Les hommes du jour : Sir John A. Macdonald

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Traduction par Louis-Hyppolite Taché.
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La Compagnie des moulins de papier de Montréal.


SIR JOHN A. MACDONALD


édition populaire


LES
HOMMES DU JOUR
GALERIE DE PORTRAITS CONTEMPORAINS

MONUMENT ÉRIGÉ À LA GLOIRE DE LA CONFÉDÉRATION
DU CANADA

direction de
louis-h. taché
No. 71 a, rue St-Jacques, Montréal.

ÉDITEURS:
La Compagnie de Moulins à Papier de Montréal
No. 588, rue Craig, Montréal



Enregistré par Louis-H. Taché, au ministère de l’agriculture, à Ottawa
conformément à l’Acte du parlement du Canada, en
l’année mille huit cent quatre-vingt-dix.











INTRODUCTION



Le Canada, depuis vingt-cinq ans, a marché à pas de géant dans la voie du progrès intellectuel et matériel. Grâce aux hommes de la génération à qui fut dévolue la tâche difficile de la diriger, la confédération canadienne s’est affirmée plus hautement à mesure que le temps lui a permis de définir sa politique et d’accomplir ces colossales entreprises qui ont attiré sur elle l’attention du monde. Aujourd’hui, après un quart de siècle seulement, notre pays occupe la première place coloniale du globe. Il n’est donc pas sans à propos de réunir, dans un cadre à la portée du public, quelques-unes des grandes figures qui illustrent la génération actuelle. En voyant ainsi groupés ces hommes d’État, ces savants, ces littérateurs, ces rois de la finance et de l’industrie qui, chacun dans leur sphère, ont travaillé à la gloire de notre chère patrie, nos compatriotes comprendront mieux les éléments de cohésion que nous possédons et le devoir qui incombe à tous de les rendre plus solides, au lieu de les affaiblir soit par indifférence, soit par ignorance de ce que nous sommes.

Cette galerie ne contiendra qu’un nombre limité de portraits des hommes qui mériteraient d’y avoir place. L’ordre dans lequel ils paraîtront n’est ni un ordre de mérite, ni un ordre de préséance. Au contraire, le but des éditeurs est de les mélanger de manière à éviter la monotonie.

La province de Québec, si fière dans sa force, si calme à travers les orages de la politique, si méconnue dans certaines parties de la Confédération, si ignorée ou si méprisée dans d’autres, aura sa large place dans cette publication destinée à être répandue dans toutes les provinces. Ses illustres fils, remarquables par la variété et la force de leur talent, apparaîtront là comme en un protêt solennel contre les honteuses attaques dont elle est souvent l’objet. D’un autre côte, les Canadiens-Français apprendront à connaître et à apprécier leurs compatriotes anglais, qui méritent leur sympathie et leur admiration.

Les passions de parti, les entraînements politiques, les violences de la lutte font trop souvent voir les hommes sous un faux jour. Presque invariablement, selon les exigences du moment, ils sont portés aux nues par la louange et l’adulation, ou traînés dans la boue pour servir l’ambition des uns, la jalousie ou la haine des autres. C’est le sentiment des injustices qui se commettent chaque jour qui nous a inspiré le désir de faire une œuvre utile, en faisant mieux connaître et par là mieux aimer ceux de nos compatriotes que le talent, le travail ou une louable ambition ont portés à la direction politique, intellectuelle et morale du pays.

L’esprit de parti sera oublié dans cette publication. Les biographie seront écrites à un point de vue impartial, bienveillant plutôt qu’hostile, et la responsabilité des opinions sera laissée à l’auteur, chacune écrit devant être signé d’un nom responsable. La direction verra cependant à ce que la louange d’un homme ou d’un parti ne comporte pas d’attaque déloyale ou passionnée contre un autre, et que la justice et l’histoire soient respectées comme les hommes et les partis eux-mêmes.

La grande édition des « Hommes du Jour » parait depuis plusieurs mois, et la bienveillance que le public lui a témoignée nous a décidé à en faire une édition populaire accessible à toutes les classes de notre population, et d’un format plus commode pour la lecture et pour la consultation. C’est cette édition qui commence aujourd’hui : elle sera publiée en anglais et en français pour la bien répandre parmi les deux grandes races qui rivalisent d’émulation au Canada.

LOUIS-H. TACHÉ


SIR JOHN A. MACDONALD



Sir John Macdonald n’a jamais, nous dit-on, donné le moindre encouragement aux biographes qui ont tenté d’écrire sa vie. Il est assez rare que les hommes de valeur veuillent se prêter à des appréciations forcément entachées de bienveillance ou de mauvais vouloir ; même une esquisse biographique ne peut avoir de poids véritable que dégagée des passions qui s’agitent incessamment autour d’eux. Il est donc naturel que Sir John préfère attendre le grand apaisement qui suivra sa retraite de la vie politique, avant de chercher, dans le jugement des hommes, la modération, la justice et la saine appréciation de sa carrière si mouvementée et si profondément liée à l’histoire de ce pays.

Sir John doit cependant se soumettre à l’inévitable, et, du moment qu’on publie une galerie de portraits des hommes éminents du Canada, la première place lui appartient et il lui faut subir l’infliction d’une « esquisse, » toute incomplète qu’elle puisse être. Autrement, ce serait faire la même faute que d’omettre le nom de Shakespeare ou de Hugo en parlant des grands poètes.

Le cadre dans lequel nous devons renfermer cette étude ne nous permet guère que des considérations générales et une rapide revue des faits principaux qui se rapportent à notre sujet. Le soin de décrire minutieusement la vie et la carrière du premier ministre appartiendra à celui-là qui, après la mort de Sir John, grâce à une intimité de vieille date avec lui, pourra joindre à l’exactitude et à l’ensemble des faits le récit des habitudes journalières de l’éminent homme d’État, et apprécier, en y ajoutant l’anecdote à l’occasion, les subtilités de son esprit et l’élévation de son caractère. L’auteur de ces lignes n’a pas eu le rare privilège de jouir de la connaissance personnelle du premier ministre, ce qui le force à suivre de loin seulement le vieux chef, en se fixant sur ces évènements qui ont diminué la distance entre l’architecte de la Confédération et la gloire, comme les chaînons du chemin de fer du Pacifique ont rapproché les deux océans.

On parle facilement d’hommes d’État, mais peu de personnes réalisent la véritable signification et l’étendue de ce mot. Dans les classes ignorantes, on donne souvent ce titre à des politiciens d’occasion et même à ces hâbleurs qui voient des dangers partout et que Ben Jonson désignait avec mépris comme « stateswomen. » Un homme d’État est chose bien rare. Il n’y en a pas trois parmi ceux qui s’occupent aujourd’hui de politique aux États-Unis ; il n’y en a pas cinq au Canada. Sir John Macdonald est, sans aucun doute, le plus grand des quatre Canadiens que nous croyons vraiment dignes de ce nom et le plus grand du continent américain. Comment une nation de cinquante à soixante millions d’habitants a produit moins d’hommes d’État qu’une nation voisine de cinq à six millions seulement, est une question que nous ne voulons pas discuter ici. Qu’on nous permette seulement de dire que nos institutions plus libres, nos traditions historiques incomparablement plus grandes, comme partie intégrale du plus vaste empire du globe, favorisent mieux la production et le développement des facultés et des talents de l’homme d’État que les rudes, égoïstes et démocratiques habitudes de la république américaine. Un Canadien illustre exprimait énergiquement, le 4 janvier 1889, son appréciation du sentiment de dignité nationale qui existe dans les deux pays, dans un sens qui appuie notre assertion et qui dénote un jugement droit, uni au patriotisme le plus éclairé : « Je préfère, disait l’honorable Oliver Mowat, être premier ministre de la province d’Ontario que gouverneur de l’État de New-York : et, si j’avais une ambition qui me manque pour une position honorifique plus haute, j’aimerais mieux être premier ministre du Canada que président des États-Unis. »

Bien que les facultés et les talents des hommes d’État soient les mêmes partout, leur politique varie considérablement selon les milieux et particulièrement entre l’Angleterre, les États-Unis et le Canada. Nulle part l’éducation politique ne commence aussi à bonne heure qu’au Canada et aux États-Unis, ce qui donnerait à croire au même degré de culture et d’avancement dans les deux pays. Il y a cependant la distance de la coupe aux lèvres entre cette supposition et les faits. Chose étrange : bien que les Anglais ne commencent à s’intéresser activement aux affaires publiques qu’au moins cinq ans après les jeunes gens du Canada et dix ans après leurs cousins des États-Unis, (qui s’occupent d’affaires municipales dès l’âge avancé de douze à treize ans), ils sont, quand leur heure est venue, tout aussi capables de se former une saine et intelligente opinion des questions publiques que les plus précoces politiciens ; et les hommes d’État anglais s’élèvent généralement à un bien plus haut degré de perfection, d’intelligence et de dignité politiques. De là vient qu’on considère souvent comme un compliment de comparer un homme d’État colonial ou américain à un homme d’État anglais. Il a été dit de Sir John qu’il était « more than a colonial mind. » Ce n’est pas très flatteur pour les colonies, mais ce l’est d’autant plus pour notre premier ministre.

On a souvent comparé Sir John Macdonald à l’illustre Benjamin Disraeli, comte de Beaconsfield. Cette comparaison pourrait être prise pour un compliment à l’adresse de Sir John, si elle n’était tout aussi flatteuse pour Disraeli. Il y a sûrement de fortes ressemblances dans la personne, la vie et le caractère de ces deux hommes, bien que nous n’admettions pas un parallèle aussi frappant que certains enthousiastes veulent le faire. Il n’est pas à regretter non plus que Sir John diffère de caractère avec Disraeli en ce sens qu’il ne possède pas la vanité personnelle qui amenait ce dernier à parler de lui-même si souvent et d’une manière parfois ridicule. D’un autre côté, la gloire de Lord Beaconsfield est grandement due à son génie littéraire, que Sir John ne partage pas. Très distingué comme homme d’État, Disraeli est encore grand comme auteur ; et, pour citer ses propres mots dans la préface qu’il a écrite à l’ouvrage de son père, « Curiosities of Literature » : « Un auteur peut diriger la fortune du monde d’une manière plus étendue qu’un homme d’État ou un guerrier ; et les œuvres par lesquelles son influence se produit et s’exerce peuvent avoir l’intérêt et l’importance des décisions des corps législatifs les plus grands ou posséder la valeur stratégique déployée sur les champs de bataille les plus mémorables. » Il y a cependant auteur et auteur. Comme auteur, Lord Beaconsfield n’a pas exercé son influence sur la fortune du monde à un aussi haut degré, loin de là, que comme l’homme d’État ; et pourtant Vivian Grey, et encore plus Contarini Fleming occupent une place d’honneur dans les annales de la littérature anglaise. Publier un livre n’est pas un effort si colossal, après tout, de notre temps où le découpage et les citations jouent un si grand rôle à l’insu d’un nombre de personnes considérable, mais moins nombreux de jour en jour. Si Sir John Macdonald écrivait un livre, ce livre serait, sans doute, digne de son génie ; je n’ai jamais entendu dire qu’il ait eu la pensée de devenir auteur. Il est cependant si bien doué, qu’il ne serait pas étonnant de le voir un jour surprendre le monde, au déclin de sa vie, par une œuvre remarquable, tout comme un certain Caton, non étranger à la célébrité, commença à étudier le grec à l’âge de quatre-vingts ans. Sir John a été toute sa vie un homme à surprises et un fidèle croyant aux doctrines de Disraeli, dont l’une par excellence est la suivante : « Ce n’est pas assez de gouverner les hommes : il faut encore les étonner. »

L’âge ne semble pas affecter Sir John. Un jour, à un pique-nique où il faisait une allusion à la possibilité de sa mort prochaine, un rude paysan lui cria : « John A., vous ne mourrez jamais ! » Ce mot peut être donné comme le pendant de l’anecdote qui suit. Un Anglais exprimait l’espoir que son fils pourrait entendre Gladstone « avant sa mort. » Son interlocuteur lui répliquait que le chef libéral était en parfaite santé et qu’il n’y avait aucune probabilité qu’il mourût avant longtemps. « Oh ! reprit le premier, je ne parle pas de la mort de Gladstone, mais de celle de mon fils. » Puissent le vaillant ami de la cause irlandaise et Sir John Macdonald, qui, tous deux, ont eu le privilège d’être appelés « Our grand old man » par leur nation respective, être conservés longtemps à l’admiration et à l’affection de leurs compatriotes !

Sir John Macdonald et Lord Beaconsfield ont tous deux étudié le droit ; mais ce dernier n’a jamais exercé. Aucun d’eux n’était bien jeune à son entrée dans la carrière législative. En 1837, quand Disraeli fut élu pour représenter le bourg de Maidstone, il avait trente-deux ans. Aux jours de Cicéron, cet âge formait partie de la première jeunesse politique ; mais le monde a marché depuis cette époque.

Illium fuit et ingens gloria Tencrorum.

Quand Sir John fut élu, en 1844, pour représenter Kingston dans l’assemblée législative, sous l’Union, il avait vingt-neuf ans. Kingston l’a reçu à bras ouverts à son entrée dans la vie publique, et le jeune député ne connut pas alors les amertumes de la défaite, tandis que Disraeli fut battu trois fois dans la division de High Wycombe et rejeté une fois par les « libres et indépendants » électeurs de Taunton avant que Maidstone lui ouvrît les portes du parlement anglais.

De 1847 à 1876, — une période de 29 ans, — Disraeli représenta le comté de Buckingham, de fait jusqu’à son élévation à la pairie. De 1844 à 1878, — une période de cinq ans plus longue, — Sir John Macdonald siégea en parlement pour la ville de Kingston. Disraeli servit douze années avant de devenir ministre de la Couronne, tandis que Sir John fut nommé receveur-général dans le cabinet Draper-Daly après deux années et demie à peine d’expérience législative. Lord Beaconsfield commença sa carrière comme radical, mais Sir John est resté toute sa vie un franc conservateur. Écossais de naissance, ce dernier s’est toujours montré absolument loyal et dévoué au Canada ; Beaconsfield, descendant des Juifs, a été plus Anglais que les Anglais eux-mêmes, ce qui n’empêcha pas, un jour, un adversaire aussi libéral que M. Gladstone de lui reprocher de n’avoir pas une goutte de sang anglais dans les veines.

La ressemblance la plus accentuée entre Beaconsfield et Sir John existe dans le culte constant que tous deux ont pratiqué pour un opportunisme éclairé. Grâce à cet opportunisme, Sir John a remporté quelques-uns de ses plus beaux triomphes, et nous lui devons de dire que sa politique, bien que parfois apparemment inconséquente avec son passé, n’a jamais été inconsistante avec l’intérêt national. Nul homme, dans quelque contrée du monde, n’a compris plus intelligemment les courants populaires que notre premier ministre. Il a prescrit les directions à suivre pour le bien public aux heures les plus critiques, pratiquant tantôt l’homéopathie, tantôt l’allopathie. Complétons notre pensée par l’expressive comparaison de Hare, si singulièrement caractéristique de la conduite politique de Sir John : « Un homme d’État, me dit-on, devrait suivre l’opinion publique. Sans doute, — mais comme un cocher suit ses chevaux, en tenant la main ferme et en les dirigeant. »

La ville de Glasgow a eu l’honneur d’être le lieu de naissance de notre premier ministre. C’est un honneur dont non-seulement Glasgow, mais encore toute l’Écosse, mère de tant d’illustres fils, peut se glorifier à bon droit. Ce fut le 11 janvier 1815 que le futur homme d’État apparut sur le théâtre de ce monde où il était appelé à jouer un si grand rôle. Sans ce qui peut être appelé cet accident de sa naissance en Écosse, Sir John pourrait être regardé absolument comme un Canadien, étant venu au pays dès sa première enfance. Son éducation primaire lui fut donnée presque complètement à l’école royale de grammaire à Kingston, Ontario, sous la direction du Dr  Wilson, sorti de la célèbre université d’Oxford, dont son élève devait un jour recevoir un des plus hauts honneurs académiques. En effet, cette université d’Oxford, le siège le plus remarquable de l’éducation dans le monde et l’institution la plus particulière dans la collation de ses distinctions, conférait à Sir John, en 1865, le titre de docteur en droit civil, et s’honorait elle-même en honorant ainsi le grand homme d’État canadien qui a tant fait pour resserrer les liens qui unissent notre pays à l’empire britannique.

Bientôt après sa majorité, le jeune John Macdonald, dont bien des vieux résidents de Kingston se rappellent encore la démarche alerte et les manières affables et intelligentes, fut appelé au barreau du Haut-Canada. Ce fut au terme de janvier 1836. Il fit bientôt sa marque dans la profession légale, qui répondait si bien à son esprit concis et logique. Sir John n’a jamais été accusé, même par ses ennemis les plus acharnés, d’un amour exagéré de l’argent. On l’a accusé de trop aimer le pouvoir, mais c’est là un sentiment plus noble et plus élevé ; et la nation canadienne parait déterminée à favoriser cette passion chez lui. Cela n’empêche pas que, si Sir John en était resté à la pratique du droit, laissant la politique absolument de côté, il aurait pu amasser une fortune princière, au lieu de rester pauvre. La même chose peut être dite, dans une certaine mesure, du célèbre Edward Blake, qui a manqué l’occasion d’amasser une large fortune pour sa famille en consacrant une si grande partie de son temps à la vie politique.

De 1847 jusqu’à la Confédération, Sir John fut, presque sans interruption, membre du gouvernement. Il occupa successivement le poste de receveur-général, de commissaire des terres de la Couronne et de procureur-général pour le Haut-Canada ; et il devint premier ministre en juillet 1858, après que l’administration eut été renversée sur la question du siège du gouvernement. Il occupa alors la position de maître-général des postes, résignant au bout de vingt-quatre heures pour redevenir procureur-général du Haut-Canada. Il s’acquitta des devoirs de sa charge avec une habileté remarquable jusqu’en mai 1862, date à laquelle l’administration dont il était membre fut renversée sur la question de la milice.

Il n’y a jamais eu dans l’opposition deux plus énergiques et brillants chefs que Sir John Alexander Macdonald et feu Sir George E. Cartier, pendant les deux années qui suivirent. Le souvenir de cette époque est resté légendaire dans les annales de nos luttes parlementaires et forme, avec la lutte de l’opposition conduite par l’honorable M. Chapleau, à Québec, en 1878 et 1879, l’âge d’or de nos débats législatifs dans les trente dernières années.

Sir John n’a guère langui dans les froides régions de l’opposition. Durant la très grande partie de sa carrière politique, il a éprouvé les vivifiantes satisfactions du pouvoir. Et c’est peut-être un des points qui resteront le mieux acquis à sa gloire d’avoir traversé de nombreuses années de bonne fortune aussi sagement que les plus mauvais jours de sa carrière. C’est dire beaucoup, car personne ne s’est montré aussi grand dans l’adversité que le vieux chef après ses désastres de 1873. Il n’a jamais perdu foi en lui-même et il a eu la rare habileté de tirer d’une ruine qui paraissait absolue le triomphe le plus brillant et le plus durable que pût ambitionner un chef politique.

Le gouvernement de l’honorable John Sandfield Macdonald ayant perdu le pouvoir, l’administration Taché-Macdonald lui succéda, le 30 mars 1864. De ce jour jusqu’à l’accomplissement de la Confédération, Sir John siégea à l’assemblée législative comme leader. Sir Étienne Taché mourut en 1865, après avoir été une des figures les plus remarquables et les plus nobles de la nationalité française. Homme à vues très larges, politicien tolérant, il fut un des actifs instruments de la Confédération. Sir John Macdonald qui, avec Sir George Cartier, avait été son plus brillant collègue, aurait pu lui succéder en 1865 ; mais, sachant que tout vient à point à qui sait attendre, il s’effaça gracieusement et modestement en faveur de Sir Narcisse Belleau.

La conférence de Charlottetown, en 1864, fut suivie de la fameuse conférence de Québec, tenue dans la même année, et dans laquelle on fixa la base d’une union entre toutes les possessions anglaises du continent américain. La première avait eu pour résultat d’unir les provinces maritimes dans le sens qui prévalut à celle de Québec.

Dès lors, la Confédération était assurée. La conférence coloniale de Londres, dont Sir John fut le président, après avoir été délégué aux deux autres, siégeait en 1866-67 quand la puissance du Canada reçut du parlement anglais sa charte et sa constitution dans la forme du célèbre « Acte de l’Amérique Britannique du Nord. » Le fait que Sir John fut appelé à former le premier gouvernement de la Confédération, en 1867, prouve qu’on le regardait à bon droit comme ayant pris la part la plus active et le plus d’initiative pour amener ensemble, dans un tout compact, les faibles provinces anglaises éparses sur ce continent. Le premier ministre s’attribua le portefeuille qu’il semblait affectionner davantage, celui de procureur-général, plus hautement désigné sous le titre de ministère de la justice.

Chose singulière : Sir John n’aurait pu perdre le pouvoir dans un temps plus favorable à ses intérêts politiques qu’à l’automne de 1873, lors de sa démission sur l’affaire du Pacifique. C’était au début d’une crise financière terrible, dont le Canada devait souffrir profondément et qui paralysa le commerce et l’industrie d’une grande partie du monde. Notre position, à nous Canadiens, était encore assombrie par une succession de mauvaises récoltes dont l’effet rendait plus intenses les anxiétés causées par cette dépression universelle et plus amères les luttes entre les partis politiques. Le parti libéral, qui avait certainement des titres à l’administration des affaires publiques, n’aurait pu monter au pouvoir dans des circonstances plus fatalement désavantageuses. Le ministère de l’agriculture était impuissant à faire pousser de bonnes récoltes. Personne n’était assez naïf pour supposer que le gouvernement Mackenzie était capable de faire la pluie et le beau temps ; et cependant, est-ce perversité de la nature humaine, est-ce un étrange désir de contradiction et de l’âme, la grande partie des électeurs associait l’administration fédérale à la rareté de l’argent, aux bas prix, aux pauvres moissons, aux sombres perspectives et à la mauvaise humeur de la nation. Sir John Macdonald, que personne ne surpasse dans la connaissance de la nature humaine, se faisait un plaisir de répéter, aux « pique-niques » et aux assemblées politiques, avec cette bonne humeur qui le caractérise, que, si le peuple lui en donnait la chance, grâce à la protection, il lui donnerait de bonnes récoltes. Le peuple lui remit le pouvoir et Dieu donna de bonnes récoltes au pays. Dès lors, on associa le gouvernement de Sir John à la prospérité générale. Ce fut le cas de dire : « Post hoc, ergo propter hoc, » et : « Rien ne réussit comme le succès. » Toutefois il ne faut pas croire que ce succès était sans mérite. Quelle que soit l’appréciation que l’on fasse de la politique nationale, Sir John eut le crédit d’avoir hardiment proclamé le remède qui devait mettre fin à la crise que l’on venait de traverser.

En 1846, l’Angleterre avait adopté une politique nationale qui s’imposait au suffrage du peuple anglais. Ce qui était bon pour la mère-patrie ne devait pas nécessairement l’être pour le reste du monde, quoi qu’en disent les économistes anglais, qui prétendent le contraire. Le commerce colonial a été fortement retardé par ce changement de politique en 1846, et l’Angleterre n’aurait pu raisonnablement se plaindre que le Canada prît sa revanche, lorsqu’il était presque unanime sur les moyens à adopter pour assurer sa prospérité.

Sir John monta au pouvoir, poussé par le flot populaire que souleva le souffle de son génie. Il y est resté depuis et y semble installé pour longtemps, car les années ne l’affaiblissent pas et l’habitude n’enfante pas la monotonie dans son administration.

Lorsqu’il forma son gouvernement, en 1878, le premier ministre prit le porte-feuille de l’intérieur, qu’il garda jusqu’au 18 octobre 1883. Il devint alors président du Conseil et céda la lourde administration de l’intérieur à l’honorable Sir David Macpherson, à qui succéda l’honorable Thomas White, le plus infatigable des ministres et le plus loyal des hommes, mort si prématurément. Depuis l’automne dernier, octobre 1889, Sir John occupe la position de ministre des chemins de fer et remplit assidûment les absorbantes fonctions de ce ministère.

Un des traits les plus frappants de l’habileté de Sir John se trouve dans le choix de ses collègues, hommes admirablement doués pour les fonctions qu’il leur destine et, dans quelques cas, comme dans celui de Sir John Thompson, hommes d’une valeur intellectuelle qui s’impose, non-seulement dans l’administration de leur ministère, mais dans toutes les attributions des hommes d’État.

Dans cette biographie, nous avons constamment indiqué le premier ministre sous le titre de « Sir John, » le mot « Sir » étant désormais attaché à son nom comme le titre de « général » est lié à celui de Charette. Ce n’est cependant qu’en juillet 1867 que Sir John fut fait chevalier-commandeur de l’ordre du Bain, et en novembre 1884 qu’il fut promu grand-croix de cet ordre. Outre le titre qui lui a été conféré par l’université d’Oxford, il est aussi docteur en droit de l’université Queen’s de Kingston, et docteur en droit civil de l’université du collège « Trinity » de Toronto. En janvier 1872, il eut l’honneur insigne de recevoir la distinction de chevalier-grand-croix de l’ordre royal d’Isabelle la Catholique. Ce fut en août 1879 que, après un délai de sept ans depuis sa nomination, il prêta serment comme membre du Conseil privé de Sa Majesté en Angleterre, d’où lui vient son titre de « très honorable. »

Avec le comte de Grey, (aujourd’hui le marquis de Ripon), feu Lord Iddesleigh, (alors Sir Stafford Northcote), Sir Edward Thornton et le très honorable Montague Bernard, Sir John A. Macdonald agit comme un de des hauts-commissaires conjoints et plénipotentiaires de Sa Majesté, nommés pour régler, avec certains commissaires des États-Unis, les réclamations de l’Alabama et autres litiges existant entre les deux pays. Le travail des commissaires résulta dans le traité de Washington, qui fut signé le 8 mai 1871.

De 1844 à ce jour, Sir John a représenté Kingston, moins l’intervalle de 1878 à 1887, pendant lequel il siégea successivement pour Marquette, Man., Victoria, B. C., et Carleton, Ont.. En 1886, il fut élu simultanément dans Kingston et Carleton ; mais il choisit la division qui l’avait si longtemps élu et qui avait amèrement regretté son ingratitude de 1878.

Dans toutes les grandes questions qui ont été agitées ou résolues durant la carrière de Sir John, le chef conservateur s’est montré d’une habileté, d’un tact et d’une force qui ont eu pour effet de maintenir la paix dans l’ordre, sans affecter le sentiment de loyauté du pays à l’adresse de la Couronne anglaise.

Sir John Macdonald n’est pas un orateur dans le sens ordinaire de ce mot ; et cependant peu d’orateurs savent captiver un auditoire et commander l’attention de la Chambre d’une manière aussi absolue, aussi magnétique, que le premier ministre. Sans doute, beaucoup de cette attention est due au fait que c’est « Sir John » qui parle, chacun voulant savoir ce que le vieux chef va dire ; mais il y a, en outre, l’attrait de la forme, caractéristique chez Sir John, et la précision de l’idée, qu’il exprime toujours avec le mot propre. Voilà ce qui lui fait un genre à part, dans lequel il excelle et que nul autre dans notre parlement n’a su approcher ; c’est un genre plus en faveur dans le parlement impérial que dans le nôtre. Sir John n’a pas d’abondance de parole : au contraire, il cherche souvent le mot, probablement à dessein ; il se borne plutôt à dire exactement qu’à orner son discours de fleurs de rhétorique, ce qui fait qu’il n’est jamais embarrassé. L’esprit et l’humeur abondent dans ses discours, sans en exclure la sagesse. L’anecdote y trouve toujours sa place et ne manque jamais de provoquer les applaudissements. Personne mieux que lui n’est habile à analyser rapidement le discours d’un adversaire et à en faire ressortir, avec faveur ou sarcasme, les parties remarquables ou faibles. Sa voix n’est pas forte, mais elle s’élève avec son sujet et se fait entendre jusqu’aux coins les plus reculés de la Chambre ; quand les circonstances sont solennelles, elle prend parfois, comme lors du débat sur la question des Jésuites, une ampleur qui étonne et impressionne vivement. Presque toujours, Sir John a l’air de plaisanter, souvent même quand tout le monde se laisse emporter par un sentiment exagéré de l’importance d’une question ; mais, dans les occasions où de grands intérêts sont en jeu, la gaieté fait place à l’émotion, et le tremblement de sa voix, autant que sa tenue, ne laisse pas de place au doute sur la sincérité de ses convictions. Disons, en terminant ce portrait, que Sir John fut, dans ses premières années, un des orateurs populaires les plus actifs et les plus aimés du pays.

Pas un homme au Canada n’est mieux connu que Sir John, tant comme homme public que comme individu. Son extérieur distingué, sympathique, frappant, son esprit fin et délié, son magnétisme personnel, cette faculté extraordinaire de tirer le meilleur parti possible d’une difficulté, sont familiers à tous ceux qui, de près ou de loin, suivent les affaires du pays. Aimable et charmant dans la pleine acception de ces mots, très recherché en société, le premier ministre est gracieusement et intelligemment secondé par Lady Macdonald, qui est à Sir John ce que Lady Beaconsfield fut à l’illustre Disraeli. Lady Macdonald possède un talent littéraire remarquable ; elle a écrit et publié des articles de revue dont le retentissement a été considérable dans le monde des lettres. Ce fut en 1867, dans l’année de la Confédération, qu’elle épousa l’éminent chef conservateur.

En terminant cette courte étude sur celui que le Canada honore, non-seulement comme son plus grand homme d’État, mais encore comme une des plus belles figures du vaste empire britannique, nous ne pouvons nous empêcher de songer avec envie à la tâche glorieuse du biographe à qui il sera donné d’écrire la vie et l’histoire de ce noble et vaillant Canadien, dont les lignes qui précèdent ne font qu’effleurer la triomphale carrière.[1]

JOHN FRANCIS WATERS.
Ottawa, 5 juin 1890.
[Traduction de Louis-H. Taché.]

  1. Depuis la publication de cette biographie dans la grande édition des « Hommes du Jour, » Sir John A. Macdonald est décédé. C’est le 6 juin dernier, (1891), que le Canada a perdu l’homme d’État éminent dont la politique est tracée dans les lignes qui procèdent. — (Note de l’Éditeur.)