Les hommes du jour : Edward Blake

La bibliothèque libre.


Traduction par Joseph Marmette.
La Compagnie des moulins de papier de Montréal.


EDWARD BLAKE

EDWARD BLAKE



Très étrange l’agitation politique qui se produisit à Toronto, vers la fin de l’année 1871.

Chaque soir, durant les dix jours qui suivirent le 8 décembre, la vieille et disgracieuse salle d’assemblée du palais législatif semblait toute métamorphosée par la foule des curieux qui affluaient, à rangs pressés, dans ses galeries étroites et incommodes. Chaque soir, on s’écrasait aux abords de l’enceinte parlementaire, sur les murs de laquelle on aurait pu, avec à propos, placarder les mots « Salle d’attente, » tant était anxieuse l’expression de toutes les figures. C’était une faveur insigne que d’obtenir des billets d’entrée. Des femmes, élégamment mises, piétinaient d’impatience dans les couloirs, en attendant leur tour d’admission. Des personnes de marque, qui n’avaient pu réussir à obtenir ce privilège, cherchaient le moyen de se glisser sur le parquet de la chambre ; et l’orateur avait dû tellement céder aux obsessions que, derrière le trône, une foule se coudoyait dans l’espace réservé aux représentants du peuple. C’était une licence que, seule, pouvait excuser une occasion extraordinaire.

L’instinct guerrier, l’amour de la lutte sont très marqués chez les gens d’origine britannique. Nous disons « britannique, » car ce caractère est encore plus frappant chez les Celtes que chez les Anglo-Saxons à qui ce mot « British » est le plus souvent appliqué. Chaque fois qu’il s’engage, dans quelque coin de l’Empire, une campagne pour une cause ou pour une autre, on y est porté à choisir un homme qui représente l’idée de tous ; et, dès lors, l’intérêt se fixe sur lui plus que sur le principe dont il a assumé la défense. Il en était ainsi aux jours de décembre 1871, et l’opinion était plus intéressée dans le duel qui allait se livrer entre Sanfield Macdonald et Edward Blake, que dans le succès de la cause que chacun défendait. Tous deux offraient un contraste physique et intellectuel si frappant que, pour les esprits arrêtés, la sympathie devait s’accorder de suite à l’un ou à l’autre.

D’un côté, un vieillard aux cheveux gris, grand, digne, entrant dans sa soixante-douzième année et défendant une forteresse qui lui était aussi chère que la vie ; — de l’autre, un homme jeune, et pourtant déjà grave, d’une stature élevée, enthousiaste, confiant, et aiguillonné par l’espoir de triompher à la fin.

À la suite d’une élection générale, l’assemblée provinciale avait été convoquée pour le 8 décembre. Les partis, au local plus qu’au fédéral, étaient à peine organisés et leurs lignes de démarcation n’étaient pas encore bien définies. Le gouvernement lui-même se composait de membres des deux partis politiques qui existaient avant la Confédération. De sorte qu’il était difficile de dire de quel côté se rangerait la majorité, sur une question importante. L’intérêt en était d’autant augmenté.

Le plan de campagne du jeune chef d’opposition était habilement tracé. Il proposa, comme amendement à l’adresse en réponse au discours du trône, une motion condamnant le gouvernement qui, à la session précédente, s’était fait voter un million et demi de piastres pour subventionner des chemins de fer, sans avoir fait spécifier par la législature à quelles entreprises cette somme devait être appliquée. M. Blake et ses collègues soutinrent avec éloquence qu’il y avait en jeu un grand principe constitutionnel. Un gouvernement, recevant carte blanche pour la distribution d’une somme aussi considérable, pourrait à un moment donné, s’en servir pour corrompre des comtés et des députés, dans le seul but de se maintenir au pouvoir. De leur côté, les ministériels répliquèrent que la motion Blake n’était qu’un ingénieux expédient pour gagner le vote des députés dont les comtés avaient été laissés de côté dans la distribution de l’argent public. De fait, un habile politicien de nos jours ne s’est pas gêné de déclarer souvent qu’il prendrait bien garde d’imiter Sanfield Macdonald, c’est-à-dire d’économiser pour le peuple et d’amasser des millions qui pourraient être un jour la cause de sa chute du pouvoir. Sans diminuer l’importance du principe invoqué dans la motion-Blake, il faut admettre qu’il y a bien du vrai dans cette manière machiavélique d’envisager la situation.

Le tournoi dura pendant dix jours et dix nuits. La fièvre de l’excitation était intense. Les spectateurs applaudissaient dans les galeries et on les menaçait d’expulsion. Les députés s’attaquaient violemment les uns les autres et en arrivaient aux personnalités. Au milieu de ce tumulte, le jeune chef de l’opposition montrait le plus grand calme et le sang-froid d’un vétéran de l’armée parlementaire. On l’avait choisi pour commander l’assaut : on le disait inébranlable, sans faiblesse humaine, rempli d’arrogance intellectuelle, et en imposant plutôt par le respect et la crainte que par la sympathie. Et que de choses ne disait-on pas encore de lui ?… Un de ses collègues, M. Archibald McKellar était cité comme un homme tout différent : c’était son magnétisme personnel et brillant qui maintenait ensemble les rangs qui formaient la masse hétérogène de l’opposition.

Toutes les attaques personnelles dirigées contre M. Blake n’avaient pas semblé l’affecter ; mais, dans son discours du 13 décembre au soir, il daigna y faire allusion. Ceux-là qui eurent la bonne fortune de l’entendre alors purent s’en féliciter. Depuis, ils ont pu l’écouter en diverses occasions ; mais, pour notre part, nous croyons que jamais depuis il n’a fait vibrer si puissamment la corde qu’il toucha ce soir-là. Il serait facile de trouver dans les débats parlementaires des sujets plus élevés pour proclamer son éloquence ; mais l’entêtement des ministériels à le peindre comme un être à part, comme une intelligence dépourvue de chaleur, l’amena à faire étinceler des trésors de générosité enfouis dans son cœur, et à révéler un immense talent pour éveiller un écho dans celui des autres, qualité dont on ne lui donne généralement pas le crédit. Après tant d’années écoulées, nous ne saurions donner à la lettre ce discours de circonstance, bien que le sens en reste gravé dans notre mémoire, tant fut profonde l’impression qu’il produisit sur nous comme sur tous ceux qui l’entendirent. Nul ne saurait oublier surtout la clameur d’applaudissements qui accueillit son allusion aux attaques personnelles faite contre lui :

« Je sais, dit-il, répondant à l’un des sarcasmes de ses adversaires, que je ne suis doué ni de cette affabilité, ni de cette urbanité qui caractérisent mon collègue à ma gauche, M. McKellar ; mais il m’arrive parfois de croire que j’ai quelques amis dévoués parmi ceux qui m’entourent, et je fais toujours en sorte de tâcher de mériter leur confiance et leur respect. » Le ton, plus que les paroles de l’orateur, la gravité et le tremblement de sa voix firent éclater l’enthousiasme autour de lui. Les applaudissements, les cris, les marques d’approbation de toutes sortes s’entrecroisèrent pendant plusieurs minutes. Les galeries se mêlèrent à cette démonstration. C’était une de ces scènes qui restent à jamais gravées dans la mémoire, surtout dans la mémoire de ceux qui en sont à leur début dans la politique.

Quelques jours plus tard, Edward Blake était premier ministre de sa province natale. Sa carrière politique ne datait pas de loin, mais déjà elle était remarquable.

M. Blake est né dans le canton d’Adélaïde, comté de Middlesex, Ontario, le 13 octobre 1833. Son père, gentilhomme irlandais, qui avait bien peu d’expérience des misères de la vie d’un défricheur à cette époque déjà lointaine, s’était établi en plein bois, bien décidé de se tailler un domaine dans la solitude. Mais il dut bientôt se rendre compte qu’il n’était pas apte à cette besogne ardue ; et l’histoire de sa vie nous montre que, s’il crut alors que ses talents l’appelaient à occuper une position plus élevée, ce n’est pas qu’il se laissât leurrer par une ambition déplacée, puisque le pionnier mécontent devait devenir par la suite chancelier d’Ontario. Il fixa sa résidence à Toronto où son fils Edward reçut l’instruction. Au commencement de ses études, l’enfant parut plutôt se distinguer par son amour effréné de la lecture que par son application aux matières de classe. En 1847, il accompagnait son père en Europe, voyage qui dut contribuer beaucoup à développer cette jeune intelligence en éveil. On était à cette époque tourmentée de « 47-48, » alors que la civilisation du vieux monde se lançait dans les hasards des idées démocratiques, qui commençaient à montrer la portée infinie de leur puissance future. Il est facile de s’imaginer que bien des grains de semence de théorie politique, qui devaient germer et se développer plus tard, s’implantèrent dès lors dans l’esprit du jeune Edward. À son retour au Canada, il parut avoir compris qu’il se trouvait dans un monde actif où il ne seyait pas de rester oisif. Il reprit ses études avec une énergie nouvelle et contracta dès lors cette habitude de travail acharné qu’il entretint jusqu’à ce que, dans ces derniers temps, les avertissements d’une santé affaiblie lui eurent démontré que la vertu même peut conduire à l’excès. Sans vouloir anticiper sur l’histoire de sa vie, nous pouvons dire que, à l’époque où M. Blake débutait au barreau, aussi bien que plus tard, lorsque les fatigues de la vie publique vinrent grossir les heures, déjà si bien remplies, de son existence, le travail auquel il se livrait était tout simplement herculéen, si toutefois cette expression peut s’appliquer aux efforts de l’intelligence. Nous allions oublier de dire qu’il avait obtenu ses degrés avec grande distinction au cours classique de « University College » de Toronto ; après quoi, la profession de son père lui ayant toujours souri, il se mit à étudier le droit avec cette ardeur et cette énergie qui devaient en faire l’un des maîtres du barreau de sa province.

Edward Blake n’a pas trouvé la fortune à son berceau. Il était bien le fils du chancelier, mais il avait à faire son chemin avec ses propres talents. De vieux avocats se rappellent encore le temps où Edward Blake et son frère Samuel avaient leur bureau dans ce qu’on appelait alors les « Wellington Chambers, » au coin nord-est des rues Jordan et Melinda, à Toronto. Et ils vous diront volontiers que l’ameublement et les traitements des clercs étaient loin d’indiquer que ces deux jeunes hommes de talent, qui devaient plus tard s’illustrer dans la politique et au barreau, voguassent alors sur les flots du Pactole. On n’y voyait pas moins quantité de livres de droit que les frères associés dévoraient, en se les assimilant, pour le plus grand bien de leur future clientèle qui, du reste, ne devait pas tarder à venir. Leur étude prit vite de l’importance, et les deux frères durent s’associer d’autres hommes de talent dont ils surent toujours rester les chefs.

En 1858, M. Blake épousait Mlle  Marguerite Cronyn, fille de feu le Très Révérend Benjamin Cronyn, évêque du diocèse de Huron. Ce nom attire l’attention sur la question d’hérédité, sujet plein d’intérêt pour les étudiants en droit. La famille de M. Blake est connue sous le nom de Blake de Cashelgrove, comté de Galway, en Irlande, et était alliée par mariage, dans les temps reculés, avec la noblesse de cette île. L’un de ses ancêtres, Dominique-Edward Blake, épousait, il y a plus de 130 ans, une fille de Lord Nesterville, de Drogheda. À la mort de sa première femme, ce Dominique-Edward convolait en secondes noces avec une fille de Sir Joseph Hoare, baronet, d’Annabella, dans le comté de Cork. Sa seconde femme lui donna quatre fils. L’un d’eux, qui portait aussi le nom de Dominique-Edward, prit les ordres dans l’église d’Angleterre et épousa Mlle  Anne-Marguerite Hume, fille aînée de M. William Hume, de Humewood, député du comté de Wicklow. Le père de M. Blake, William Hume Blake, plus tard Chancelier d’Ontario, est issu de ce mariage. William Hume Blake et son frère aîné, qui portait aussi le nom de Dominique-Edward, après avoir complété leur cours d’études classiques, résolurent de venir chercher fortune au Canada où ils arrivèrent en 1832. Comme nous l’avons déjà dit, William Hume Blake s’établit d’abord en pleine forêt, où naquit celui qui fait le sujet de cette notice biographique. On ne sait généralement pas que M. Blake reçut au baptême les noms de Dominique-Edward que portaient son aïeul, son grand père et son oncle. Mais il n’a jamais pris le nom de Dominique. Parmi les amis et les voisins qui suivirent les Blake au Canada, se trouvait le Révérend Benjamin Cronyn, qui devait devenir évêque de Huron et dont la fille épousa par la suite Edward Blake. Ainsi s’en va notre vie, tournant et s’emmêlant toujours dans le même cercle. M. Blake a trois fils et une fille.

Familière à tous est cette phrase de l’Écriture : « Il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. » Au point de vue politique, Edward Blake allait être à la fois appelé, — puis élu. Lors de la Confédération, les chefs réformistes, s’apercevant des qualités précieuses que possédait le fils de leur vieil allié, le chancelier, le supplièrent d’entrer dans la vie publique. Ces sollicitations eurent un tel effet, que Edward Blake se portait candidat, en 1867, dans la division de South Bruce, pour l’Assemblée Législative, et dans West Durham pour le parlement fédéral. Non seulement fut-il élu dans les deux divisions, mais il prit, dès le début, place au premier rang dans les deux chambres. L’année qui suivit son entrée dans la chambre locale, on le choisit comme chef de l’opposition, et nous avons déjà vu que, vers la fin de l’année 1871, il avait réussi à déposséder ses adversaires du pouvoir.

Sir John Macdonald lui avait offert auparavant la position de chancelier d’Ontario, haute charge qu’il avait cru devoir refuser. Quelques années après, il déclinait encore un plus grand honneur, la position de juge en chef de la Cour suprême du Canada, qui est le poste judiciaire le plus élevé de la Puissance.

En 1872, le double mandat ayant été aboli, Edward Blake abandonnait le champ de bataille de la législature provinciale.

Sur la scène plus vaste de la chambre des communes, il avait déjà su, depuis son entrée en Parlement, assumer une place de plus en plus importante dans le conseil de l’opposition, et, après avoir baissé le rideau sur une administration, il était destiné à donner le coup de grâce à une autre dans une occasion plus mémorable encore. Ce fut en 1873, lors de la chute du gouvernement de Sir John Macdonald. Confiant en ses hautes qualités, les partisans de M. Blake lui avaient assigné la tâche ardue de prendre à partie le premier ministre quand celui-ci jugerait à propos de répondre aux graves accusations portées contre lui. Le débat sur la motion de non confiance proposée par M. Mackenzie, se continuait depuis plusieurs jours ; mais le vieux chef ne remuait pas et le député de South Bruce le laissait venir et l’attendait, de pied ferme. Des deux côtés de la Chambre, les batteries de l’artillerie parlementaire avaient déjà fait tonner leurs plus grosses pièces, et l’on n’entendait plus qu’un maigre feu de mousqueterie. Pourtant, l’on savait que deux des plus forts canons étaient pointés, chargés jusqu’à la gueule et que leur décharge meurtrière allait, de l’un ou de l’autre côté, décider du sort de la bataille. À mesure que les heures et les jours s’écoulaient et que le suprême coup de feu devenait plus imminent, la capitale se remplissait de gens, accourus de plusieurs centaines de milles pour être témoins du terrible duel. Enfin le premier ministre entama sa défense, le 5 de novembre, et parla cinq heures durant. Le discours était digne de la circonstance et il est resté comme un modèle d’éloquence que l’on ne saurait lire sans être profondément ému. Quand le chef du gouvernement se fut assis, M. Blake se leva au milieu d’une chambre bondée de spectateurs surexcités, mais silencieux. C’était certainement l’heure la plus solennelle de sa vie. Il avait en main un terrible réquisitoire et qui, certes, ne perdit rien de sa sinistre gravité en passant par la bouche éloquente de l’accusateur. Sans pitié dans sa logique énumération des faits, il sut pourtant garder une dignité d’expression qui ajoutait dix fois plus de force à son argumentation. Quand il reprit son siège, on sentit des deux côtés que le gouvernement était condamné et ce fut sans surprise que l’on apprit bientôt après que l’administration abandonnait le pouvoir.

Il n’entre pas dans le cadre d’une courte esquisse biographique comme celle-ci, de suivre en détail les incidents bien connus d’une carrière dont nous avons mis en lumière deux heures triomphales. Depuis lors, M. Blake a subi bien des revers politiques : il a sans doute été bien souvent écœuré de la petitesse, de la mesquinerie et de la fausseté de la vie publique, ainsi que de la bassesse de plus d’un de ses partisans ; sa santé s’est même ébranlée sous la tâche de Titan qu’il s’était imposée. À l’heure présente, nous ne dirons pas qu’il boude sous sa tente comme Achille ; mais il se tient à l’écart et il laisse les autres s’escrimer contre l’ennemi.

Il est un fait sur lequel nous devons nous arrêter. On trouverait difficilement, non seulement dans notre histoire, mais dans celle des autres peuples, un homme public éminent qui ait fait plus de sacrifices pour la politique et en ait moins retiré d’avantages matériels. Quand il arriva au pouvoir, dans Ontario, M. Blake se choisit une position sans traitement. Quand son parti se fut emparé de l’administration, à Ottawa, il se contenta encore, dans le cabinet, d’une position à laquelle aucun émolument n’était attaché. Quelque temps avant les élections de 1887, il s’aperçut que sa santé ne lui permettrait pas de mener de front l’exercice de sa profession et l’accomplissement de ses devoirs publics. Nous nous rappelons tous le frisson d’admiration qui secoua le public, admiration que ne purent s’empêcher de partager les journaux de l’opposition, quand on apprit qu’il avait résolu d’abandonner sa profession pour consacrer tout son temps aux affaires publiques. Cela ne signifiait rien moins que le renoncement au revenu le plus considérable qu’un homme de sa profession ait jamais tiré de sa clientèle en ce pays, revenu auquel le traitement bien légitime d’un ministre ne saurait se comparer. On appréciera encore mieux l’importance du sacrifice, quand on se souviendra que cet homme, qui renonçait ainsi à un revenu princier, voguait sur les froides ondes de l’opposition.

Comme orateur et debater, M. Blake brille au premier rang. Dans le premier portrait de cette galerie, M. Waters fait un parallèle de Sir John Macdonald avec le feu Lord Beaconsfield. On pourrait en faire un semblable entre M. Blake et M. Gladstone, the grand old man, qui fut, pendant tant d’années, le plus éminent adversaire du comte de Beaconsfield. M. Blake, bien que plus jeune, a toute la facilité de parole, la richesse d’expressions et la chaleur d’élocution de M. Gladstone dont il partage aussi l’esprit de franchise, l’honnêteté et le bon ton, ainsi que les sentiments religieux. Plus d’une fois, M. Disraeli se moqua de « la fatale abondance de paroles » de son grand rival ; quant à M. Blake, si son éloquence pêche, c’est par l’extrême clarté ou plutôt par la force microscopique de sa vision qui l’entraîne, tout comme Edmond Burke — avec qui il mérite d’être comparé, — en des minuties, en des raffinements de dialectique semblables à ceux de ces fendeurs de cheveux qu’on appela rhéteurs. Il appartient quelque peu à l’école pré-Raphaëlite des peintres anglais qui veulent faire ressortir chaque brin d’herbe, plutôt que de donner une vie générale à la prairie qu’ils vous mettent devant les yeux ; tandis qu’une école rivale arrive à ce résultat avec un peu de peinture jaune jetée sur la toile du bout de la spatule. En parlant, la manière pré-Raphaëlite est utile et nécessaire à quiconque s’adresse à des juges dont la mission, sur le banc, est de découvrir les nuances, les différences ou les semblables, qui échappent au regard moins exercé de la foule ; mais le peuple aime bien mieux cette manière large et concise à la fois qui, souvent, dans une phrase résume tout un volume, toute une situation et enlève le morceau. La célèbre phrase de Disraeli : « La paix avec l’honneur » enthousiasma plus les Anglais que des torrents d’éloquence ; et les « Hautes cheminées » de Sir John ont eu raison des irrésistibles principes économiques de Bastiat. La longueur dans le développement est peut-être le seul reproche que l’on puisse faire aux discours de M. Blake, et encore faut-il dire que cette longueur ne provoque jamais l’ennui. Quand il parle, sa chaleur, ses connaissances étendues, son raisonnement serré causent l’admiration de tous, même celle de ses adversaires. À la dernière session, quand il reprit son siège, après son remarquable discours sur l’opportunité de soumettre les questions constitutionnelles à la Cour suprême, quelqu’un fit part à un vieux personnage politique de son admiration pour le brillant et puissant effort oratoire de M. Blake. « Oui, c’est vrai, » répondit le vétéran, « il a même prononcé des discours aussi bons et meilleurs durant ces dernières années, mais quand on en vient à compter les votes, il est toujours du côté de la minorité. »

Ceci nous amène à le juger comme homme politique. Il m’a toujours paru regrettable, au moins à un point de vue, que M. Blake ait sauté dans l’arène politique tout d’une pièce et armé en guerre, comme Minerve de la tête de Jupiter. Nous l’avons vu quitter son étude d’avocat pour prendre la direction d’un parti politique, et entrer dans la mêlée avec l’enthousiasme débordant des tout jeunes gens. Il croyait sincèrement que la hauteur de vue, la franchise, le travail désintéressé et l’éloquence convaincue n’avaient qu’à se montrer pour faire rentrer dans l’ombre les prévaricateurs politiques et qu’il n’avait qu’à sonner de la trompe pour faire s’écrouler les murs de Jéricho. Si l’on me permet l’accumulation de ces métaphores, il s’était mis en tête que le monde politique avait besoin d’un Sir Galahad ; mais la coupe la plus amère qu’il a dû vider a sans doute été de constater que tous les faux chevaliers ne venaient pas seulement de Heathness, mais que quelques-uns d’entre eux, pour le moins, étaient ses voisins de table. Quelque peu d’apprentissage lui eût épargné bien des déboires et des méprises.

On a prétendu qu’un chef doit accepter ses adhérents tels qu’ils sont, même avec leurs défauts, et qu’il doit, avec ces éléments, tout grossiers qu’ils puissent être, fonder un parti sans reproche. Si M. Blake ne s’est pas rendu compte que la plupart des hommes ne se laissent pas seulement guider par le patriotisme, la raison et la droiture d’intentions, il n’est pas le premier noble cœur qui ait eu à rengainer ses convictions.

Comme avocat, M. Blake occupe une position incontestée, et plus d’un, parmi ses plus brillants confrères, sont fiers de lui céder le pas. Ses qualités incomparables comme conseil ont éclaté dans l’affaire du chemin de fer de traverse du Manitoba qu’il plaida l’an dernier devant la Cour suprême. Les plus éminents avocats de la Puissance se trouvaient alors en présence et ce n’est pas les rabaisser de dire que le mérite de M. Blake se trouva plutôt rehaussé qu’amoindri par les lumières qui l’entouraient.

Quelle sera maintenant la mission de cette force incontestable dans le monde politique. Pendant les deux dernières sessions, il s’est contenté de rester dans les rangs comme simple soldat. Un moment, même, il a paru se tenir à l’écart des combattants pour jouer le rôle de critique indépendant et sincère. Souvent l’on a prétendu qu’il est impossible à un homme de marque de se maintenir dans une assemblée délibérante en dehors du cercle d’un parti. Si la chose est vraie, elle est bien regrettable. Il me semble qu’une personnalité du poids de M. Blake rendrait des services incalculables en assumant une telle position, et les événements de la dernière session paraissent me donner raison. On vit alors, spectacle inattendu, le gouvernement accepter une suggestion importante et dont découlait une sérieuse question de principe, de la part d’un député qui, non seulement n’était pas partisan du ministère, mais que l’on savait même affilié à ses adversaires. La part prise par M. Blake, dans les débats sur l’affaire Rykert, prenait d’autant plus de valeur qu’il paraissait occuper en cette circonstance un poste quasi-judiciaire. Vraiment, je ne puis m’empêcher de croire que le sens véritable de l’expression « Tribun du peuple, » se trouverait réalisé dans la personne d’un homme de grand talent qui saurait peser les questions traitées en parlement avec un jugement scrupuleux et impartial. Le peuple, qui se laisse souvent aveugler et mystifier par les clameurs des partis, pourrait alors entendre, — comme si elle s’élevait dans la solitude, — cette voix dominant toutes les autres.

Mais, après tout, qui peut se vanter de savoir apprécier le travail de toute une vie, et quel critérium adopter ? Ceux-là seuls seront-ils reconnus bienfaiteurs de l’humanité qui auront grimpé ou rampé jusqu’au faîte des plus brillants emplois ? Installerons-nous Cromwell au temple de mémoire, quand Pim et Hampden sont tombés dans l’oubli ? « J’aime mieux avoir raison que d’être président, » a dit quelqu’un qui a résumé dans ces nobles paroles toute la morale politique. L’homme public qui règle carrément sa conduite d’après ce principe et va toujours droit au but, fermement et honnêtement, mérite plus de vivre dans la mémoire de ses concitoyens que ces politiciens de couloirs et de caucus dont la seule ambition réside en ce sixième sens — comme l’appelait Carlyle — qui n’est autre que la démangeaison de dominer ses semblables.

M. Blake paraît s’être volontairement et pour toujours démis de la position de chef de son parti, et des adversaires prétendent qu’il a manqué sa carrière politique. Des milliers de Canadiens, j’en suis sûr, se prononceront contre ce jugement. Si ses capacités ont jeté du lustre sur nos parlements ; si la pureté de ses intentions a rehaussé le ton de la vie publique ; si, comme homme privé, il a montré que la politique peut s’allier à une noble vie et à la pratique des vertus chrétiennes : si son renoncement à un revenu princier et son mépris des émoluments ont servi à arracher de l’esprit du peuple l’idée que les mots pillard et homme politique sont synonymes, je ne puis me résigner à croire que les meilleurs amis de M. Blake regrettent qu’il ait consacré vingt ans de sa vie au service de son pays.

On me permettra de terminer cette esquisse imparfaite en citant deux fragments des discours de M. Blake, afin de donner une idée de son grand talent oratoire. Je tire le premier de l’allocution qu’il prononça en appuyant l’adresse de condoléance à la reine Victoria, lors de la mort du duc d’Albany. Le 3 avril 1884, il s’exprimait ainsi :

« La position du prince défunt était particulièrement pénible ; car il a passé toute sa courte vie sous la menace du mal impitoyable qui devait l’emporter et qui, s’il pesait lourdement en secret sur son esprit, ne parut cependant jamais l’abattre dans les efforts qu’il fit pour se rendre utile à tous. La délicatesse de sa constitution l’avait naturellement rendu plus cher au cœur de sa mère qui doit bien plus déplorer la perte d’un fils sur qui elle avait dû veiller tout le temps avec anxiété, que si ce fils avait joui de la constitution robuste que possèdent les autres membres de la famille royale. Aussi, est-ce bien du fond du cœur que nous lui dirons avec le poète :

« Ne te brise pas, ô cœur de femme ! mais endure encore. »

« Parlant au nom du peuple canadien, nous lui dirons que nous pleurons sur cette jeune vie si tôt brisée et respectueusement nous déposons notre tribut de sympathie aux pieds de celle qui reste à déplorer une pareille perte. »

Le fragment qui suit — dans une note tout à fait différente — est la péroraison du discours que nous avons déjà mentionné et qui précéda la chute du gouvernement en 1873. Ce discours fut prononcé dans la nuit du 4 novembre de la même année :

« Cette nuit, ou la prochaine, dit-il, verra l’horizon d’un jour meilleur et plus pur dans l’administration des affaires publiques de ce pays. Je n’ai jamais prétendu que moi et mes amis étions la personnification de l’honnêteté, pas plus que je ne pense que tous les députés de l’autre côté de la chambre soient corrompus. Loin de moi cette idée et ce manque de générosité. Mais je veux que nous, qui soutenons ces principes ce soir, soyons jugés d’après eux dans les temps à venir ; je veux que, dans quelque situation que les amis qui m’entourent soient placés, la position que nous avons assumée, le terrain sur lequel nous nous sommes mis soient regardés comme les seuls solides, les seuls vrais. Nous sommes ici pour déployer le drapeau de l’honnêteté publique. Nous sommes ici pour faire briller encore une fois la bonne réputation du pays que l’on a ternie ; nous sommes ici pour lui rendre son éclat ; ici nous sommes pour purger le pays du grand scandale et de la calamité que lui ont infligés ceux-là qui avaient la conduite des affaires. Nous ne pouvons pas, au moyen de l’acte de justice que nous allons effectuer, nous ne pouvons pas, par le jugement solennel que nous allons rendre, nous ne pouvons pas, même par le lavage que nous allons pratiquer, balayer et rejeter entièrement dans d’autres yeux et sur d’autres individus la tache et la honte tombées sur le pays. Je n’ai garde de me réjouir de ce résultat. Je déplore profondément la vérité des faits découverts ; mais je suis de ceux qui pensent que ce qu’il faut regretter, c’est plutôt l’existence de ces faits que leur mise au grand jour. Je ne comprends pas cette vertu spartiate qui voulait qu’un vol ne fût pas crime tant qu’il n’était pas découvert. Je ne saurais admettre cette moralité qui permet à un crime de rester ignoré, mais qui se montre choquée et tout alarmée pour la bonne réputation du pays, si le crime devient connu. Messieurs, vous ne sauriez guérir une plaie vive en ramenant par dessus un lambeau de peau. Il faut la lancer, la laver, pour laisser une chair fraîche et saine repousser tout autour. Quelque pénible et ardue que soit la tâche, il faut qu’elle s’accomplisse. La nuit s’écoule et le jour vient. J’espère et souhaite que chacun de vous va voter dans l’instant, d’après ces principes d’honnêteté publique qu’il apporterait lui-même dans une transaction avec son voisin. Ne nous laissons pas gagner par cette absurde idée qu’il faut distinguer entre l’honnêteté publique et l’honnêteté privée. N’allons pas nous laisser persuader que l’on peut pratiquer en secret ce qu’il y aurait honte à laisser connaître au public. Agissons au grand jour, et comme la honte existe, comme elle a été découverte, comme elle a été bien établie et même confessée, décernons par notre vote, — tout regrettable que soit la chose, — leur juste récompense aux coupables. »

M. Blake est également fort dans l’invective, dans l’ironie, la répartie et dans une sorte de badinage satirique qui terrasse celui qu’il frappe. Un choix de ses discours parlementaires serait un frappant exemple de la vérité de ce dicton que notre langue anglaise est une harpe à cent cordes. Cette anthologie serait un fort beau souvenir de l’un des plus grands citoyens du Canada.

JOHN A. EWAN.
Ottawa, 20 janvier, 1891.


[Traduction de Joseph Marmette.]


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