Les holocaustes/09

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Revue L’Oiseau bleu (4p. 146-).

IX. — Chez les Onontagués


Charlot avait prié sa femme et sa sœur de ne rien changer à leurs habitudes le matin de son départ. Cela enlèverait toute apparence dramatique aux adieux. N’était-ce pas un voyage de deux mois à peine qu’il entreprenait ?… Oui, il valait mieux que Lise et Perrine échangeassent des vœux avec lui, juste au moment où, botté, casqué, enveloppé d’un large manteau, il se mettrait en route pour l’église afin d’assister à la messe matinale de cinq heures à la chapelle de l’hôpital. Avant de se mettre en route, il fallait implorer les bénédictions du Ciel. Lise et Perrine avait acquiescé aux moindres désirs de Charlot. Mais dès l’aube, quel va-et-vient ! Il semblait à la jeune femme que Charlot mettait trop d’insouciance autour des objets nécessaires à son confort. Elle lui apportait, tantôt une petite meule pour son couteau de chasse, qu’il faudrait tenir bien aiguisé afin de repousser toute bête un peu féroce. Puis il fallait, après avoir empli jusqu’au bord la gourde d’eau de vie, la bien cacher. Si le sauvage qu’amenait Charlot la trouvait, allait s’enivrer, faire une colère et abandonner son mari, après l’avoir blessé peut-être.


Dix jours durant, Charlot et son compagnon cheminèrent.

Charlot souriait, très ému au fond de l’agitation de sa femme, qui cherchait à tromper ainsi l’angoisse qui l’étreignait en face de la séparation.

Enfin tout fut prêt. Lise vint se presser contre son mari. Elle ne pleurait pas, ne parlait pas non plus, mais ses grands yeux regardaient avec une fixité émouvante le visage mobile et charmant de son mari. Charlot, en repoussant tendrement les beaux cheveux de sa femme qui cachaient en partie son front, lui murmurait des mots d’affection à peine saisissables. Je ne sais quel douloureux pressentiment venait soudain de la mordre au cœur. Retrouverait-il jamais le cadre familial, qu’il venait à peine de créer, aussi paisible qu’il le quitterait ? Mais il se secoua vite. Qu’allait-il chercher là ? Un soldat ne devait pas ainsi s’abandonner. Il accomplissait un devoir volontaire, plus qu’utile à ses semblables. Il mettait à leur disposition des ressources d’expérience que peu possédaient comme lui. C’est bien ce qu’avait compris M. de Maisonneuve, ce qui l’avait décidé, après quelques jours de réflexion, à permettre une pareille randonnée, où tant d’embûches devaient être déjouées, tant de périls, détournés ou victorieusement traversés !

Perrine, en s’approchant avec bébé Pierre, mit fin à ce cruel adieu. L’enfant semblait mieux portant que d’habitude en ce matin de soleil. Il tendait les bras, tantôt vers sa mère, tantôt vers son père, tout à la fois remuant, gazouillant, de la meilleure humeur du monde. Et Charlot partit avec cette dernière vision touchante : son fils dans les bras de Lise et Perrine enlaçant avec tendresse la taille de la jeune femme, qui ployait un peu sous le poids.

Au sortir de la messe, Charlot se vit fort entouré. M. de Maisonneuve vint lui serrer la main. Jacques LeBer, Charles LeMoyne, Lambert Closse, Charles d’Ailleboust, Gilbert Barbier lui présentèrent leurs souhaits. Ils cédèrent bientôt la place à M. Souart, qu’André de Senancourt accompagnait.

« Mon jeune cousin, fit avec bonté le Sulpicien, je vais faire une petite enquête autour de vos bagages. Conduisez-moi près de la traîne et du canot qui les contiennent. J’espère y ajouter ce qui fera défaut.

— Monsieur, ce n’est guère possible, je vous assure. Lise et Perrine se sont données, depuis deux jours, au sujet de mes bagages, un mal inimaginable. Il m’a fallu gronder. Trop de provisions ou d’objets sont un danger en pleine forêt. Mais vous êtes vraiment bon d’avoir ainsi pensé au voyageur.

— Tut, tut, mon enfant. Vous m’êtes cher, voyez-vous, en votre qualité de mari de ma petite Lise. Cela m’est naturel de vous aider.

— Si vous voulez me suivre, Monsieur, alors ? Mon compagnon fait les cent pas autour des fossés de l’hôpital.

— Charlot, demanda André de Senancourt avec un peu d’hésitation, tout allait bien ce matin chez toi ?

— Très bien, répondit Charlot d’une voix rauque.

— Compte sur moi pour veiller sur les tiens. Ne t’inquiète de rien. Je réponds de tous sur ma tête, finit le jeune homme moitié sérieux, moitié badin.

Il faut croire que M. Souart fut satisfait de l’inspection des bagages de Charlot. Il se contenta de remettre à celui-ci un petit reliquaire fort précieux, de le bénir ainsi que l’Iroquois chrétien, qui semblait se mettre en route avec un plaisir par trop évident. Il apprit à M. Souart, qui le questionnait avec bonté, par le truchement de Charlot, que sa fiancée l’attendait là-bas, près de la bourgade des Onontagués.

M. Souart, tout aussi bien qu’André de Senancourt, furent enchantés de connaître ce détail, qui les rassurait encore davantage sur la fidélité et l’aide incessante dont ferait preuve ce jeune Iroquois amoureux.

Un court moment, tandis que M. Souart remettait une médaille au sauvage, Charlot et son beau-frère échangèrent un regard où la perspicacité de l’un se mêla à la tristesse profonde de l’autre.

— André, dit Charlot sans élever la voix, ne m’en veux pas si je te confie que j’ai percé ton secret, hier.

André ne répondit pas, les yeux à terre.

— Tu aimes Perrine, n’est-ce pas ?

André de Senancourt releva la tête avec effort. « Quand cela serait, Charlot ? » fit-il, le front soucieux.

— J’en suis heureux, André. Vous méritez tous deux de connaître un peu de bonheur.

— Seulement, mon ami, dit André, en revenant à son ton ironique habituel, tu oublies une chose assez importante en la matière : la réciprocité des sentiments.

— Cela viendra. Perrine sera touchée dès qu’elle s’apercevra du sentiment qu’elle t’inspire.

— Charlot, reprit d’un ton presque irrité André de Senancourt, est-ce que tu aurais aimé à voir naître d’abord de la pitié, dans les sentiments de ma sœur à ton égard ?

— Non, non, sans doute, fit vivement celui-ci. D’ailleurs, elles sont totalement différentes, Lise et Perrine. Chez l’une, la sensibilité domine, chez l’autre, la réflexion. Bah ! un homme de ta valeur, André, finit toujours par imposer sa volonté à une femme…

— Le passé, tu l’oublies singulièrement en parlant ainsi, s’écria André, les dents serrés, le regard mauvais. Le passé ! Mon passé ! Tu le connais pourtant.

— Tu ne m’as pas laissé finir, reprocha Charlot. Je veux dire qu’un homme de ta valeur impose tôt ou tard sa volonté à la femme qu’il aime, si cette femme a de l’intelligence, un noble cœur et n’aime pas ailleurs. Perrine est tout cela et a le cœur libre. Tu le sais. Alors ?

— Tu raisonnes en homme heureux. Ton expérience est courte… Tiens, tout me navre assez, en ce moment, pour désirer qu’une bonne balle dans le cœur y mette fin… Mais je suis croyant, ne fais pas ces yeux, Charlot, je vais vivre, prendre soin des tiens, de tous les tiens, c’est promis. Avoue tout de même que certaines existences semblent touchées par une sorte de… de mystérieuse malédiction, finit-il plus bas.

M. Souart s’était rapproché sur ces derniers mots. Depuis quelques minutes, par discrétion, il s’était attardé auprès du sauvage.

— Quels mots terribles vous venez de prononcer, mon jeune cousin, fit-il avec douceur. Il ne faut pas, il ne faut pas. Allons, vous allez revenir avec moi. Je veux vous parler sérieusement. Votre taciturnité vous rend injuste ; elle me peine et m’inquiète. Mais faisons d’abord nos adieux. Nos voyageurs devraient déjà être en route.

Dix jours durant, Charlot et son compagnon cheminèrent ou firent halte sans que rien d’anormal survînt. Les bois, les rivières ou les lacs s’enveloppaient d’un silence interrompu par leur seul passage. Mais à l’aube du onzième jour un incident assez dramatique accompagna le réveil de Charlot.
IL faisait à peine jour. Charlot, soudain, fut réveillé, par un bruit insolite. L’arbre au pied duquel il reposait semblait secoué. Il tourna lentement la tête. Ses yeux s’agrandirent de surprise et d’émoi. Ciel ! quelle occasion inespérée pour un chasseur tel que lui ! Un jeune orignal, aux cors assez développés, se tenait près de lui. La tête baissée, l’animal regardait Charlot d’un air hostile. Un seul geste malencontreux du jeune homme allait le mettre en colère, c’était évident. Une catastrophe pouvait s’ensuivre. Mais Charlot, auquel l’expérience ne manquait certes pas, ne bougea pas. Il referma même à moitié les yeux. Rassuré, l’orignal voulut fuir. Un coup de feu retentit, atteignit la bête entre les deux yeux, et l’étendit morte, sans un cri, sans le plus léger mouvement de défense.

Charlot se trouva debout, à la fois content et mécontent de l’exploit de son compagnon le Huron. Il se voyait frustré d’une belle course à travers la forêt, à la poursuite d’un gibier friand.


Ses yeux s’agrandirent de surprise…

Le Huron, tout en examinant l’animal, attendait les ordres de Charlot. On ne pouvait laisser sur place une telle bête de choix. D’autre part, les canots ne supporteraient aucun bagage de ce genre. Les traînes, depuis longtemps, avaient été sacrifiées pour faire, au passage, un bon feu, car le froid avait été vif durant deux jours et deux nuits.

L’hésitation de Charlot fut courte. En quelques mots, il eut expliqué au sauvage son intention de fabriquer sur place une traîne d’occasion, d’y placer l’orignal, que chacun remorquerait à tour de rôle. Cet animal allait leur servir d’entrée au camp des Iroquois. Tandis qu’ils offriraient ce régal, autour duquel les sauvages se grouperaient aussitôt, tous deux — le Huron et lui –, se glisseraient en hâte vers le fort. On approchait d’ailleurs du terme du voyage. Une autre journée, une nouvelle nuit où l’on se reposerait à peine, et l’établissement français d’Onnontagué, sur les bords du lac Ganentaha, serait en vue.

L’on arriva au temps prévu à destination. Charlot vit avec surprise, en face du fort, qui s’élevait avec avantage au-dessus de la colline, un campement considérable d’Agniers. Ses yeux se durcirent, ses poings se serrèrent. Que faisaient là les cruels bourreaux de sa jeunesse ? Hélas ! Il s’adressait la question pour la forme, il connaissait trop bien ces barbares perfides. La jalousie les tenait, cette fois. Cette installation des Français chez les Onnontagués, et non chez eux, les Agniers, les rendait furieux. Au moins, en accourant ici, ils seraient là, lors du massacre prémédité de ces blancs, venus candidement se placer entre les mains d’une des tribus iroquoises ; ils prendraient part au pillage et aux supplices.

Le Huron fit bientôt signe à Charlot qu’on les apercevait des premières tentes. En effet, quelques minutes plus tard, les Agniers en grand nombre les entouraient. On poussait des exclamations de surprise. Plusieurs jeunes capitaines reconnaissaient Charlot, l’ancien captif d’Ossernenon, l’esclave d’un des leurs, ce Kinaetenon qui avait payé cher sa complaisance pour un ennemi de la tribu. Mais toujours dissimulés, roués, les Agniers firent un accueil chaleureux à Charlot. Celui-ci, pas du tout dupe, y répondit de son mieux mais se ménagea, un moment, tandis que l’on examinait curieusement ses bagages, pour recommander au Huron de ne pas le quitter d’une semelle et de garder le silence. Il y allait peut-être de sa vie, à lui, de sa liberté en tout cas. Puis il se mit à jouer du cor, tout en s’approchant lentement du fort, à cause des sauvages qui le pressaient fort, « par amitié », disaient-ils. Bientôt, la sentinelle, au loin, répondit à Charlot. Celui-ci alors, pistolets aux poings, fit passer le Huron devant lui avec les deux canots placés sur la traîne d’occasion. Il cria aux Agniers de s’emparer des vieux manteaux, des mousquets, de l’orignal et de deux beaux castors. Il leur donnait tous ces présents. Quant à lui, il allait au plus tôt vers ses frères, avec son esclave huron. Il reviendrait avec les capitaines d’Ossernenon dont il avait gardé un souvenir inoubliable, à l’égal d’eux, certes.

Et Charlot, d’un pas vif, toujours solidement armé, avait marché vers le fort. Il fut vite rejoint, en chemin, par un groupe de soldats français, joyeux au possible de l’arrivée de ce nouveau défenseur, plein d’expérience, de hardiesse, coutumier de faits d’armes, heureux et fort avisé dans toutes ses tentatives.

Soudain, Charlot poussa une exclamation de plaisir.

— Capitaine Dupuis, quelle joie j’éprouve à vous voir ainsi accourir des premiers. Vous m’avez reconnu tout de suite ?

— Comment donc, Le Jeal, n’étions-nous pas de bons amis jadis à Québec ? J’ai appris avec satisfaction votre retour d’Europe, votre installation définitive à Ville-Marie. Quelle petite femme brave vous avez dû épouser, pour qu’elle vous ait suivi si loin et ait accepté de vivre dans le sanglant Montréal ! Quel courage, vraiment !

— Capitaine, j’en suis moi-même surpris, et plein de confusion… Ma pauvre petite Lise ! acheva-t-il plus bas. Puis, il se raidit. Il fit remarquer au capitaine que ses bagages, hélas ! avaient été considérablement allégés par les Agniers, que l’on pouvait voir encore attroupés non loin et causant avec animation.

— Pourquoi, Le Jeal, vous êtes-vous laissé ainsi dépouiller ? Vous n’aviez qu’à les amuser un moment, tout en jouant du cor pour nous avertir. Nous aurions mis ordre à tout bientôt. Ah ! les canailles !

— Bah ! Il y a peu de perte. Quelques vieux vêtements, deux mousquets, un orignal tué en chemin… Il me reste assez d’armes et de munitions, vous le pensez bien, malgré ce que j’ai sacrifié. J’avais prévu cette réception de nos cupides ennemis.

Charlot avait pris l’allure martiale du capitaine Dupuis, un gentilhomme-soldat de belle prestance, qui comptait une quarantaine d’années. Il s’intéressait à tout. Il ouvrait des yeux curieux sur ce fort d’Onnontagué dont on avait beaucoup devisé à Ville-Marie, déconcertés par cet établissement en pays ennemi, consenti par le faible gouverneur Jean de Lauzon, et dont on voyait d’avance les dangers, l’impossibilité quant à la durée et la futilité quant aux résultats. « Tout de même », pensa Charlot en regardant le front ouvert, souriant et sans la moindre appréhension du capitaine Dupuis, qui continuait à causer en marchant, « tout de même, que de bravoure chez les nôtres, quelle fière insouciance en face d’une mort certaine, et au milieu d’atroces supplices !

— Vous avez bien choisi le site du fort, Capitaine, remarque Charlot. Cette colline presque sur les bords du lac vous place en un endroit idéal pour observer les alentours.

— En ce moment, reprit un peu plus bas l’officier, ces alentours ne recèlent que des dangers.

— Ah ! fit Charlot. Vous savez ce qui en est ? Vous êtes au courant ? De tout ?

— Oui, Le Jeal.

— Un Iroquois chrétien vous a donc tout appris dernièrement ? Dites, dites ?

— En effet.

— Tant mieux. Je respire. Je craignais une nouvelle perfidie de la part de ce deuxième messager de M. de Maisonneuve. C’est pour m’assurer de sa fidélité, ou pour y suppléer, que j’ai fait des lieues et des lieues pour vous rejoindre. Il fallait bien vous mettre en garde, songer avec vous aux moyens de fuir le plus tôt possible. Votre mort est certaine si vous demeurez ici.

— Merci, Le Jeal, dit le Capitaine en serrant la main de Charlot. Vous ne serez certes pas de trop parmi nous. Pierre Radisson et vous connaissez si bien l’humeur des Iroquois. Vous faciliterez notre plan d’évasion dès qu’il sera définitivement au point.

— Ce Radisson ! Malgré ses vingt-deux ans, il possède en effet une finesse, une perspicacité que nous lui envions tous, n’est-ce pas, Dupuis ? Je serai content de revoir cette ancienne victime, tout comme moi, de la cruauté iroquoise.

— Lui aussi en sera content et vous admire comme vous l’admirez.

— Le père Ragueneau va bien, Capitaine ?

— Oui, Le Jeal, ce jésuite est incomparable de bonté, d’entrain, de souplesse d’humeur. Les sauvages accourent où qu’il se trouve. Ils l’écouteraient des heures et des heures leur parler tantôt avec véhémence, tantôt avec douceur et tendresse. Tiens, nous voici à la première palissade du fort. Elle est solide, je vous assure.

— Sans doute, mais ces Agniers une fois résolus à l’assaut se font fi des plus fortes murailles.

— Évidemment. Mais l’on nous attend. Voyez. Tous s’avancent, les Pères en tête. Allons, au pas de course, Le Jeal, pour rejoindre au plus tôt notre petite garnison et ses pasteurs. »

Le soir même de l’arrivée de Charlot, il y eut une importante réunion, sous la tente du capitaine Zacharie Dupuis. Les Pères Raguenau et du Perron s’y trouvèrent. Pierre Radisson entra en bombe vers neuf heures avec une nouvelle assez inquiétante. On lui céda aussitôt la parole.

— Révérends Pères, mon Capitaine, un de nos esclaves hurons vient de nous jouer un fort vilain tour, involontairement, je le veux bien, car sa candeur égale sa stupidité.

— Mon pauvre Pierre, dit le Père Raguenau en souriant, si vous nous épargniez tout préambule sur la stupidité huronne, si vous alliez au fait tout de suite.

— Eh bien, voici, Père. Notre Huron a vu dans nos greniers des embarcations en construction, et, remarquant le profond secret dont nous entourions nos travaux, en a conclu, ah ! ah ! ah ! je vous le donne en mille, en a conclu que nous nous attendions à un nouveau déluge universel et qu’à l’exemple de Noé nous nous munissions d’arches victorieuses des eaux. Ah ! ah ! ah !

— Ma leçon d’histoire sainte, il y a quelques jours, a impressionné ce sauvage, mon cher Radisson. Pourquoi s’en étonner ? dit le Père du Perron.

— Fort bien jusqu’ici. L’imagination du Huron pouvait s’ébattre sans que nous nous en préoccupions, continua Radisson. Mais il y a autre chose. Il a fait part de sa découverte et de ses prévisions aux Agniers, qui viendront demain, vous entendez, mon Capitaine, demain, examiner ces fameuses arches de Noé. Qu’allons-nous faire ?

— Le Jeal, dit le capitaine, nous en étions justement à vous apprendre que nous avions pu construire, dans le secret le plus absolu, « deux grandes barges à fond plat, pouvant porter chacune une quinzaine d’hommes avec leurs bagages ». Nous voilà découverts. Il faut tout de suite aviser.

— Bah ! fit Charlot. Rien de plus simple, il me semble. Les charpentiers n’ont qu’à construire de faux planchers qui recouvriront en entier les bateaux.

— Bravo ! interrompit Radisson. Et sur ces planchers nous rangerons bien en ordre tous nos canots. Ouf ! Me voici avec un poids de moins sur la cervelle. Merci, Le Jeal.

— Je vais donner des ordres immédiatement, dit le capitaine en se levant. L’idée est excellente. À l’aube, il faut que cet ouvrage soit fait. Nos charpentiers ne dormiront à poings fermés que demain, je vous le garantis. Quant à nous, nous recevrons, le front plus serein, messieurs les Iroquois.

— C’est votre père adoptif, sans doute, c’est ce bon vieil Agnier qui vous a appris ce fait ? demanda le Père Ragueneau à Radisson.

— C’est lui, Père.

— Radisson, demanda à son tour Charlot, les Iroquois vous ont donc pardonné tous vos méfaits ? Vous trouvez encore grâce devant eux ?

— Mes parents adoptifs sont devenus si puissants dans leur tribu que leur volonté fait loi. Et eux, m’ont vraiment pardonné, m’aiment encore, lieutenant, depuis que par une étrange coïncidence je les ai retrouvés ici faisant partie des quatre cents Agniers accourus pour hiverner ici et comploter, il va sans dire, contre nous tous. Quelle haine ne nous portent pas ces barbares !

— On le leur rend bien, à l’occasion, fit Charlot, entre les dents.

— Allons, lieutenant Le Jeal, dit doucement le Père Raguenau, ne vous abandonnez pas à votre rancune, quelque juste qu’elle puisse vous paraître, parlez-nous plutôt de Ville-Marie, des pauvres victimes d’octobre dernier. Mais vous aimeriez mieux sans doute vous retirer, prendre un peu de repos ?

— Non, mon Père. L’heure est trop grave. Je vous parlerai d’abord de Ville-Marie, oh ! avec quelle joie douloureuse !… puis, vous me permettrez de réunir sous ma tente, pour une heure, le capitaine Dupuis et Pierre Radisson. Un projet m’est venu à l’esprit tout à l’heure en vous écoutant… Nous le mettrons au point sans plus tarder. Demain, nous vous le présenterons et vous l’accepterez ou le refuserez. Je vous assure que le temps presse. Nous sommes au début de mars. Dans quinze jours au plus tard, nous avons à nous mettre en route. Le capitaine me dit qu’ici les soldats et les ouvriers se mutinent de plus en plus et, en face, dans le camp des Agniers, on se prépare, j’en mettrais ma main au feu, à nous attaquer par quelque beau matin de soleil.

— Bien, Le Jeal, nous acceptons votre intervention hâtive. À demain, alors, mes amis, prononça le Père Raguenau, en conduisant Charlot vers la tente qu’on lui assignait durant son séjour à Onnontagué.

Radisson promit à Charlot de revenir dans un quart d’heure le retrouver en compagnie du capitaine Dupuis. Le visage du jeune coureur de bois resplendissait. Eh ! avec l’aide du lieutenant Le Jeal, il allait opposer à la ruse des Iroquois toute l’audace inventive des Français. Et le triomphe serait bien pour eux.

Le lendemain matin, le Père Raguenau dit sa messe de très bonne heure. Puis le capitaine Dupuis pria les Jésuites, Charlot et Radisson de venir prendre le petit déjeuner dans son logement au fort. Tout en mangeant de fort bon appétit, on devisa du fameux plan du lieutenant Le Jeal. Pierre Radisson y avait apporté du sien, beaucoup du sien en certaines phrases, et le capitaine Dupuis, aussi brave que ses compagnons, mais plus circonspect, le corrigea en partie. Son audace les mettrait tous en péril bien inutilement. Le Père Raguenau plaisanta Radisson sur sa mine déconfite. Le capitaine Dupuis dut gronder cet indiscipliné qui mettait en tout trop de fantaisie, de la fanfaronnade. Charlot, en riant, se mit à défendre le jeune coureur de bois, mais dut s’interrompre. Un soldat entrait, saluait, puis apprit au capitaine que les chefs iroquois demandaient la faveur d’un entretien avec le grand sagamo de France.

— Vous venez, révérends Pères, vous aussi Le Jeal ? Quant à Radisson…

— Oui, oui, fit celui-ci, je suis prêt à jouer le rôle convenu. Le Jeal, ne quittez pas de l’œil mon père adoptif agnier. Allez au-devant de tous ses désirs. Vous verrez alors ce qui arrivera.

— Sergent, dit encore le capitaine Dupuis, rendez-vous auprès des charpentiers. Faites-les disparaître. Qu’ils aillent dormir, l’ayant bien mérité. Que personne, personne, vous entendez ne demeure dans le grenier où se trouvent nos barges transformées.

— Capitaine, dit Charlot, en marchant près de celui-ci, pourquoi cet air inquiet ? Tout ira bien, croyez-moi.

— Je le souhaite, mon ami. Mais Pierre Radisson a vraiment trop d’esprit pour moi. Je redoute cette imagination toujours en ébullition. La prudence nous est si nécessaire en ce moment.

— Mon cher M. Dupuis, faites confiance pour cette fois aux inventifs, dont je suis aussi, hélas ! finit Charlot en riant.

— Peut-être ! répliqua le capitaine, mais vous, Le Jeal, à un moment donné le souvenir de votre femme, de votre enfant, apporte un contre-poids. J’ai bien vu cela, hier soir. Votre jugement a mûri. Il maintient en équilibre votre vivacité, votre fougue naturelle.

— Vous avez raison, capitaine. Vos observations si justes viennent tout à fait à propos. Je veux constamment y faire appel.

Tandis que le capitaine Dupuis et Charlot échangeaient ainsi une courte conversation, le père Raguenau et le père du Perron s’étaient hâtés vers les sauvages. Ils se tenaient debout, immobiles, impassibles, à la porte du fort, mais de l’autre côté de la deuxième palissade. Les sauvages n’entrèrent que sur l’ordre du capitaine. On les conduisit en silence, d’un air riant, ouvert, fort naturel, vers les greniers. Avant d’y pénétrer, un dialogue s’établit entre Charlot et l’un des capitaines. Celui-ci formula sa requête, en exprimant d’abord sa surprise de voir les Français en possession d’un secret concernant une inondation prochaine dont il ne savait rien, eux. Puis, il manifesta son désir, qui était partagé par ses compagnons, de voir ces arches de Noé dont avait parlé l’esclave Huron, la veille. Peut-être, pourrait-il conseiller aux siens d’en construire de semblables ayant bien examiné ces fameuses arches qui ne connaissaient jamais les naufrages.

Charlot, au nom des Français d’Onnontagué, répondit avec éloquence aux sauvages. Il narra le récit de la Bible, avec feu, l’accompagnant de pantomimes impressionnantes voulant par ce discours imaginé et joué bien faire comprendre aux Iroquois que la faible imagination du Huron avait été si bien emportée par un semblable récit qu’il avait inventé l’existence de ces fameuses arches. Comme preuve, les Iroquois étaient invités à monter eux-mêmes dans les greniers pour constater l’absence de tout bateau. « Non, non, finit Charlot, en scandant ses paroles, il n’y aura pas d’inondation, non, non, car personne n’a prédit quoi que ce soit là-dessus… Mais que les sagamos entrent au plus tôt… voient… se convainquent. Les greniers leur sont ouverts. »

Ce fut avec empressement que les Iroquois pénétrèrent dans les pièces indiquées. Ils en ressortirent bien vite, l’air penaud, aucun d’eux n’ayant percé le mystère de tous ces canots alignés sur deux larges planchers. Sans que cela y parût, les Français poussèrent un soupir de soulagement en écoutant les paroles confuses que firent alors entendre les sauvages. Soudain, Charlot s’approcha d’un des vieux capitaines. Il regardait curieusement de côté et d’autre.

— Que cherchez-vous, vénéré sagamo ? demanda Charlot avec respect et intérêt.

— Mon fils adoptif. Je veux le voir.

— Hélas ! Il est dans un état pénible depuis le matin. Il ne veut ni parler, ni manger.

— Conduis-moi, près de lui, jeune sagamo.

— Je ne sais si je puis…

— J’irai seul à sa recherche, si tu refuses. Je veux le voir, tu m’entends, sagamo têtu ?

— Bien. Je dis un mot au capitaine et te conduirai dans la chambre des malades au fort. C’est là que tu trouveras ton fils Radisson.

— Bien. Hâte-toi.

Personne n’aurait reconnu le Radisson d’il y a une heure, dans ce pâle jeune homme, aux cheveux épars, qui se balançait en gémissant et en joignant les mains. Il ne leva même pas la tête en voyant entrer Charlot accompagné du vieil Iroquois. Celui-ci fit signe à Charlot de le laisser seul avec Radisson. Le sauvage s’assit près du jeune homme et soudain, lui levant la tête, le pria de bien lui expliquer le mal dont il souffrait. Il connaissait des remèdes guérissant de combien de maux, Radisson ne se le rappelait-il pas.

Celui-ci cessa ses lamentations. Il parla d’un ton lugubre.

— Mon père, je pleure, je me désole parce que je vais mourir. Oui, moi si jeune, encore vaillant, je vais aller rejoindre l’esprit de mes ancêtres. Oh ! malheur, trois fois malheur sur moi ?

— Qui te fait croire cela, mon fils ?

— Un rêve horrible que j’ai fait cette nuit.

— Bah ! On peut conjurer tous les mauvais rêves, tu le sais bien. Ne t’en a-t-on pas donné le moyen en te faisant cette prédiction, mon fils ?

— Vous avez donc vu le sorcier, mon père, ce matin, car vous dites vrai, il y aurait un moyen de me sauver. Et ce moyen, c’est vous qui devrez le mettre à exécution.

— Alors, pourquoi mon fils n’est-il pas venu au-devant de moi pour me le faire connaître ? Est-ce que je lui ai déjà refusé quelque chose ?

— C’est justement la raison, mon bon père, cela me gêne à la fin. Toujours vous demander, et ne jamais rien faire en retour.

— Les parents sont ainsi, mon fils, ils ne songent qu’au bien-être de leurs enfants. Leur contentement suffit à nos cœurs mûris et peu exigeants.

— Mon père, mon père, je n’ose, je vous assure.

— Bien. Je m’en vais. Mais mon âme est remplie d’amertume, mon fils.

— Non, non, demeurez. Je vais vous narrer mon affreux rêve, puis vous apprendre le remède proposé.

Lorsque le vieil Iroquois apprit que le moyen de conjurer tout mauvais sort consistait en un festin à tout manger à offrir à tous les sauvages des environs réunis au fort, il se mit à rire.

— Je ne te comprends pas, mon fils, c’est au contraire très réjouissant de guérir le maléfice qui te peine par un repas abondant. Je vais m’en occuper aussitôt. Des invitations seront adressées aux sauvages des environs : Agniers, Onnontagués, Onneyouts. Nous viendrons tous sans y manquer. Nous mangerons durant deux jours, s’il le faut. Mais tu ne mourras pas, mon fils, je te le promets, non, tu ne mourras pas, finit le sauvage avec solennité, debout, les bras étendus.


Celui-ci se retourna avant de quitter la chambre.

Radisson n’en tenait pas d’aise. Tout allait bien.

Avant de quitter la chambre, l’Iroquois se retourna cependant et un peu inquiet demanda :

— Mon fils a-t-il pensé aux abondantes victuailles dont il lui faudra faire provision ? Nous serons bien trois cents, plus peut-être.

— Mon père, ne craignez rien. Les miens feront leur part avec une large générosité.

— Bien, bien. Et quand veux-tu offrir ce festin, mon fils ?

— Le plus vite possible. Dans huit jours d’ici.

— Compte sur l’amour de ton père adoptif. Tout sera fait selon tes désirs. Dans huit jours, mon fils, nous reviendrons frapper à la porte du fort.

— Mon père, je suis si fortement secoué par mon rêve, que mes jambes refusent de me porter ce matin. Je ne puis même aller vous reconduire. Ah ! voici, Le Jeal, il me remplacera près de vous. Merci, mon père, merci. Ah ! mon cœur défaille sous le poids de sa reconnaissance.

Le vieil Iroquois posa en souriant sa main sur la tête et le cœur de Radisson, puis suivit en silence Charlot. Celui-ci se retourna avant de quitter la chambre, regarda Radisson et comprit par ses signes que tout marchait à souhait relativement à leur complot.

Durant huit jours, quel brouhaha, quelle animation dans l’enceinte du fort. Les préparatifs du départ se joignaient aux apprêts du festin à tout manger. Les sauvages appelaient ainsi un repas rien ne devait demeurer au fond des marmites, quelle que fût l’abondance des victuailles. Aussi de semblables banquets finissaient-ils par une complète inconscience chez les sauvages, véritablement gorgés, saoulés de viandes, à en mourir.

Le capitaine Dupuis distribua avec ordre les tâches. Quelques-uns des hommes s’établirent près des marmites, où l’on avait entassé pêle-mêle des porcs entiers, des volailles, des chiens, des steaks d’ours et d’orignaux, des poissons, du maïs et des pruneaux. De gros morceaux de suif étaient jetés de temps à autre pour engraisser tout cet énorme hachis. Les charpentiers finissaient les embarcations dans les greniers, puis on ajoutait aux deux barges quatre canots à l’algonquine, en sus des quatre canots à l’iroquoise que l’on possédait déjà. Quelques coureurs durant ce temps se rendaient aux bourgs voisins avertir les missionnaires du départ. Radisson et Charlot avaient été chargés de préparer les réjouissances qui accompagneraient le banquet, danses, musique, tintamarre continu, afin d’empêcher les sauvages de succomber trop tôt au sommeil. Enfin, quelques soldats, sous les ordres mêmes du capitaine, procédaient à l’emballement définitif.

Le jour fixé arriva. Le soleil, en ce vingt mars, se leva assez chaud pour permettre une installation des sauvages au dehors, entre les deux palissades du fort.

Exacts et enchantés de faire bombance aux dépens des Français, les sauvages au nombre de près de trois cents, sans compter les femmes et les enfants, pénétrèrent au fort dès neuf heures du matin.

Le festin à tout manger commença, dès que Radisson, la figure d’abord toute triste, eut reçu l’assurance de tous les sauvages qu’il ne mourrait point s’il n’en tenait qu’à eux. La mine du jeune homme devint dès lors celle d’un être joyeux, heureux, ne pensant qu’à danser, à jouer du tambour ou à haranguer ses nombreux invités.

Les marmites énormes et fumantes firent leur entrée au milieu des cris de joie des sauvages et des roulements formidables des tambours.

Et l’on mangea, l’on mangea, au milieu du bruit infernal des tambours, des clairons, des trompettes, des cris des soldats et des sauvages. Radisson et Charlot étaient partout à la fois, interrompant parfois le repas, pour exécuter des danses. Ces maîtres de cérémonies, qui maniaient la langue iroquoise de façon impeccable, décidèrent, aux applaudissements de tous, que les danses françaises seraient exécutées par les sauvages avec Charlot en tête, et les danses sauvages, par les Français avec Radisson comme conducteur.

Et tandis que l’on s’empiffrait avec une gloutonnerie incroyable, tandis qu’on se livrait à un tintamarre ininterrompu, au loin par une porte au fond du fort, donnant accès sur le lac Lannentaka, on sortait les armes, les bagages de toutes sortes et surtout les embarcations, préparées avec tant de prudence et de crainte.

Vers une heure de relevée, les sauvages qui mangeaient depuis près de cinq heures demandèrent grâce. Radisson, la figure aussitôt en détresse, les yeux en larmes, les mains jointes, cria d’un ton lamentable : « Oh ! vous voulez que je meure, car c’est un festin à tout manger. Mon père, mon père, continuait-il en venant se jeter aux genoux de son père adoptif, sauvez-moi, sauvez-moi ! Par pitié ! »

Et l’orgie avait continué jusque vers trois heures. Mais alors, le capitaine Dupuis vint donner le signal convenu. Radisson se livra aussitôt à une pantomime folle. Il chanta sa joie d’être délivré. Il permit aux sauvages, dont la plupart pouvaient à peine porter la main à la bouche, de cesser le festin. Il promit un bon sommeil réparateur à tous ces grands cœurs. Pour le rendre plus facile son compagnon et lui allaient jouer de douces musiques, bien monotones : de la flûte et de la guitare. Oui, on pouvait maintenant dormir, dormir, et cela sans crainte, jusqu’au lendemain, très tard. D’ailleurs les Français se sentaient eux aussi fatigués de tant de bombances et avaient besoin de repos jusqu’au lendemain, peut-être plus longtemps.

Enfin, l’emplacement du banquet ne contient plus que des sauvages endormis et ronflants à qui mieux mieux.

Vite, les Français s’employèrent aux derniers soins pour mieux dépister les sauvages à leur réveil. Les portes, donnant accès à la cour intérieure, furent verrouillées, enchaînées. Par une meurtrière, tout près, apercevant la corde fixée à une cloche qui servait à appeler la sentinelle, l’on y attacha, au lieu de la cloche, le seul porc survivant. De la sorte, lorsque les sauvages tireraient la corde, l’animal, en se remuant, s’agiterait, grognerait de façon à faire croire à la présence de la sentinelle. Puis, l’on fit des mannequins : on les habilla de vieux uniformes ; ils apparurent casqués, bottés, le mousquet sur l’épaule. On plaça ces sentinelles en différents endroits à l’intérieur du fort. Enfin, quelques chiens furent enchaînés, des volailles qui caquetaient furent abandonnées, tout cela afin que les bruits accoutumés ne cessent pas de retentir aux oreilles des sauvages.

Charlot, Radisson, quelques soldats, s’arrêtèrent un moment, avant de rejoindre leurs compagnons, devant ces guerriers redoutables, devenus de misérables loques humaines sans aucune force de résistance, sous l’empire d’un sommeil de mort. Soudain, Charlot et Radisson échangèrent un regard d’intelligence et tout aussitôt parlèrent de représailles. Le moment était propice. Sacrifier ces Iroquois coupables de tant de crimes ne serait pas une faute, mais un juste châtiment. Puis, quel effet excellent sur leurs compatriotes, qui apprendraient enfin à craindre les Français. L’heure de la justice sonnerait enfin. Elle annoncerait l’ère de délivrance pour les colons à jamais placés hors des atteintes de cette race cruelle et belliqueuse.

Radisson et Charlot ajustèrent leurs pistolets. Mais sur les épaules des deux soldats pesèrent soudain les mains du Père Raguenau.

— Honte, mes enfants, honte !… Qu’alliez-vous faire ? Emportés par votre rancune, qui se réveille sans cesse comme un feu mal éteint, qu’alliez-vous faire ? Êtes-vous donc venus en ces lieux pour détruire les Iroquois, non pour les instruire dans la foi du Christ ? Votre épée, quoique soldats, n’est-elle pas d’abord une croix, le symbole de la Croix qui rachète, qui expie, qui sauve ? Allons, mes pauvres enfants, venez, venez, quittons ces lieux au plus tôt. La Providence nous en a ménagé les moyens avec trop d’indulgence. Voyez !… Mais voyez donc ! La neige !… La neige qui nous arrive !… La neige qui va recouvrir toutes les traces de notre fuite. Deo Gratias ! Deo Gratias !…

Et le long voyage de retour, crevant de misère, chevauchant la mort, commença pour tous ces héros d’une malheureuse équipée.