Les hypocrites/1/10

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DANS L’AMBULANCE

L’interne avait attaché Philippe sur une civière. À l’intérieur de la voiture, ils étaient seuls, le séminariste et lui :

— Si, au moins, vous aviez pensé à ma jaune ! Je me meurs.

Le séminariste avait même pensé à cela. Sa charité s’abandonnait à toutes les imprudences : il regarda cependant, en avant, sur leur siège, l’interne et le médecin, qui ne s’occupaient d’eux.

Lesté de son cordial, Philippe s’abandonna encore une fois à ses images. Maintenant, il ne vivait plus que de cela, que déclanchait toujours la première gorgée. Le séminariste, dont la haute taille était gênée, s’était agenouillé, et Philippe revoyait une bonne de son enfance, à genoux devant le curé, ami du docteur, qui avait placé chez eux cette orpheline. S’agenouiller avait été son premier réflexe, lorsque le curé avait paru, et Philippe, tout enfant alors, avait tremblé de peur : cet enfant, mû par je ne sais quelle précocité, avait lutiné cette bonne contre laquelle il se frôlait, et il pensait qu’elle se confessait de son crime.

Il voyait aussi la mère de son ami Godin[1] agenouillée devant le piano, un dimanche qu’il était entré subitement dans le salon, sans qu’elle l’attendît. Elle disait :

— Le piano des petites filles : Le piano des petites filles !

C’était monsieur Godin qui, déplaçant le piano, sous lequel avait roulé une pièce de monnaie, en avait écorché la base. Un crime !

Philippe s’abandonnait. Ses années de collège lui paraissaient délicieuses, lorsque pourtant, dégoûté du manque de goût de ses professeurs et d’une piété que son incroyance taxait d’idolâtrie et de fétichisme en même temps que de moyen trop commode de garder le pouvoir, il avait tout fait pour être premier, en sorte qu’on le laissât tranquille dans ses pensées indépendantes.

La sirène de la voiture semblait moins sinistre à mesure que l’on avançait. Philippe en souriait : c’était, comme lorsque les gamins se mettent à courir sur le passage des pompiers. Les pompiers, comme il en avait eu peur, lorsque, à quinze ans, il se promenait devant le lac et qu’il pensait à son ami Pelland. La veille, les journaux lui avaient appris qu’un incendie avait rasé la moitié de la petite ville de Saint-Sauveur, où habitait son ami Pelland, son premier amour : ce fut bien la seule fois que Philippe versa dans le corydonisme, et en tout platonisme, du reste. Il aima Pelland, parce qu’il avait des manières moins frustes que ses camarades et parce qu’il le battait souvent dans les compositions : toujours ce goût de s’humilier devant l’adversaire, et ce goût de l’adversaire ! Et Philippe, lorsqu’il faisait ses interminables promenades devant le lac, essayait de distinguer à l’horizon, sous le ciel indéfini de l’été, le clocher de la petite ville. Alors, souvent, il fondait de douceur et de mélancolie.

Les souvenirs affluaient, mais on approchait de l’hôpital, et, comme obéissant à un devoir, Philippe voulut déverser l’anticléricalisme que lui inspirait ce faux prêtre à genoux près de lui : tous les prêtres étaient pour Philippe des faux prêtres. S’il s’était analysé, cet incroyant aurait découvert que, s’il était anticlérical, c’est qu’il se faisait une idée trop parfaite du prêtre. Il voulait un prêtre pur, comme une littérature pure, sans les faux-fuyants d’une thèse. Philippe lançait, au hasard, en vrac, confusément, les phrases d’un article qu’il ne ferait jamais. Il avait cette habitude de penser ou de parler en s’adressant à des livres qu’il avait lus, en référant à des réflexions qu’il avait faites il ne savait quand :

— « Je suis venu chercher les brebis perdues », a dit le Christ, et l’on ne s’intéresse qu’aux moutons du troupeau, on se colle ensemble, on fait des petites fêtes, des tombolas et des séances et des parties de cartes ensemble, dévots et dévotes ne se laissent d’un pas dans la bergerie, ils se réchauffent, à leur propre chaleur surette, on fait de l’action en famille, et les autres on ne s’en soucie pas. Des tirages pour des statues qui émerveilleront la piété des dévotes, et il y a cinquante mille incroyants dans la ville, qui attendent qu’on laisse ces joujoux pour venir les chercher. Ce n’est pas de l’action, c’est de l’agitation de vieilles et de vieux garçons qui prennent l’accessoire pour le principal…

Ce dôpé faisait un discours, et, à travers ce chrétien imbécile qui lui avait été plus naïvement charitable que les autres, Philippe voulait blesser tous ceux qui lui avaient ridiculisé une Église dont il avait toujours la nostalgie :

— Vous n’acceptez pas les incroyants qui se font une idée incomplète mais pure de Dieu, lorsque vous-mêmes en faites une image à votre ressemblance : vous mettez des langes à Dieu comme vous en mettez à vos enfants, pas surprenant que votre Dieu paraisse boiteux plus tard aux incroyants !

Le pauvre séminariste essayait de calmer cette exaltation, qu’il prenait pour un anticléricalisme sectaire, lorsque Philippe ne détestait M. Bournisien que parce qu’il haïssait M. Homais.

— Rappelez-vous le grand écrivain Émile Faguet sur son lit de mort qui baise la croix pectorale et couvre de baisers la bague de l’évêque qui venait de lui donner l’absolution.

— C’est ça que vous appelez une conversion, cette piété de petite fille… L’absence du mâle crée pour les dévotes un Dieu à leur image. Ces Bovary de sacristie ! Si elles mettaient au service du client de passage cette ardeur !

Le séminariste eut, pour une fois, un mot :

— Qui sait si Dieu, par un insondable mystère, ne tient pas à se cacher sous la laideur ? Philippe se mit à rire, à rire de bon cœur. Il était désarmé, il était guéri. Mais il entrait à l’hôpital, la voiture pénétrait sous les voûtes basses.

Il en sortit guéri. Plusieurs jours, ce n’avait été que souvenirs et hallucinations, puis, quelques instants, Philippe avait perçu que son intelligence sombrait : les véritables émotions de Philippe ne duraient jamais qu’un instant. Lorsqu’il s’était senti arraché à Claire, dans une minute atroce, s’il avait essayé de lui décrire cela, la revoyant, elle aurait dit : il ne m’aimait pas, et c’est à ce moment, dans cette douleur fulgurante, qu’il l’aima pour toute une vie. La peur l’arracha de même à sa dôpe, comme, quelques semaines plus tard, en un instant, il revint à Dieu. Ces blancs psychologiques sont comme les blancs du poème, ils en donnent parfois toute la signification, comme donnent celle de toute une portion de vie. On ne peut décrire, on ne peut se rappeler que les approches et les suites.

  1. Voir le Mariage blanc d’Armandine.