Les hommes du jour/Numéro 9/Le cardinal Taschereau
LE CARDINAL TASCHEREAU
Il y a dans chaque pays des familles privilégiées qui semblent destinées à marcher toujours à la tête de la société.
Cette constance des honneurs s’attachant à un nom n’est pas le produit du hasard ; elle s’explique par une véritable mission que la Providence impose à certaines familles, comme à certains individus, et elle se justifie par la perpétuation du talent et de l’honneur.
Telle est la famille de Son Éminence le cardinal Taschereau, l’une des plus anciennes et des plus haut placées de notre pays.
Le chef de cette famille, au Canada, a été Thomas Jacques Taschereau, originaire de Touraine, qui vint s’établir ici au commencement du dix-huitième siècle, et qui obtint, en 1736, la concession d’une seigneurie sur les bords de la rivière Chaudière.
En 1728, il avait épousé, à Québec, Marie Fleury-d’Eschambault, petite-fille de Jolliet, découvreur du Mississippi.
Il mourut en 1749, laissant huit enfants qui, à l’exception de Gabriel-Elzéar, moururent sans postérité ou retournèrent en France.
Ce dernier eut quatre enfants, dont le plus jeune, Jean Thomas, épousa Marie Panet, fille de l’honorable M. Jean Antoine Panet, premier président de la chambre d’assemblée du Canada.
Jean Thomas fut nommé juge, et, après avoir fait honneur au banc judiciaire pendant plusieurs années, il mourut du choléra en 1832.
Ses deux fils ont ajouté à son nom un éclat dont il n’a pu jouir. L’un est l’honorable Jean Thomas Taschereau, juge en retraite de la cour suprême, et l’autre est le sujet de cette esquisse.
I
Le cardinal Elzéar Alexandre Taschereau est né à Sainte-Marie-de-la-Beauce, au manoir seigneurial de la famille, le 17 février, 1820.
Dès l’âge de huit ans, il entrait au petit séminaire de Québec. À seize ans, après les plus brillants succès, il avait terminé son cours classique, et il partait pour l’Europe en compagnie de M. l’abbé Holmes.
C’est à Rome qu’il entra dans l’état ecclésiastique, quand il n’avait encore que dix-sept ans.
On devine quels sentiments un séjour assez prolongé dans la ville des papes dut inspirer au jeune lévite, et quels liens puissants se formèrent dès lors entre la sainte Église et ce cœur jeune, pur et plein d’aspirations élevées.
L’illustre abbé Dom Guéranger était alors à Rome et travaillait au rétablissement de l’ordre des Bénédictins en France. Le jeune Taschereau fit sa connaissance, et il voulut entrer dans le nouvel ordre, qui convenait si bien à son goût naturel pour la vie monastique et pour l’étude.
Mais Dieu lui réservait d’autres destinées dans sa patrie. M. l’abbé Holmes lui fit ajourner son pieux dessein et le ramena à sa famille, afin qu’il pût la consulter à ce sujet. Les avis de ses parents et de ses directeurs modifièrent ses projets : il entra au séminaire de Québec ; mais la vie qu’il y mena fut bien celle d’un bénédictin.
Ses études théologiques n’y furent pas moins brillantes que ses études classiques, et, le 10 septembre, 1842, il fut ordonné prêtre.
À dater de cette époque, sa vie a été de plus en plus intimement liée à l’histoire du séminaire de Québec. Ce fut pour lui la maison paternelle, et nul ne pourrait mieux que lui nous parler de cette famille dont il a été successivement le fils et le père.
Aussi ne sommes-nous pas étonné d’apprendre par son biographe, Mgr. Têtu, qu’il a écrit une longue histoire du séminaire de Québec, encore inédite. Pieux travail, qu’a dû inspirer un double amour, filial et paternel.
Jusqu’à son élévation sur le siège archiépiscopal de Québec, en 1871, il ne s’est jamais éloigné de son cher séminaire que temporairement et pour des raisons graves : — la première fois, pour aller soigner les émigrés irlandais, malades du typhus, à la Grosse-Isle, où il prit la fièvre et faillit mourir ; la seconde fois, pour aller étudier le droit canonique à Rome, d’où il revint avec le diplôme de docteur.
Au séminaire, il a enseigné tour à tour la rhétorique, la philosophie, le dogme, la morale et le droit canonique. Ceux qui ont été ses élèves font l’éloge de sa science et vantent la méthode et la clarté de son enseignement.
En même temps, il a occupé tous les postes de responsabilité et d’honneur que le conseil du séminaire tenait à lui confier.
Il fut un des fondateurs de l’université Laval, et il est resté profondément attaché et dévoué à cette institution. Elle a été pour lui comme l’enfant que son père aime d’autant plus qu’il lui occasionne plus d’inquiétudes et de tourments. Il en a été la personnification le plus en vue depuis plus de trente ans, et il a partagé ses peines et ses joies, ses revers et ses triomphes. Voyages en Europe, correspondance volumineuse, rédaction de mémoires, polémiques, lettres pastorales et mandements, il s’est imposé bien des peines et des travaux pour la défendre contre ses ennemis ; et si, finalement, il n’a pas réussi au gré de ses désirs, il peut toujours se rendre le témoignage qu’il n’a rien négligé pour assurer l’avenir de cette œuvre magnifique.
Ce fut pour lui une douloureuse épreuve de quitter son cher séminaire pour aller résider à l’archevêché.
Les honneurs de l’épiscopat n’étaient pas une compensation, et nous croyons à son entière sincérité quand il disait dans son premier mandement : « Dieu nous est témoin que nous n’avons ni recherché, ni désiré cette charge redoutable, dont nous comprenons, aujourd’hui plus que jamais, les dangers et la responsabilité. »
Quand il dut faire ses adieux à cette maison qui l’avait abrité pendant tant d’années, son cœur se brisa, et les paroles qui tombèrent alors de ses lèvres furent des plus touchantes :
« Il m’était toujours si doux et si agréable, » dit-il, « de voir réunie cette nombreuse famille du séminaire de Québec, de l’université Laval, du collège de Lévis, à la tête de laquelle la Providence m’avait placé comme supérieur et comme recteur ! Je savais que dans tous les cœurs mon affection avait un fidèle écho, et je sentais que véritablement nous ne faisions tous ensemble qu’un cœur et qu’une âme, dans la pensée commune de servir la cause de la religion et de la patrie, les uns en commandant ou en enseignant, les autres en se préparant par l’obéissance et par l’étude à remplir les desseins de la Providence.
« Hélas ! messieurs, faut-il donc que des liens si étroits se trouvent brisés tout-à-coup !
« Il y aura bientôt quarante-trois ans, un tout petit écolier de huit ans et demi endossait pour la première fois le capot, et se rendait, livres et cahiers sous le bras, au séminaire de Québec, pour y commencer ses études classiques. Neuf années plus tard, après une année de voyage en Europe, il entrait au grand séminaire, commençait ses études théologiques, et, au bout de cinq ans, il montait pour la première fois au saint autel. Voilà toute l’histoire de ma jeunesse.
« Les vénérables directeurs du séminaire qui voulurent bien alors agréer mes services dorment tous, excepté un seul, du sommeil éternel, et reçoivent la récompense de leur dévouement au séminaire. Dieu seul connaît ce qu’ils m’ont accordé de charité, et quelle fut ma douleur en les voyant disparaître peu à peu de la scène de ce monde.
« Ma vie sacerdotale de vingt-neuf ans, aussi heureuse qu’elle peut l’être dans cette vallée de larmes, s’est donc écoulée tout entière à l’abri de ces murs vénérables que Mgr. de Laval a élevés il y a deux siècles.
« Comme vous le voyez, messieurs, sur le demi-siècle qui a blanchi mes cheveux, le séminaire a eu plus de part que la maison paternelle.
« Hélas ! encore une fois, il faut quitter cette maison où j’ai trouvé des pères dévoués, des confrères pleins d’affection, des enfants qui m’ont payé au centuple par leur docilité le peu de bien que j’ai essayé de leur faire. J’avais espéré y vivre, y mourir, y reposer au milieu de ceux qui furent autrefois mes maîtres et mes modèles. Triste condition des enfants d’Adam, dont les projets les plus légitimes aboutissent trop souvent à la déception !
« À mon grand malheur, j’ai prêché, exalté, recommandé et enseigné l’obéissance avec trop de zèle pour avoir le droit de m’y soustraire aujourd’hui… »
Il est difficile de relire cette page sans être ému ; mais sa parole se fit plus touchante encore et plus délicieusement tendre, lorsque les élèves du petit séminaire vinrent le féliciter sur son élévation au trône archiépiscopal :
« J’avais naguère, » leur répondit-il, « un beau jardin que je cultivais avec amour, en compagnie de frères dévoués. Nulle pensée étrangère ne pouvait m’en arracher ; j’aimais à m’y promener ; j’aimais à suivre l’épanouissement de ces fraîches roses que le retour de l’année scolaire faisait éclore et que le soleil de l’étude, avec la douce rosée de la piété, mûrissait peu à peu et convertissait en fruits de bénédiction.
« Un matin, que je me garderai bien d’appeler un beau jour, on vint me dire tout d’un coup : « Votre jardin s’est agrandi : il est devenu un vaste champ, un diocèse, toute une province ! »
« Et j’ai dit : Fiat voluntas ! Mais mon cher petit jardin sera toujours à moi, comme je serai toujours à lui. C’est là que la divine Providence me plaça jadis, humble plante, pour m’y taire prendre racine et m’abreuver de sucs bienfaisants ; je tiens à cette terre par trop de fibres pour qu’on m’en arrache sans me faire mourir. Je consens, puisqu’il le faut, à devenir un grand arbre, qui ombragera toute une province, pourvu que mon cher petit jardin soit encore là, près de moi, protégé par mes branches, et me réjouissant toujours par ses fleurs et par ses fruits… »
Je crois avoir quelque notion des divers genres d’éloquence sacrée, et je ne connais rien de plus suave, de plus ému, de plus gracieux comme forme, de plus pathétique comme sentiment, de plus touchant comme tableau, que cet admirable petit discours. Saint François d’Assise, le poète de la nature, et saint François de Sales, le poétique orateur du sentiment, n’ont rien écrit de plus naïf et de plus charmant.
L’épiscopat ne devait pas être la dernière étape de notre éminentissime compatriote dans la voie des honneurs.
Après quinze années de labeurs et de peines, de travaux et de luttes, de courses apostoliques et de voyages entrepris pour la cause de l’éducation et pour le plus grand bien de l’Église canadienne, il fut jugé digne des plus hautes distinctions, et le Saint-Père voulut le revêtir de la pourpre cardinalice.
Ce fut une grande joie pour tous les Canadiens, et la presse, anglaise et française, protestante et catholique, fut unanime à féliciter chaleureusement le nouveau dignitaire, et à remercier le Souverain-Pontife de lui avoir conféré cet honneur.
Québec fut alors témoin des fêtes les plus grandioses qu’il ait jamais vues. L’imposition des insignes de la nouvelle dignité et la collation de la barrette cardinalice donnèrent lieu aux plus imposantes solennités et à des réjouissances extraordinaires.
Toutes les parties du pays et toutes les classes de la société voulurent prendre part à ces fêtes et s’y firent représenter. Les rues étaient décorées et pavoisées, la ville fut illuminée, les cérémonies religieuses furent admirables, et la procession à travers la vieille cité de Champlain se fit avec un incomparable déploiement de magnificence.
La musique, la poésie, l’éloquence célébrèrent à l’envi l’éclat de ces grands jours et la gloire de celui qui avait su mériter tant d’honneur.
Il a fallu tout un volume de trois cents pages pour contenir le récit des splendides manifestations qui se déroulèrent alors sous nos yeux et dont Québec ne perdra jamais le souvenir.
Les fêtes se terminèrent par un grand banquet, pendant lequel le nouveau prince de l’Église fit un discours remarquable d’originalité.
Il représenta saint Jean-Baptiste apparaissant à Mgr. de Laval dans un songe et lui prophétisant l’avenir de ce pays où il allait débarquer. Nous détachons quelques phrases de ce récit :
« Regarde », dit le patron du Canada à Mgr. de Laval, « regarde ces rochers couronnés par une citadelle imprenable ; vois ce que sera dans deux siècles cette cité où doivent reposer tes cendres ; contemple ces nombreux asiles de la piété et de la science. Vois-tu ces immenses constructions ? Ce sont ton séminaire et l’université, qui se glorifieront de porter ton nom. Écoute les accents de la joie universelle, qui, dans deux siècles, retentiront dans tout le Canada, parce que ton quinzième successeur aura été revêtu de la pourpre ; prends part avec moi à cette réjouissance.
« Vois-tu assis autour de lui, dans un banquet, les représentants de l’autorité civile, de nombreux prélats, une armée de ministres du Seigneur, des convives de toutes nationalités et de toutes croyances, levant les yeux et les mains au ciel pour le remercier d’un honneur qui rejaillit sur tout le Canada ?
« Le Canada, si petit aujourd’hui et qui compte à peine quelques centaines de Français, le Canada s’étendra alors d’un océan à l’autre, et ces océans seront reliés par un chemin de fer, sur lequel rouleront des palais emportés par le feu et l’eau. Sans être une nation indépendante, il en aura tous les privilèges, et l’immortel Pontife qui occupera alors le siège de Pierre fera tomber sur cette nation un rayon de lumière céleste, et la reconnaîtra comme telle, en appelant un de ses enfants à partager avec lui la sollicitude de toutes les Églises.
« En ce temps-là, l’empire britannique, sur lequel le soleil ne se couchera pas, sera gouverné par une souveraine dont les vertus feront l’admiration et l’édification de ses innombrables sujets, en même temps que sa justice et sa bonté la leur rendront chère comme une mère à ses enfants.
« Que Dieu la conserve longtemps à leur affection ! »
« À peine saint Jean-Baptiste, le plus canadien des Canadiens, a-t-il prononcé ces paroles de loyauté vraiment canadienne, qu’un coup de canon annonce l’entrée au port. Mgr. de Laval se réveille tout consolé et émerveillé de cette vision, et se prépare à prendre possession de cette terre qui est devenue sa patrie.
« J’ai fini mon histoire.
« À vous de la juger.
« À moi de vous remercier de la bienveillance avec laquelle vous l’avez écoutée. »
Quelques mois après les fêtes cardinalices, notre archevêque partait pour Rome, où il reçut des mains de Sa Sainteté le dernier insigne de sa haute dignité, le chapeau de cardinal. C’était son huitième voyage à la ville éternelle.
Depuis lors, le cardinal Taschereau mène la vie calme, laborieuse et sainte qui convient à un évêque. Malgré ses soixante-onze ans révolus, il ne croit pas encore que l’heure du repos ait sonné pour lui, et il travaille toujours, comme on fait au milieu de la vie.
Toutes ses journées sont parfaitement réglées, et il partage ses heures entre les exercices de piété, l’étude et les travaux que lui impose l’administration de son diocèse.
Maintenant que nous connaissons un peu sa vie, étudions le plus près l’homme et ses œuvres.
II
On a dit autrefois que le monde appartient aux silencieux.
Cette parole semble étrange dans notre siècle de parlementarisme et de presse, où l’empire paraît appartenir aux plus bavards ; et cependant, elle renferme encore aujourd’hui un grand fonds de vérité, et, si vous y regardez de près, vous verrez que les plus influents dans le monde ne sont pas ceux qui parlent le plus.
Le cardinal Taschereau est un silencieux, et l’on cite de lui des silences étonnants. Un de ses grands-vicaires m’a raconté qu’il était, un jour, monté avec lui dans sa voiture de Saint-Michel-de-Bellechasse à Lévis, sans dire un seul mot. « C’était une expérience que je voulais faire, » me disait-il, « et je ne voulus pas rompre le silence moi-même. Il se prolongea jusqu’à Lévis. »
Sans doute, il a pris pour modèle cet évêque dont saint Ignace, martyr, faisait l’éloge en disant : « Quanto taciturniorem videritis episcopum, tanto magis eum reveremini, — Plus un êvêque est silencieux, plus vous devez le respecter. »
Ce goût prononcé pour le silence accroît, sans doute, l’apparence austère du prélat, et fait croire à beaucoup de gens qu’il n’est guère sociable. Mais ceux qui ont vécu dans son intimité assurent que la société des autres hommes ne lui déplaît pas, pourvu qu’elle ne le détourne pas de ses études et de ses travaux. Il la recherche même quand l’heure de sa récréation a sonné.
Sous sa rigidité extérieure se cache une grande bonhomie. Dans l’occasion, il est même gai, et les plaisanteries faites à propos le font rire de bon cœur. Mais c’est une gaieté d’enfant, et le caractère de son langage, quand il veut rire, est proprement la naïveté.
Il partage cette qualité avec saint François de Sales, et je n’ai pas besoin de dire en quoi ce genre de naïveté diffère de celle de Lafontaine : l’enfant n’oublie jamais qu’il est prêtre et, s’il rit souvent, il ne ricane jamais.
Un des traits les plus accentués de son caractère est la franchise. Il voudrait déguiser sa pensée, qu’il ne le pourrait pas. Quand il juge qu’il est mieux de ne pas dire ce qu’il pense, il se tait, ce qui est pour lui la chose la plus aisée du monde.
À son amour du silence correspond un goût naturel de la paix. Étrange destinée des hommes : il a la guerre en horreur, et peu d’évêques ont eu plus de combats à soutenir.
Par suite de circonstances qui n’ont pas dépendu de sa volonté, son épiscopat a été troublé par une série de difficultés tantôt purement ecclésiastiques, tantôt politico-religieuses, et il a rempli son devoir en luttant pour le triomphe de ce qu’il croyait être la vérité.
Les armes de sa famille sont pourtant celles des militants ; mais la devise qu’il y a ajoutée lorsqu’il est devenu cardinal a défini clairement pourquoi et comment il entendait combattre :
« In fide, pe et caritate certandum, — C’est dans la foi, l’espérance et la charité qu’il faut combattre, » tel est son motto.
Son blason est : écartelé, aux 1 et 4 d’azur, à deux épées formant une croix, aux 2 et 3 de gueules à roses épanouies.
Le temps n’est pas encore venu de juger les débats auxquels il a dû prendre part et de mettre en pleine lumière les questions débattues. Tout ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que Rome lui donna le plus souvent raison.
Mais il est certain que, même au milieu de ses luttes, il a toujours soupiré après la paix religieuse et toujours travaillé à la rétablir. Il adopta toujours volontiers cette règle tracée par saint Augustin : « Pro pace Christi episcopi debent esse, aut debent non esse, — Les évêques doivent être pour la paix chrétienne, ou ils ne doivent pas être ; » et il a dû se répéter souvent cette autre parole du même évêque : « Notre épiscopat doit tendre sans cesse à procurer au peuple chrétien une paix chrétienne. »
Mais la paix chrétienne n’est pas la paix à tout prix. Il est des choses qu’il n’est pas permis de sacrifier, même pour avoir la paix, et dont la défense rend la guerre inévitable. Voilà pourquoi ce pacifique a soutenu beaucoup de luttes.
Ses critiques lui ont pourtant reproché de ne pas assez combattre et de sacrifier trop à son amour de la paix. Il fut un temps où il me semblait à moi-même qu’il poussait à l’excès l’horreur des polémiques, et que ce silencieux ne savait pas se taire à propos.
Mais les années ont calmé chez moi cette ardeur de la lutte qui animait ma jeunesse, et, plus j’avance dans la vie, plus je comprends combien il est difficile de discerner justement quel est le moment de parler et quel est celui de se taire.
Il fut un temps où la tolérance me semblait une faiblesse ; mais l’expérience acquise m’a convaincu qu’elle est une force, pourvu qu’elle soit proprement appliquée et mesurée. C’est une témérité condamnable de sacrifier le bien en luttant pour obtenir le très bien.
La tolérance et la modération me semblent tout particulièrement des vertus épiscopales. « Episcopus debet esse mansuetus, » disait saint Jean Chrysostôme, « ut magis indulgendo quam vindicando regat Ecclesiam, ut magis ametur quam timeatur, — Un évêque doit être plein de mansuétude, pour régir par le pardon plutôt que par le châtiment, pour être aimé plutôt que craint. »
Cependant, tout pacifique qu’il est, Mgr. Taschereau a soutenu plusieurs polémiques, quelques-unes même dans la presse. Et maintenant que le calme s’est fait sur le sujet de ces polémiques, nous serions curieux de savoir si ceux mêmes qui lui reprochent d’aimer trop la paix ne lui reprocheraient pas de l’avoir troublée.
Quoi qu’il en soit, le cardinal Taschereau a connu tous les mécontentements que soulèvent toujours les débats irritants, et il a fait la cruelle expérience de cette parole de saint Jean Chrysostôme : « L’évêque est exposé aux langues de tous. » Il a été ardemment critiqué, accusé, calomnié. À une certaine époque, qui n’est pas encore bien éloignée, ses adversaires ont même répandu le bruit qu’il appartenait à la franc-maçonnerie, et je me souviens d’avoir rencontré à Rome, en 1884, un journaliste catholique qui en paraissait convaincu.
Grâce à Dieu, personne n’est tenté aujourd’hui d’ajouter foi à cette sotte calomnie.
Il est permis à ses adversaires de croire que, dans certaines circonstances difficiles, notre éminent prélat a pu se tromper, humanum est errare ; et je suis moi-même de ceux qui ont cru que certaines luttes auraient pu être conduites autrement. Peut-être aussi aurait-il pu, avec plus de souplesse et d’attraction sympathique dans les rapports sociaux, aplanir certaines difficultés et prévenir des débats regrettables. Mais il ne saurait avoir toutes les qualités, et le tempérament n’est pas toujours un instrument docile de la volonté.
Dans tous les cas, nous sommes convaincu qu’il a toujours cru agir pour le plus grand bien de son Église, et que, dans tous ses combats, il n’a jamais connu d’autre mot d’ordre que celui-ci : « Pro Deo et patriâ ».
Ce mot d’ordre, il l’a, un jour, développé en citant les paroles du célèbre docteur Brownson, qui a dit : « Pro patriâ quia pro Deo, et pro Deo quia pro patriâ. » Toute sa carrière épiscopale a été le commentaire de ces belles paroles.
On ne saurait nier au cardinal Taschereau les plus remarquables qualités de l’esprit et du cœur. Son jugement est droit et apprécie toutes choses avec calme et modération. De persévérantes études, ont développé ses éminentes facultés et lui ont donné la science. Convaincu que l’évêque doit être la lumière de son église, il a toujours aimé les livres, et l’étude absorbe encore une large part de son temps.
À sa droiture d’intelligence vient s’ajouter un esprit de justice bien équilibré.
Il sait allier la charité au zèle apostolique, et, quand il se décide à censurer, il le fait avec mesure et modération. En même temps, toutes les œuvres utiles et qui peuvent servir la religion et la patrie peuvent compter sur son concours. Quand sa présence est requise pour rehausser l’éclat d’une démonstration, soit religieuse, soit patriotique, il se met toujours à la disposition des organisateurs, et il se prodigue avec un dévouement et une activité qui étonnent dans un homme de son âge.
Il n’est pas un orateur ; mais il parle avec simplicité et correction, et jamais pour ne rien dire.
Il écrit avec une rare pureté, sans recherche, sans viser à l’effet, mais avec goût et avec une connaissance parfaite de sa langue. Plusieurs de ses mandements et de ses lettres pastorales sont extrêmement remarquables. Le style en est clair, précis, correct, propre à ce genre de littérature, et révèle, en même temps, le docteur nourri des saintes écritures.
Mais ce qui fait la force des hommes d’Église, c’est la vertu ; et, si les hommes d’État voulaient bien essayer d’acquérir cette force-là, ils se convaincraient bientôt qu’elle pourrait suppléer à l’intrigue et même à l’argent.
On ne se fait pas, dans le monde, une idée exacte de ce pouvoir souverain que la vertu exerce. Mais le saint roi David, qui avait une grande expérience de la vie et une profonde connaissance des choses divines et humaines, paraît avoir mesuré toute la puissance de la vertu ; et il chante cette puissance dans un psaume admirable :
« Quis ascendet in montem Domini ? Qui gravira la montagne du Seigneur ? » se demande-t-il. Et il répond : « Innocens manibus et mundo corde, celui dont les mains sont innocentes et dont le cœur est pur. » Et, plus loin, le saint prophète ajoute : « Telle est la génération de ceux qui cherchent le Seigneur Dieu…
« Élevez vos portes, ô princes ; et vous, élevez-vous, portes éternelles, et le Roi de gloire entrera : Attollite portas, principes, vestras, et elevamini, portæ æternales : et introibit Rex gloriæ. »
Mais les portes éternelles ne s’ouvrent pas sans que les titres de ce Roi de gloire soient proclamés ; et c’est la voix des célestes phalanges, sans doute, qui interroge :
« Quis est iste Rex gloriæ ? Quel est ce Roi de gloire ? »
Et d’autres répondent : « Dominus fortis et potens, Dominus potens in prælio. C’est le Seigneur fort et puissant, le Seigneur puissant dans la bataille. Élevez vos portes, ô princes ; élevez-vous, portes éternelles, et le Roi de gloire entrera. »
Mais les portes éternelles ne s’ouvrent pas encore, et la voix interrogatrice reprend :
« Quis est iste Rex gloriæ ? Quel est ce Roi de gloire ? » La voix semble dire qu’il ne suffit pas d’être le Seigneur fort et puissant, et qu’il lui faut un autre titre pour que les portes éternelles s’élèvent devant lui.
Alors la voix mystérieuse répond :
« Le Roi de gloire, c’est le Seigneur même des vertus, Dominus virtutum, ipse est Rex gloriæ ! »
La vertu ! Voilà donc le vrai titre de gloire, le titre qui commande l’admiration et auquel rien ne résiste, le mot tout-puissant devant lequel toutes les portes doivent s’ouvrir !
C’est le titre principal de notre vénéré archevêque ; c’est celui qui lui a apporté la gloire et les honneurs, et qui lui a mérité les plus hautes dignités.
III
Le portrait que nous venons d’esquisser ne serait pas complet, si nous ne consacrions pas encore quelques pages aux œuvres pastorales de notre éminent prélat. Elles forment une collection considérable, et sont, en quelque sorte, l’histoire documentaire de vingt années d’épiscopat. Nous avons sous les yeux les deux forts volumes in-8 qui les contiennent, et l’on se ferait difficilement une idée de la variété et du nombre des sujets qui y sont traités.
Il en est plusieurs qui ne touchent qu’à la rubrique, aux règles disciplinaires et à l’administration des églises et des fabriques. Mais un grand nombre abordent des questions d’un intérêt beaucoup plus général, et pourraient être lues avec profit par les laïques, aussi bien que par les prêtres.
Le zèle du pasteur ne s’exerce pas uniquement dans les œuvres de piété qu’il faut établir, organiser et maintenir, dans les institutions de charité et les maisons d’éducation qu’il convient de fonder et de soutenir. Il ne s’arrête pas seulement aux fêtes à célébrer, aux anniversaires à commémorer, aux bulles et encycliques à promulguer. L’œil vigilant du père et du chef spirituel embrasse tous les intérêts religieux, sociaux et même purement matériels de ses enfants.
Tantôt sa parole leur enseigne la vraie doctrine sur les rapports de l’Église avec l’État, et les prémunit contre les erreurs de l’incrédulité et du libéralisme. Tantôt elle s’élève contre l’intempérance, le luxe, l’émigration aux États-Unis, la corruption électorale, les luttes acrimonieuses et les dissentions intestines. Elle prêche la conciliation et la paix, l’union des prêtres entre eux et avec leurs évêques.
Un jour, elle dénonce les sociétés secrètes, la franc-maçonnerie et toutes les organisations occultes qui ruinent la liberté du travail et suscitent la haine entre patrons et ouvriers. Un autre jour, elle enseigne aux électeurs leurs devoirs pendant les élections, définit les droits et le rôle du clergé, expose les besoins du moment, dissipe les obscurités, éclaircit les doutes, et trace même aux députés des règles conformes à l’enseignement de l’Église et aux véritables intérêts du peuple.
Quand une loi inique est votée, quand une sentence judiciaire blesse les droits et la liberté de l’Église, sa voix s’élève encore et réclame justice. Quand un journal attaque la religion ou méprise ses ministres, quand une compagnie dramatique joue des pièces obscènes, elle se fait entendre de nouveau pour condamner et proscrire.
En même temps, un patriotisme éclairé inspire et stimule son zèle apostolique ; et il ne donne pas seulement ses soins à la propagation de la foi, mais il encourage, recommande et favorise par tous les moyens à sa disposition la colonisation de son pays et l’expansion de sa race.
J’ai été particulièrement heureux, en feuilletant le cinquième volume de la collection des Mandements des Évêques de Québec, d’y trouver une circulaire privée au clergé, relative à la colonisation de la province de Manitoba.
Quand j’ai visité cette province, en septembre, 1889, j’ai regretté profondément que nos compatriotes, au lieu d’émigrer aux États-Unis, ne se fussent pas dirigés vers l’Ouest canadien et ne se fussent pas emparés de ces magnifiques et fertiles contrées. Cela me semblait un malheur au point de vue national, et je me demandais si nos évêques avaient jamais fait quelque tentative pour établir ce courant d’émigration vers l’Ouest. J’ignorais ou j’avais oublié cette patriotique circulaire qui remonte à vingt ans, (23 octobre, 1871), et qui contient un éloquent appel aux Canadiens, signé par tous nos évêques, y compris l’archevêque actuel de Saint-Boniface.
Après avoir déploré en termes émus la tendance de nos compatriotes à déserter le foyer domestique et la terre natale pour aller demander à la prospérité de nos voisins un bien-être qu’il semble pourtant possible de trouver ici, nos évêques prient le clergé de s’efforcer de les retenir dans les différentes provinces de la confédération, et ils ajoutent :
« Notre jeune pays n’est pas renfermé dans des limites assez étroites pour qu’il soit nécessaire de l’abandonner. Plus que jamais, d’immenses étendues de terrain s’offrent à notre population dans les limites mêmes de la patrie. L’acquisition du Nord-Ouest, la création de la province de Manitoba offrent un avantage réel à ceux qui n’aiment pas le défrichement des terrains boisés et qui pourtant voudraient s’éloigner de la paroisse qu’ils habitent. Il n’est pas nécessaire de passer la frontière canadienne pour trouver les riches prairies de l’Ouest.
« Par cette émigration d’un genre nouveau, nos compatriotes ne se sépareront pas de nous ; ils resteront Canadiens, soumis à nos institutions religieuses et civiles, dans un milieu où leur foi ne sera pas exposée, où, au contraire, ils aideront à faire luire ce divin flambeau au milieu des vastes déserts de l’Ouest, qui n’ont été découverts par nos pères que dans une pensée toute de foi. »
Hélas ! Cet appel national, où percent des vues prophétiques, est malheureusement resté sans écho ; et Manitoba, qui aurait pu devenir une province française, est aujourd’hui une province d’où le français est proscrit !
Nous croyons que, dans cette lettre collective, c’est notre archevêque qui tenait la plume, et nous l’en félicitons. En même temps, il nous fait plaisir d’y trouver la preuve qu’on a calomnié Mgr. l’archevêque de Saint-Boniface, quand on l’a représenté comme opposé à l’émigration vers l’Ouest. En 1871, il n’y avait encore qu’une espérance lointaine de la construction du chemin de fer du Pacifique, que plusieurs regardaient même comme un rêve impossible, et cependant, (on le voit par cette circulaire), Mgr. Taché travaillait dès lors à attirer nos compatriotes au Manitoba.
Si l’espace réservé à ce travail n’était pas limité, nous pourrions citer encore bien des pages intéressantes des œuvres pastorales de notre illustre prélat. On y trouverait de précieux enseignements sur diverses questions politiques et sociales, sur le rôle du clergé dans les élections, sur les mariages mixtes et sur l’éducation.
C’est une heureuse idée qu’on a eue de publier cette collection d’œuvres des évêques de Québec. Nos futurs historiens y devront puiser comme dans une source pure ; et, quand Son Éminence entrera dans l’histoire, on pourra détacher de ces volumes de nouveaux fleurons pour former sa couronne.
Québec, août, 1891.
La grande erreur des temps modernes tend à bannir Dieu de la société civile et à rendre celle-ci étrangère à la religion : on admet bien, en apparence du moins, la vérité de ce jugement que Jésus Christ doit un jour exercer sur tous les hommes, mais on veut en restreindre l’objet à la conduite privée. L’on oublie que le même Dieu qui doit juger les individus, est aussi celui qui juge les peuples. (Ps. VII-9)…
Mandement du 25 mai 1876.