Les grenouilles (Cyriël Buysse - La Revue blanche)

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Les grenouilles

Vers deux heures, après la sieste, le barbier s’était remis en route.

L’air jeune encore, et guilleret malgré ses quarante ans passés, le petit bassin et le morceau de savon de Marseille enfouis dans la poche de sa veste de velours gris, et, sous cette veste, cernant les reins, la luisante ceinture de cuir, d’où sortaient les manches des rasoirs et les yeux oblongs des ciseaux, il faisait ainsi, quatre fois par semaine, de son pas rapide et ferme d’ancien militaire, le vaste tour des différents hameaux du village.

Il entrait dans presque toutes les métairies, dans presque toutes les maisonnettes où il y avait des hommes. D’une main habile il les savonnait, les rasait, il disait ou écoutait complaisamment les petits commérages du jour, empochait régulièrement son sou par barbe, et repartait.

Lorsque cela coïncidait avec la direction de sa tournée, il prenait le repas de midi chez lui, en famille ; le plus souvent il se contentait d’une tranche de lard sur un morceau de pain noir, qu’il avalait en route, entre deux fermes, sans même s’arrêter.

Sa besogne durait ainsi toute l’après-midi, jusqu’à la nuit tombante. Alors il revenait vers sa cabane, sa solitaire petite cabane de chaume, cachée derrière le parc du château, faisait manger sa vache et son cochon, mangeait lui-même avec sa femme et ses enfants, repassait encore, à la lueur d’une lampe, ses rasoirs en fumant sa pipe, et se couchait.

Le lendemain, dès l’aube, il était dans son champ, bêchant, sarclant, fauchant, peinant sans perdre une seconde. Et, vers neuf heures, après un déjeuner sommaire, il repartait, pour recommencer, dans une autre direction, sa harassante tournée.

Ce jour-là, un samedi, il devait opérer dans un hameau très éloigné et solitaire, qu’il ne visitait qu’une fois par semaine.

C’était, à environ une heure et demie de chez lui, émergeant des blés qui s’étendaient à perte de vue, comme une oasis de vergers cachant à moitié des toits de ferme rouges et des cabanes blanches couvertes de chaume. Il s’y rendait par des chemins de terre compliqués et tortueux, par de minces sentiers filtrant à travers les hauts blés qui le frôlaient au passage, par d’étroites bandes de gazon moussu, le long des rivulets ombragés d’aunaies. L’après-midi de juin était lourde, sous un ciel bleu embrasé, parsemé de nuages isolés d’un blanc intense et floconneux ; la terre était sèche, poudreuse ; les alouettes, planant très haut dans l’air sur leurs ailes frémissantes, chantaient infatigablement. Au-dessus des trèfles roses qui embaumaient, palpitaient des papillons bruns, jaunes et blancs.

Et le barbier, l’œil vif, la face rasée, allait, allait toujours, le corps très droit, de son pas régulier et allègre… Il ne pensait à rien, il ne souffrait pas trop de la chaleur, il marchait machinalement vers son but habituel, les sens extérieurs envahis d’un bien-être inconscient, jouissant sans le savoir de cette douce absence de pensées, de cette léthargie heureuse du cerveau. C’était comme s’il n’y avait plus rien d’intérieur en lui, comme si son âme n’existait pas, ou qu’elle fût vide, vide de peines comme de joies, momentanément vide de vie.

Une simple scène soudain le réveilla de cette torpeur heureuse, secoua en lui les sens engourdis de l’âme et de la pensée…

Il s’était arrêté devant le pont tourné d’un petit canal intérieur, et, pendant qu’une barge chargée de poteries passait, ses regards, tout de suite comme attirés à gauche, tombèrent sur une scène inattendue, à la fois joyeuse et barbare.

C’était, un peu au-delà du pont, près de la berge gauche, un bruyant groupe d’enfants, se livrant à d’étranges ébats. Ils étaient une dizaine, tous complètement nus, sauf un mince mouchoir rouge ou bleu qui leur tombait, en triangle, des reins. Les uns étaient dans l’eau jusqu’à la ceinture, les autres, sur la rive peu élevée, se démenaient autour d’une petite potence faite de trois bâtons, fichée en terre.

À la potence, attachée par un fil à une patte de derrière, se balançait une grenouille. À dix pas de la berge, l’un des gamins était aveuglé par ses camarades au moyen d’un bandeau, armé d’un bâton, poussé en avant. Près de la potence on le lâchait, il faisait encore quelques pas à tâtons, les deux mains étendues. Puis, arrêté, il ramenait en arrière le bras droit armé, mesurait en imagination son coup, frappait de toute sa force.

Aussitôt éclataient des cris, des clameurs. S’il atteignait la grenouille et la lançait à l’eau, il était vainqueur, il pouvait recommencer le jeu avec une nouvelle victime ; s’il la manquait on le précipitait lui-même dans le canal, avec des hurlements et des huées, auprès des autres. Et tous devaient y rester jusqu’à ce qu’ils parvinssent à attraper une des grenouilles abattues et à la rapporter sur la rive. À chaque coup réussi ils se précipitaient, plongeaient, se battaient pour les victimes, qu’ils déchiquetaient dans leur lutte. L’eau, autour d’eux, était toute remuée et blonde, tachetée aux reflets du soleil comme de plaques d’or mouvantes ; et les corps grêles frissonnaient malgré la chaleur, tandis que les visages se marbraient de taches livides. Sur la rive opposée, quelques faneurs, étendus au soleil dans l’herbe, à côté de leurs fourches plantées en terre, regardaient le spectacle en fumant leur pipe, l’air intéressé et amusé.

La barge était passée, le pont refermé, le barbier reparti. Et, des pensées et des sensations qui, maintenant, l’assaillaient, s’en dégageait lentement une, plus nette, plus vive que les autres : l’idée de son fils cadet, de celui qu’il appelait son « petit », et qu’instinctivement il préférait à ses autres enfants.

C’était un gamin de neuf ans, d’une intelligence précoce et rare. Particulièrement gâté et cajolé, il avait toujours, jusqu’alors, vécu à sa guise, volontaire et indiscipliné, en vrai petit sauvage. Après quelques mois de presque quotidienne école buissonnière, il avait cessé tout à fait de fréquenter l’école, et, à sept ans, lorsque, ainsi que ses deux frères ainés, il fut placé dans une ferme comme vacher, il s’évada le troisième jour, et ni menaces ni prières ne purent jamais le décider à y retourner.

Il ne faisait rien, absolument rien. Il vivait comme une plante, comme un petit arbre ou un animal, dans le lent et naturel développement de ses forces et de ses aptitudes instinctives. Durant de longs mois il erra sans but autour de la chaumière de ses parents, derrière le sombre parc du grand château, oisif et attentif aux phénomènes de la vie environnante, ayant l’air de chercher ou d’attendre quelque chose, ne sachant encore de quel côté diriger ses forces enfin capables d’action.

Brusquement il trouva.

Ce qui frappe beaucoup les enfants, c’est l’abondance d’une chose dans leur entourage immédiat. Ils aiment ce qui leur parait grand, large, exubérant. Et le petit, toujours à l’air dans les prés et le long des fossés du grand parc, fut frappé de l’extraordinaire pullulement des grenouilles qu’il y rencontrait. Il se mit à les observer, à les suivre, à s’amuser de leurs bonds dans l’herbe. Il les taquinait avec une petite gaule, il imitait leurs sauts avec des cris de joie, il les chassait devant lui vers les noirs fossés autour de la haie du parc, pour les voir plonger et nager. Si les bêtes, fatiguées ou rétives, refusaient d’avancer, de sauter, il les tuait, il les écrasait d’un coup de talon, avec un petit cri de férocité et de colère.

Pendant quelques semaines il s’amusa ainsi énormément, il ne fit plus que cela. Puis, comme dans tout être il y a l’impulsion et même le besoin de faire chose utile, ses facultés de petit autochtone peu à peu s’ingénièrent à tirer un profit, un résultat quelconque de cette chasse étrange et, jusqu’alors, inutile. Un jour, dans le pré, il vit des petits vachers prendre des grenouilles, les écorcher, leur arracher les cuisses, rôtir celles-ci et les manger. On lui en fit goûter. Il trouva le mets délicieux. Il ne dit rien, resta tout le jour près des petits vachers, absorbé et rêveur ; mais le lendemain, dès l’aube, il se mettait en route une besace au bras, un bâton à la main. À midi il était de retour, le panier à moitié rempli de cuisses de grenouilles très proprement écorchées et lavées.

Sa mère, étonnée, lui dit que c’était très bon, mais qu’elle ne savait pas les préparer. Elle l’engagea à aller vendre le produit de sa chasse au village. Tout de suite il partit et, quand il revint, il cachait dans sa main deux petites pièces d’argent que, fidèlement, il remit à sa mère.

Ce fut là le début. Depuis ce jour, tant que durèrent le printemps et l’été, il ne fit plus autre chose que chasser des grenouilles. Il en dépeupla les prés et les fossés qui entouraient le parc du grand château, et on ne les entendit plus, le soir, coasser dans les étangs ; il alla les chercher au loin, dans les champs, dans les vergers, à la lisière des bois, partout où il pouvait espérer en trouver. Et toujours, fidèlement, sagement, absolument désintéressé, il rapportait l’argent de sa chasse à sa mère.

Le barbier, de son pas cadencé, suivait maintenant un tout petit sentier entre les blés, voyant déjà, au loin devant lui, par dessus la vague montante des céréales, poindre le hameau de vergers et de fermes, but de son étape. Et, avec une persistance étrange, la scène barbare vue au pont du canal le poursuivait, l’obsédait, mêlée à l’image de son fils. Inaccessible à la sensiblerie, la scène pourtant le rebutait, l’attristait confusément, à cause de sa cruauté. Puis, il ne savait comment, une idée de danger s’y mêlait, le danger auquel s’exposaient tous ces gamins au corps grêle, dont plusieurs, peut-être, ne savaient pas nager, à se jeter ainsi, pêle-mêle, dans l’eau. Et toujours aussi, quoiqu’il fît, quoiqu’il pensât, l’image de son gamin à lui venait s’ajouter au spectacle, en partageait la cruauté et les dangers.

De nouveau, dans son injuste mais invincible préférence pour son cadet, il déplorait le peu d’empire qu’il avait sur lui, il se reprochait de le laisser courir ainsi, sans frein d’aucune sorte, agissant à sa guise en tout, comme un petit sauvage. Qu’allait-il advenir de lui si l’on n’y mettait ordre ? À quoi serait-il bon plus tard, si on ne l’habituait à un travail régulier dès sa jeunesse ? Le père sentait qu’il aurait dû interdire une vie pareille ; mais il ne le pouvait. Ce qu’il aurait fait sans aucune peine pour ses autres enfants lui devenait impossible, dès qu’il s’agissait du petit. Et, tout en marchant, envahi d’une mélancolie grandissante, son esprit harcelé allait, allait toujours, sondait en suppositions l’avenir de son cadet chéri. Il le voyait, déshabitué de toute discipline, d’abatteur de grenouilles devenir braconnier, de braconnier voleur, de voleur vagabond, de vagabond, assassin. Il le voyait en prison, il le voyait sur l’échafaud. Alors, glacé, il s’arrêtait, chassait l’idée, tâchait de la retourner, d’envisager l’avenir sous un jour plus riant. Malgré toute son insubordination le petit était au fond si doux, si bon, si intelligent ; qui sait si, au contraire, de belles destinées ne lui étaient pas réservées ? Il ne s’amuserait pas toujours à chasser des grenouilles, il gagnerait sa vie d’une façon moins barbare, il trouverait des occupations belles et utiles. Il en avait connu ainsi, qui, de petits vachers, de petits vagabonds indisciplinés étaient devenus des riches et des puissants, des hommes admirés, craints et respectés. Qui sait si le petit ne deviendrait pas un jour tout cela ?

L’obsession, maintenant, le suivait pas à pas, ne le quittait plus. C’était comme une chose qu’il laissait à la porte des fermes où il entrait, qu’il oubliait une minute, pendant que, savonnant et rasant, il écoutait ou racontait les petits événements du jour, et qu’il retrouvait au seuil, rentrant en lui, l’envahissant sitôt qu’il repartait, l’accompagnant jusqu’à la porte voisine. Et, toujours, la scène barbare du pont servait de cadre à l’idée ; toujours il voyait la grenouille balancée à un fil, sous la potence, le gamin nu frappant, les autres gamins grouillant et bataillant dans l’eau pour s’arracher la bête pantelante. Et, toujours aussi, monotone et obsédante comme un refrain, revenait l’idée du danger que couraient ces grêles enfants, dans cette eau pour eux trop large et trop profonde.

Alors, comme si cette obsession eût suffi à remuer au fond de son âme tout un abîme de peines cachées, peu à peu revenaient en lui les souvenirs de toutes les amertumes de sa vie. Il se rappelait sa jeunesse laborieuse, les durs, durs travaux des fermes et des champs auxquels il avait été assujetti à un âge où tant d’autres ne connaissaient encore que la liberté et le jeu ; puis, ses quatre ans d’esclavage militaire, et, après son mariage, des années de labeur de plus en plus accablant, la lourde tâche quotidienne. Jamais il n’avait eu d’entière indépendance, de vrai repos, jamais un de ces jours de liberté et d’insouciance complètes, dont son gamin de cadet jouissait si surabondamment.

Et, graduellement, à ressasser ces souvenirs, ces idées, une sourde colère montait en lui, un besoin le prenait de voir souffrir par d’autres ce que lui-même avait souffert. Pourquoi ce petit vaurien serait-il plus heureux que lui ? Pourquoi ne porterait-il pas sa part de la charge commune, comme ses parents, comme ses frères ? Pourquoi n’y aurait-il pas pour lui aussi des devoirs à remplir, un joug à porter ? Ah ! non, c’était trop à la fin ! Cela devait changer, et sans retard. Il allait forcer le petit au travail, lui interdire cette vie vagabonde et sauvage, lui défendre, formellement lui défendre cette hideuse et stupide chasse aux grenouilles. Il le fallait, c’était décidé : le respect de son autorité, son devoir de père le lui commandaient.

Il avait achevé sa tournée, il revenait vers sa demeure, les sourcils contractés, en proie à un mécontentement plus aigu, à une irascibilité grandissante. Lentement le soleil baissait à l’occident, inondant les épis penchés d’une lumière d’or, tandis que, dans le ciel immobile, s’amoncelaient des nuages cuivrés, lourds d’orage. Une moite sueur perlait maintenant sur le front du barbier ; de temps à autre il regardait vers le sud, où de lointains grondements s’éteignaient, en échos affaiblis.

Et, sous les lourds nuages, il eut encore et encore, en une vision plus nette, le révoltant spectacle, la tuerie des grenouilles. La scène, dans son imagination agacée, prenait une vivacité de contours extraordinaire, les grêles corps des gamins se détachaient livides, avec une acuité presque spectrale, sur le fond noir et remué de l’onde : la scène apparaissait plus cruelle, plus barbare, une scène d’enfer et de martyre, tandis qu’en même temps la sensation de danger qui s’en dégageait devenait angoissante, accablante, pareille à un cauchemar vécu, pareille à la gestation vertigineuse d’un malheur qui allait éclater.

Et, soudain, comme il apercevait au loin les noires futaies du parc derrière lesquelles se cachait sa chaumière, le pauvre barbier se sentit pour ainsi dire agrippé, étranglé par une émotion indicible. Cela s’imprima brusquement dans son cerveau. comme d’un coup de pouce ; il s’arrêta net, les yeux dilatés ; il sentit, en un souffle frôlant, une terreur superstitieuse passer sur lui. Cela sortait de ces hauts massifs sombres, de ces nuages livides, qui semblaient écraser la terre, de ces blés inclinés, vibrants de lumière fantastique, de lui-même, des fonds intimes de son être mystérieusement remué. Et sa chaumière, qu’il ne voyait pas, mais qu’il savait là, derrière ces frondaisons ténébreuses, lui semblait toute petite maintenant, toute faible, faible de malheur inconnu, de profonde douleur cachée.

D’un violent effort il refoula cette accablante sensation, il continua son chemin, réveillant en lui, pour s’en fortifier, sa colère contre son gamin bien aimé. La sueur, maintenant, coulait à grosses gouttes de son front sur ses joues, il haletait dans l’air étouffant, et il accélérait sa marche, sentant battre son cœur d’un martèlement continu de petits coups pressés, regardant à chaque instant, comme pour justifier à ses propres yeux sa course affolée, les nuages de plomb, gros d’éclairs.

Il déboucha ainsi du sentier entre les blés frôlants, traversa une chaussée, s’enfonça dans l’ombre d’une droite allée de chênes, le long de la haie du grand parc. Sur ses lèvres il avait les paroles autoritaires toutes prêtes, dans ses yeux luisait la flamme colère de sa détermination irrévocable. Dès qu’il verrait son insubordonné gamin, il lui donnerait ses ordres sans réplique, il lui enjoindrait d’avoir à cesser sa répugnante chasse aux grenouilles, d’adopter, comme ses parents, comme ses frères, une vie de travail honnête et régulier. Il le voulait ainsi, il frémissait de rage à l’idée qu’il avait supporté si longtemps de pareils excès, qu’il aurait à les endurer encore.

Mais, de nouveau, comme il tournait à gauche, apercevant enfin le toit de sa maisonnette à demi-cachée par les feuillages, il chancela sous l’accablante sensation de son pressentiment néfaste… Un malheur était arrivé, il le sentait, il le sentait dans une crispation de tout son être ; sa pauvre chaumière avait un air lugubre, les noirs ombrages du parc l’enveloppaient de deuil, les nuages sulfureux l’écrasaient ; il y avait du sang, des larmes, de la mort dans sa maison !…

Haletant, les yeux troubles et la tête bourdonnante, la bouche sèche et la face blême inondée de sueur, il poussa la barrière de bois, traversa, presque en courant, le petit verger, entra, fou de terreur irraisonnée, dans sa maison.

Il s’arrêta un moment sur le seuil, son regard anxieusement fixé à l’intérieur, le corps raidi, cloué, pétrifié sur place, comme n’osant ni ne pouvant aller plus loin. Puis, une seconde, ses yeux se voilèrent tout à fait, son cœur cessa de battre ; il soupira profondément, soulagé d’un fardeau immense ; il murmura quelque chose comme un bonsoir étranglé ; alla, avec des jambes qu’il sentait se dérober sous lui, poser son bassin et son savon sur la tablette de la cheminée, au-dessus de l’âtre. Il n’y avait pas de malheur, pas de sang, pas de mort dans sa maison : la mère et le petit étaient dans la cuisine assombrie et basse, occupés à souper.

Ils cessèrent un instant de manger en le voyant entrer, et la mère, remarquant malgré l’obscurité ses traits décomposés, lui demanda, d’une voix tremblante :

— Qu’est-il arrivé ? Qu’est-ce que tu as, père ? Tu es malade !

— Non, non, dit-il, dans un effort pour raffermir sa voix. Rien du tout ; je suis seulement un peu accablé par la chaleur.

Il disait vrai. Il n’y avait plus rien en lui de l’émotion terrible. Terreur, colère, angoisse, tout était brusquement tombé, fini, changé en une sensation de délivrance indicible, devant cette erreur palpable de son affreux pressentiment. Il tremblait et haletait seulement encore un peu, des suites de la commotion reçue, la poitrine secouée par des hoquets spasmodiques.

Il s’était mis à table avec les autres, il puisait, comme eux, avec une grosse cuiller de bois, à même la terrine commune, la quotidienne soupe de lait battu, qu’il avalait avec un gloussement chevrotant des lèvres. Mais il était incapable de manger, il se sentait trop plein encore d’idées, de sensations, de choses : il débordait de choses qui l’étouffaient, qui l’étranglaient, qu’il devait exprimer. Et, soudain, tandis qu’il posait sa cuiller, les paroles et les sentiments s’échappèrent d’eux-mêmes de ses lèvres : il se pencha vers son gamin, et, irrésistiblement, au lieu de la verte réprimande qu’il avait résolu de lui donner, il lui dit, il lui demanda d’une voix entrecoupée, en le regardant avec une tendresse infinie :

— Eh bien, petit, on s’est amusé aujourd’hui ? on a pris beaucoup… de grenouilles ?… on va recommencer… demain !

Le gamin, petite figure brunie sous une calotte de courts cheveux noirs en brosse, eut un léger sursaut, un léger tremblement de la main qui tenait la cuiller, un rapide regard de côté, anxieux et sournois, vers son père. Il secoua la tête sans cesser de manger pourtant : il répondit d’un ton hésitant, évasif, l’œil dirigé vers la terrine, pâlissant un peu sous son hâle de jeune vagabond :

— Non,… j’en ai assez,… je n’en veux plus prendre.

Il y eut un court silence. Le père, étonné, regardait fixement son fils dans l’obscurité grandissante ; la mère continuait à manger, silencieuse, comme désintéressée de l’entretien.

— Pourquoi ? demanda enfin le père.

La grosse cuiller de bois tremblait plus fort entre les doigts du petit ; ses yeux opiniâtrement fixés droit devant lui, sur la terrine, avaient d’étranges clignotements : sa petite bouche, qui ne parvenait plus à avaler la soupe, se contractait péniblement, trahissant des efforts impuissants pour refouler une grosse émotion. Et, brusquement, la cuiller lui tomba de la main : il éclata en larmes, les mains, la figure, tout le petit corps frissonnant de douleur et d’effroi, dans un bégaiement de paroles inintelligibles.

À son tour la mère avait cessé de manger, et, pâle, regardait son mari, ses yeux suppliants pleins de larmes.

Lui, blême et effaré, s’était levé, repris tout entier par ses pressentiments funestes, par son angoisse, par sa terreur, par sa colère, exigeant d’une voix frémissante, impérieuse, des explications. Il s’affolait, il multipliait ses questions sans attendre les réponses, il secouait par l’épaule le petit, qui sanglotait de plus en plus fort ; il regardait, avec des yeux d’épouvante, par les fenêtres basses, le ciel qui devenait noir, coupé d’éclairs dardants, grondant de roulements sinistres. Qu’était-il arrivé ? Qu’arrivait-il ? Le malheur, qu’il sentait au-dessus de la maison, avait-il passé, ou devait-il tomber encore ? Allait-il les écraser maintenant, maintenant qu’on l’avait cru évanoui !…

La mère, dominant son épouvante, parla.

Elle parla vite, d’une voix sifflante, la figure angoissée tour à tour blanche sous l’illumination blafarde des éclairs, ou noyée de nuit par l’obscurité de la cuisine aux basses et noires solives ; le corps, à chaque roulement de tonnerre, secoué par un ébranlement de peur et de martyre…

C’était arrivé vers trois heures, une heure après le départ du père. Elle était dans la petite étable, nettoyant l’auge du cochon, quand tout à coup elle avait entendu un strident cri d’alarme. Elle s’était précipitée droit vers le grand parc, d’où venaient les cris. Et là, au milieu de l’eau noire du fossé qui entoure la haie, elle avait vu, dans un bouillonnement, deux petits bras désespérément tendus, une petite face hagarde, qui remontait une dernière fois, méconnaissable, une petite bouche qui poussait un dernier hurlement, en crachant une eau glauque… Avec un cri sauvage elle s’était jetée dans le fossé, avec une force surnaturelle elle avait saisi son gamin et l’avait ramené vers le bord. Alors, comme elle le retirait de l’eau, une grenouille, une grosse grenouille verte avait sauté sur lui, sur sa tête, et y était restée une seconde, tassée, les yeux colères, avec un gonflement de bajoues. Oh ! c’était horrible ! elle avait dû la chasser, la chasser !

Le pauvre barbier écoutait, sentant, avec une acuité suppliciante, l’inoubliable scène, la scène du massacre des grenouilles encore une fois revivre devant lui. Il ne disait plus un mot ; il regardait opiniâtrement, à la lueur des éclairs, de ses yeux dilatés par l’horreur, le petit, qui pleurait maintenant d’une façon continue et abondante, comme si, dans cette secousse terrible, il eût épanché en une seule fois des gouffres de douleur mystérieuse, longuement, longuement amassée. La mère aussi pleurait à chaudes larmes, la tête abîmée entre ses mains, levant de temps en temps ses yeux suppliants vers le ciel en feu, d’où tombaient maintenant des torrents d’eau, dont le bruit uniforme affaiblissait les grondements peu à peu éloignés du tonnerre…

Alors, le père sentit et comprit tout à coup ce petit cœur indépendant et inconsciemment cruel, dont il avait, jusque-là, désapprouvé et déploré les mouvements. Il comprit que l’enfant se désolait plus encore de cette indépendance maintenant détruite par une terreur fatale, qu’il ne s’épouvantait du danger en lui-même. En souvenirs pressés, rapides, il revit de nouveau toute sa vie d’esclavage et de labeur, il sentit revivre en lui, venant de loin, des fonds et des tréfonds presque oubliés de sa jeunesse, de vagues et troublants désirs de liberté, de vie sauvage et sans chaînes, des rêves jamais réalisés et que chaque jour avait éloignés, abolis, tués en lui. Et, dans la conscience bien nette que l’événement de ce jour clôturait une étape décisive — l’étape de l’indépendance — dans la vie de son fils chéri et y ouvrait une ère nouvelle — celle du devoir, — une pitié immense s’emparait de lui devant cette destruction d’un si beau rêve, devant cette douleur navrante, cet arrêt désespéré au seuil du sombre avenir. Aujourd’hui, comme jadis pour lui, commençait pour l’enfant né si largement indépendant, la vie fatale de Pauvre, la vie de luttes et de sacrifices du Faible et de l’Humble. Il irait à la ferme, désormais, comme ses frères ; il y serait vacher, garçon d’écurie, soldat de labour, qui sait quoi encore. Il deviendrait comme son père, comme sa mère, comme tous ceux de sa caste, un instrument de travail forcé, une bête de somme. Et rien ne pourrait l’en sauver ; c’était son sort, son implacable sort qui, aujourd’hui, commençait…

Dans la cuisine noire, la mère, enfin, venait d’allumer la lampe. Dehors, l’orage était passé, on n’entendait plus, au loin, que de rares roulements de tonnerre ; et, seule, l’averse continuait, monotone, pressée, rafraîchissant la terre altérée, inondant les verdures respirantes.

Leurs larmes s’étaient séchées, ils s’étaient remis à table, silencieux et accablés ; ils apaisaient de nouveau leur faim, leur dévorante faim de Pauvres.

Et, pour la dernière fois, dans une espèce d’hallucination, la vision tenace du pont réapparut au père. Il vit les gamins grêles et nus, l’eau remuée et la grenouille balancée ; il vit le coup de massacre et entendit les cris de joie barbare ; puis le spectacle s’effaça, se dissipa : les gamins sortaient de l’eau et se rhabillaient à la hâte ; les cris cessaient, chacun courait de son côté. Et, le barbier, immobile devant le pont ouvert, comme devant l’inconnu d’un rêve lugubre, les voyait, obscurs expiateurs de cruautés inconscientes, s’éloigner, courbés et tristes, entrer dans les étables noires, s’atteler à des brouettes, marcher derrière des charrues, bêcher et remuer la terre, harassés.

Et, parmi eux, avec un serrement de cœur sinistre, avec une crampe d’amertume aux lèvres, il reconnaissait ses trois fils : d’abord les deux aînés, habitués et résignés ; puis le petit, le plus cher, fléchi sous la Fatalité, inconsolable de sa liberté perdue…

Alors, dans les profondeurs insondées de son âme, il eut un instant, mais rien qu’un seul instant, l’intuition lucide que c’était là le malheur inconnu qu’il avait, toute l’après-midi, senti peser sur lui.

Cyriël Buysse