormait toujours sur l’anthracite.

Du bout des doigts, elle lui chatouilla l’épigastre :

— Çois-Çois !

Il ouvrit les yeux, sa bouche amère proféra un juron, puis, dressé sur son séant, il réclama :

— Mon grimpant !

La jeune fille eut une moue gentille :

— T’inquiète pas, pisqu’y a rien d’dans… T’as tout sur toi.

Sérieuse, elle l’avertit :

— À partir d’aujourd’hui, t’es mon amant et Joseph mon mari. C’est m’man qui l’ veut comme ça.

Il eut un bon rire et la poussa contre le cardiff.

Le silence tomba comme un voile d’airain, Léa en parut oppressée. Elle se plaignit :

— Oh ! chéri !

Et, en un élan de reconnaissance :

— T’es mon p’tit ligot !


FIN