Les hypocrites/1/Texte entier

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les hypocrites
la folle expérience de philippe
DU MÊME AUTEUR

CHACUN SA VIE, Éditions du Lévrier, 1942.
MARIAGE BLANC D’ARMANDINE, Contes,
Éditions de l’Arbre, 1944.

berthelot brunet
LES HYPOCRITES
LA FOLLE
EXPÉRIENCE
DE PHILIPPE
roman
ÉDITIONS DE L’ARBRE
60 ouest, rue Saint-Jacques
Montréal



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : QUINZE

EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON IMPÉ­­RIAL DES PAPETERIES ROLLAND, DONT CINQ EXEMPLAIRES HORS COMMERCE NU­­MÉROTÉS DE I À V ET DIX EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 À 10 ; CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VERGE BYRONIC DONT DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE NU­­MÉROTÉS DE VI À XV ET QUARANTE

EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 11 À 50.


Copyright 1945, by Les Éditions de l’Arbre, (enregistrée)
La vérité du roman n’est pas celle de la vie de tous les jours ; le romancier n’y prend que ses conventions et ses points de repère, et, plus il s’en éloigne, plus on dit qu’il est véridique. Le roman le plus fantaisiste paraît souvent un roman à clefs.


UN TIMIDE ET SON FILS

Philippe avait eu l’enfance la plus solitaire. Sa tante tenait la maison de son père : il l’appelait ma tante, elle n’était que la cousine de son père, un timide à qui elle prouvait son amour en restant sa servante. Elle l’aimait justement parce que, seul de sa famille, il avait fait des études, qu’il était devenu docteur. Elle l’aimait parce que toute la famille se rachetait en lui. Quand elle le tutoyait, elle insistait, elle appuyait sur le tu, comme si les envieux l’entendaient, fût-elle seule avec lui : « C’est mon cousin, mon plus proche cousin vous savez, nous sommes de la même famille ». Le père, inconsciemment sensible à cette fierté obséquieuse, la traitait toujours avec un peu de condescendance, une condescendance que doublait sa timidité : cet homme solennel se troublait pour un rien, et c’est pourquoi il trônait et posait avec un tel plaisir aux heures d’expansion de la famille.

Le docteur vivait engoncé dans son col dur, ses vêtements qui le faisaient paraître toujours en représentation et dans le rôle que soulignait la solennité de ses discours. La tante Bertha vivait pour le cousin Joseph, et Philippe tentait de vivre de lui-même. Les uns n’étaient que le prétexte des autres. Ils ne se voyaient guère, chacun était le prétexte et le sujet des pensées et des sentiments de l’autre. On aurait dit que la maison familiale, où ils passaient pourtant le plus clair de leur temps, n’était qu’un lieu neutre, un endroit de passage. Dans cette demeure qu’on ne quittait pas, on se frôlait, on se coudoyait, comme dans un couloir d’hôtel. Tous ces meubles, ces objets, auxquels on tenait avec avarice, restaient comme anonymes. Chacun y menait sa vie à part. Un peu de la communauté, une communauté avec clôture, une clôture à laquelle les plus vieux ne se sont pas encore faits.

Philippe n’était pas fils unique, mais le petit frère n’avait pas d’importance, qui mourut tôt, ne laissant que des souvenirs niais. La solennité du docteur, de courte vitalité, avait assez de Philippe pour exercer sa paternité. Ce n’est que par occasion qu’il s’occupait de l’autre, dont la naissance avait provoqué la mort de sa femme : il avait oublié la femme presque aussitôt et l’enfant en même temps. Philippe lui était sujet de discours, et, comme il recommençait et corrigeait, amendant et refaisant ce qu’il disait, il n’avait jamais terminé.

Pour la tante Bertha, Philippe était l’intermédiaire le plus commode entre elle-même et le cousin Joseph. Il lui servait de truchement. Voulait-elle qu’on s’aperçût de sa présence, elle disait :

— Ton père t’a montré à placer tes blocs l’un après l’autre, pas tous à la fois… Ton père t’a dit de marcher droit… Ton père te répète de ne pas regarder par-dessus tes lunettes (Philippe portait des lunettes à cinq ans).

Philippe faisait ce qu’on lui disait, assuré qu’on l’oublierait aussitôt.

De fait, on l’avait oublié, et ce n’est qu’à huit ans qu’il commença ses classes. Le docteur faisait de grands discours sur l’éducation. Il avait acheté une méthode pour apprendre à lire, la tante Bertha s’en était chargée tant bien que mal, et il n’en parla plus jusqu’au moment qu’il arriva avec un psautier de David : il voulait mettre tout de suite son fils au latin. Cela ne dura que l’espace d’une soirée, le temps pour le père de lire à haute voix avec sa vieille prononciation latine la moitié des psaumes :

— Rien de plus beau que les psaumes.

La tante Bertha resta sous l’impression que le cousin Joseph savait le latin.

Jusqu’à quinze ans, Philippe n’eut pas de camarades. Il écoutait ses maîtres et s’intéressait à leurs leçons : l’école, le collège étaient pour lui le monde, le voyage, l’évasion. Il n’avait plus à souffrir de la timidité des autres, il n’étouffait que dans sa propre timidité. Cependant, il ne se liait pas, et il voyait toujours venir avec angoisse les récréations. Si le maître permettait, un quart d’heure, à toute la classe de causer, ce qui arrivait parfois, aussitôt, Philippe demandait la « permission de s’absenter » et, revenant, il restait près de la porte jusqu’au moment que se refaisait le silence.

Sa volupté était la lecture. Il avait commencé par dévorer les livres de classe, et les exemples de la grammaire l’avaient acheminé vers la littérature. Il faisait coupures des poésies que les journaux publiaient et il avait proposé à sa tante de vider lui-même, « pour l’aider dans son ouvrage » le panier du docteur où se trouvaient des revues non coupées et des prospectus médicaux : il fourrait tout cela sous son matelas, puis lisait sans bien comprendre, dans le tram : il mêlait dans son sac livres de classes et publications de médecine, avec la peur de se faire pincer par le maître.

C’est à cette époque qu’il connut ce Dufort, qui passa toujours pour le meilleur ami de Philippe, qui aima sans doute Philippe à sa façon. Il le connut aux premières années du collège, et des années, Philippe passa tout son temps avec lui. Cette amitié commença par l’orgueil comme elle devait finir par l’orgueil : gauchement, ils n’eurent jamais terminé le jeu de cache-cache des vanités, où le vainqueur était vaincu à date presque fixe. Impartial, le hasard disait : chacun son tour, et le tour ne durait pas longtemps.

Dufort était aussi renfermé, aussi timide, aussi propre que Philippe. Cependant, d’abord, Philippe ne parlait pas à Dufort, parce que Dufort suivait une classe inférieure à la sienne. Dans le tram, il le laissait accaparer par son cousin, avec qui il revenait, et qui était de la même classe. Philippe n’en saisissait pas moins les regards avides de Dufort sur les conversa­tions qu’il menait avec un autre camarade, lorsque le hasard en fournissait un à sa timidité. Dufort rêvait sans doute de l’amitié de Philippe qui ferait de lui un homme.

Par passades et saccades, l’adolescence de Philippe laissait sa timidité pour s’étendre dans des confidences livresques, et il semblait ainsi intime et amical avec les jeunes garçons qui acceptaient sa conversation, ce qui donnait le change à Dufort. Il obtint donc l’amitié de Philippe, un jour que celui-ci n’avait plus de compagnon à qui montrer sa supériorité et que Philippe était gros de conversations. Ce fut Dufort qui l’aborda, très humblement. Tout de suite Philippe le mit à l’aise, par ce goût, pre­mier chez lui, de s’abaisser dans ses propres défaites, et c’était une défaite pour son orgueil qu’il consentît de frayer avec le tiers-état d’une classe inférieure. Le premier mouvement de Philippe était toujours la démission, et son orgueil ensuite reprenait le dessus.

Philippe mit Dufort à l’aise. Il était tout surpris de le voir aussi simple. Ce ne fut pas long, et, le sujet venant des lectures, comme Dufort parlait des romans qui le passionnaient, Henri Conscience et Raoul de Navery, comme si de rien n’était et avec un rengorgement de fatuité, Philippe cita les vers de Racine et la prose somptueuse qu’il venait de découvrir dans « Le Génie du Christianisme. » Dufort écoutait modestement, ayant en lui du paysan qui veut s’instruire. Philippe citait encore Antoine Albalat et Faguet, ses maîtres d’alors. Il était dogmatique et péremptoire en diable. Il en oubliait la condition élémentaire (se disait-il) du gros Dufort. La vanité de Philippe avait désormais établi ses quartiers chez Dufort. Sa timidité, devenue folle et prodigue et qui prenait le large, avait trouvé un écouteur plus docile que les autres. Avec lui, point de contradictions à craindre : ce gros garçon propre et ces gros yeux stupides faisaient leur bien de tout ce que disait Philippe. Dufort engrangeait les paroles de Philippe avec avarice, et Philippe devinait qu’il les ruminerait longtemps, qu’il les repasserait comme une leçon. L’orgueil de Philippe n’avait jamais rêvé pareille victoire.

Si bien que Philippe entreprit la conversion de Dufort. Quelques mois plus tôt, il avait quitté la foi catholique, pour le plaisir de scandaliser une vieille cousine, à qui il débitait les objections qu’il pêchait dans quelque apologétique niaise. Pris au jeu, se lançant tête basse, Philippe avait fini par croire ce que la malice de la contradiction et le goût du scandale lui dictaient. Il s’y était lancé, comme on plonge dans la luxure, un jour que, étourdi par toutes ses lectures, sa conscience n’avait plus de réponse à faire aux raisonneurs que réfutait bêtement son livre. Philippe avait alors perçu à la fois que sa raison n’avait plus de raisons de croire et que, néanmoins, il péchait : il ne reste plus de preuves et Dieu nous harcèle quand même. Il y a des moments de l’intelligence analogues à ceux de la prière : lorsque l’on prie le mieux, c’est lorsque l’on sent le moins, et au fond, c’est lorsqu’on n’a plus de raisons, étourdi un instant, comme abasourdi que, par le vide que donnera son absence, on voit ce qui s’appelle voir, quel crime on commet en refusant ce Dieu qu’on ne voit plus : « Tu ne me nierais pas, si tu ne m’avais trouvé. » Non que Philippe ait été conscient de ces réflexions, mais à coup sûr, n’ayant plus de preuves, il ne s’en sentait pas moins coupable de refuser Dieu, et, de toute sa vie, ce fut peut-être ce refus, que sa raison faussée commandait pourtant, ce désaveu de Dieu, le seul acte volontaire qu’il ait jamais commis.

Timidement, Philippe commença donc à endoctriner son docile ami. Dufort l’écoutait, ne faisant pas d’objections. Aux brocards voltairiens que lançait l’enfant, le raisonneur enfant qu’était Philippe, et point si sûr de ce qu’il affirmait, et doutant de plus en plus qu’il parlait, Dufort riait : il riait jaune ! D’abord, sans doute, pensait-il à une fantaisie de la part de Philippe, croyant qu’à la fin il dirait :

— Voyons, tu sais bien que c’est une blague.

Il se préparait à rire avec lui de la bonne farce. Mais ce n’était pas une farce et l’incroyance fit son chemin dans cette tête de bon sens, aidée par ces passions adolescentes que l’observation de Philippe voyait poindre dans les regards que son ami jetait aux affiches de cinéma, aux réclames des dancings.

Cela ne se fit point sans combats. À une retraite que l’on prêchait, Philippe ayant lancé quelques bourdes sacrilèges, l’autre, enfant posé et timide dans sa lourdeur, le frappa d’un poing vigoureux jusqu’à le faire chanceler :

— C’est assez, ça !

Trois jours après, tâtant l’eau d’un pied prudent, Philippe avait pu recommencer. Maintenant, Dufort paraissait jeter tout par-dessus bord. Il gardait des réserves pourtant :

— Toutes les religions sont peut-être pareilles : il y a tout de même un Dieu.

Cela fournit à Philippe un tremplin pour proclamer son athéisme, Philippe allant toujours jusqu’aux conclusions.

Toute l’année scolaire, Dufort suivit les leçons et les discours de Philippe, essoufflé souvent par ses paradoxes, et trop lourd pour le suivre dans ses contradictions. L’été, timidement et d’une écriture appliquée son orgueil prit sa revanche.

C’est que Dufort avait des parents riches, dont le seul luxe était une saison à la mer. Pour Philippe, il n’allait qu’à une campagne proche. De là-bas, Dufort lui écrivait de longues lettres, avec des « fions » et des paraphes, sans compter les descriptions qui sentaient à la fois Albalat, que Philippe lui avait fait lire, et les réclames de voyage dont il faisait collection. Il parlait de femmes, de baigneuses, de rencontres, d’excursions en mer, et c’était Philippe maintenant le paria, avec ses livres et les cahiers où il s’efforçait à des descriptions flaubertiennes. Dans ses promenades sous les grands arbres, dans la chaleur trouble des repas, cet adolescent comptait les jours qui lui restaient à passer. Non point qu’il eût hâte de revoir Dufort, mais il lui semblait qu’un jour de moins pour lui au bord de la mer, ce serait un jour de moins pour la supériorité que l’autre avait acquise.

Philippe ne se peignait plus, il mangeait avec son couteau, il s’évertuait à ces manières de rustre, comme pour montrer à l’absent qu’il était au-dessus de ce luxe.

Même, lisant les « Considérations sur la France » de Joseph de Maistre, c’est à ce moment qu’il devint royaliste, par haine inconsciente de la République et des États-Unis où s’était plu et enorgueilli cet être qui lui était inférieur. Ce pédant liait Old Orchard aux Cordeliers et aux Jacobins.

Il va de soi que sa haine était courte. Cela se terminait par des accès de voluptés, de péchés adolescents où Philippe ne retrouvait pas le réconfort, parce que, encore proche du catholicisme, il avait honte de sa faute devant les autres, qui ne pouvaient pourtant le deviner. Cet été était torride et il y avait de la rage dans ces péchés et la honte brûlait de fièvre des joues déjà brûlantes.


INITIATIONS

Quand ils ne se parlaient pas au téléphone, lorsque l’un ne lisait pas en songeant à donner ses impressions à l’autre, Philippe et Dufort étaient ensemble. Ils ne se laissaient pas, et ce ménage uni n’était fait que de haines inconscientes dans l’intime d’eux-mêmes, du moins quant à Philippe. Si Dufort désespérait parfois Philippe, lorsque sa saison à la mer par exemple faisait de lui un personnage supérieur, Philippe prenait aisément sa revanche dans le discours et dans la discussion : or le plus clair de leur temps se passait en parlotes, et Philippe s’adressait à son ami, la voix haute, avec l’éloquence d’un plaidoyer public. C’est ainsi que ce sceptique, sans réussir à se convaincre tout à fait, calmait et endormait son doute maladif.

Philippe eut quand même des velléités de vivre comme il disait penser. Avec la hâte des adolescents, il avait fait table rase de toutes croyances et de toutes moralités. Il fallait maintenant arriver à la pratique, et sa timidité en était bien empêchée. Il va de soi que seuls les moyens indirects se présentaient à son esprit, et c’est pourquoi l’unique chemin pour arriver à l’état d’homme complet lui paraissait le vol, un vol comme le décrivaient les romans policiers que Philippe et Dufort lisaient, pour se divertir, disaient-ils, honteux de leur plaisir, mais en y découvrant, dans leur solitude, la réalité, la vie et la logique. La morale ne consiste-t-elle pas à faire ce qui me plaît ? songeait Philippe, un peu effrayé, or, je veux aller voir des femmes, et, comme je n’ai pas d’argent, et que Dufort en a bien peu, le seul moyen, c’est de voler.

Philippe se promenait longuement dans toutes les pièces de la maison, à la quête d’un porte-monnaie qui traînerait : il n’en voyait jamais, et il lui semblait que la tante Bertha, surprise de ces va-et-vient, l’espionnait avec inquiétude. Philippe craignait, comme toujours, que ses pensées ne fussent découvertes. Du reste, il ruminait avec une telle concentration qu’il avait peur sans cesse de parler tout haut, de se couper.

Il s’arrêta à une ruse élémentaire. Accompagné de Dufort, il irait chez un regrattier juif, qui vendait des bijoux, et, là, il s’emparerait d’une bague qu’il revendrait à un autre. Subtiliser ne serait pas difficile, il avait un bon truc : une bande élastique fixée dans sa manche, avec une sorte d’agrafe au bout, et, en examinant le plateau des bagues, pendant que Dufort amuserait le Juif, il saisirait la bague, qui disparaîtrait dans sa manche, attachée à l’agrafe.

C’est avec angoisse qu’ils entreprirent cette besogne saugrenue. Ils marchèrent longtemps, passant et repassant sans se décider devant les boutiques juives, jusqu’au moment que Philippe, trouvant de quoi vaincre leur pusillanimité, s’écria :

— Nous sommes des hommes, après tout, prenons un coup pour nous mettre du cœur au ventre…

Ils entrèrent dans une épicerie, où, mettant ensemble leurs économies, ils achetèrent une petite bouteille de gin que, dans une ruelle, ils vidèrent, avec des hoquets et en toussant.

Pénétrant alors au hasard chez l’un des regrattiers, la scène se passa comme ils l’avaient espérée, sauf qu’au moment qu’ils allaient quitter la pièce, le Juif, en riant, demanda :

— L’autre bague, ouesqu’à l’est, l’autre bague !

Philippe, les jambes tremblantes, et la voix faible, répondit :

— Quelle autre bague !

— Tu vas me la donner, ou j’appelle la police, petit voleur…

Le gros Dufort le poussait, comme s’il eût été seul :

— Donne-lui la bague, tout de suite, allons-nous-en, allons-nous-en…

Philippe s’exécuta, et, renchérissant de peur, Dufort, enlevant de son doigt la bague dont il était si fier, la présentait au Juif :

— Prenez celle-là aussi pour votre trouble…

Le Juif riait :

— J’ai pas besoin de ta bague… Filez, à cette heure, petits voleurs…

Quand ils se furent éloignés au pas de course et qu’ils s’arrêtèrent pour souffler, Dufort, voyant l’air piteux de Philippe qui, un peu plus, se mettait à pleurer, Dufort, dans la bonté qui revenait toujours chez cet être fruste, eut une inspiration :

— Maintenant, on va aller chez nous… Maman n’arrivera pas avant deux, trois heures, je sais où elle a sa cachette, il y a pas mal de dollars…

— Chez moi aussi, et je sais où ma tante cache son magot…

Philippe sentait qu’il accepterait l’offre de son ami, mais il était humilié que ce fût l’autre qui volât à sa place, content néanmoins que les risques fussent pour Dufort.

— Non, ta tante est toujours là… Il y a plus de chance chez nous.

La vanité de Philippe se consola en pensant au Disciple de Paul Bourget qu’il venait de lire : lui, Philippe, faisait une expérience psychologique, et c’est Dufort après tout, cet imbécile, qui lui servait de cobaye. Un être supérieur doit se servir des autres, tout en évitant de se troubler en prenant des risques inutiles. Le nom de Nietzsche lui venait à l’esprit, bien qu’il ne connût l’Allemand que par de courtes analyses.

Ainsi, lorsque, passant par derrière (Dufort n’avait pas de clef) et s’introduisant par la porte de cave, qu’il savait que l’on fermait mal, son ami pénétrait dans la maison, Philippe se promenait sur l’étroit trottoir de la cour, la tête haute, et le regard supérieur. De temps en temps, il n’en regardait pas moins, à droite et à gauche, soucieux qu’ils n’aient pas été aperçus par les voisins.

Rayonnant, Dufort arrivait :

— Je n’ai trouvé que quarante dollars, mais c’est toujours ça.

— Ce n’est pas beaucoup, mais nous pourrons tout de même aller dans une maison moyenne.

Alors, ils ne dirent plus mot. Ce dont leurs nuits avaient rêvé se réaliserait enfin. Une angoisse tenait leur poitrine, et ils avaient la bouche sèche. Ils étaient à la lisière de toute la poésie du monde, de tout le mal du monde et de toute la virilité du monde.

Lentement, ils allaient sans hâte, non qu’ils voulussent retarder le plaisir, mais une pudeur adolescente les retenait encore, et, inconsciemment, ils regardaient goulûment cet univers qui, dans quelques instants, ne serait plus le même. Ils feignaient de faire les hommes, et ils allaient vers un inconnu qui les effrayait. Dès longtemps, ils avaient perdu leur pureté, et, pourtant si leurs discours se ponctuaient de grivoiseries, ils y mettaient trop d’ardeur pour qu’il n’y eût pas quelque provocation, quelque affectation, et ils ne songeaient jamais aux choses sexuelles sans honte, se bravant même, se forçant, pour s’enfoncer dans l’impureté, comme on se jette à l’eau.

Quand ils frappèrent à la maison close, Dufort eut un recul :

— Si on attendait un autre jour, on aurait peut-être de meilleures adresses…

Une négresse répondait, ouvrait la porte. Dufort dit encore à l’oreille de Philippe :

— J’ai peur… On peut se faire voler… On peut nous assassiner…

Les tentures sombres, les lumières voilées et un parfum trop fort avec un quelque chose de lourd les suffoquaient. La négresse les avait laissés seuls dans un petit salon, et ces deux solitaires n’étaient plus que deux enfants désespérés. Philippe songeait même à ces soirs de retenue, que craignait tellement son orgueil, au collège. Tous deux se levèrent, allant vers la porte :

— On va partir, ils ne s’en apercevront pas… Déjà les filles arrivaient, dans des accoutrements qui leur parurent grotesques. C’était comme une impudeur anachronique, des sortes de tutus de théâtre désuet. Et elles étaient fardées à donner mal au cœur.

Dufort, qui avait la vocation du nouveau riche, eut une inspiration :

— Je paie une danse, et une tournée de fort.

Le piano mécanique se mit à tourner des airs de danses criardes et, comme on servait des petits verres de whisky, pendant que la maîtresse attendait leur choix, Philippe et Dufort ne regardaient que la bouteille.

— Une autre tournée, et une autre danse…

On n’avait pas terminé, mais qu’importe, cela leur donnait une contenance. Enfin, ils se levèrent.

Vous avez choisi ?

— Je pense qu’on reviendra, ce soir, fit Dufort…

Et, allant tous deux vers la porte, Dufort ajouta :

— Voilà pour vous être dérangées.

Il présentait un billet de cinq dollars…

Les filles se mirent à rire, à plaisanter leur ingénuité, mais ils fuyaient.

Dehors, ils se laissèrent tout de suite. Ils ne pouvaient se regarder en face. Dufort dit :

— Je prends mon tram, tout de suite, je te téléphonerai ce soir…

— Ça va, ça va…

Pour Philippe, tout désir était disparu. Dégoûté à vomir, il allait comme une âme en peine. Il se sentait coupable, comme jamais il ne s’était senti coupable. Un goût d’église et de confession lui venait. Il se décida d’abord pour une tablette de chocolat, qui était trop dure et qu’il cracha. Il ne savait où se réfugier. Et des tentations pointaient, qu’il ne savait comment réaliser. Enfin, il entra à l’église. Il n’avait pas la foi et pourtant, dans l’ombre, il se sentait en sécurité. Mais où se laver de ce parfum qu’il avait encore aux narines ? À gauche, une jeune fille égrenait son chapelet. Philippe devinait un visage pur, des yeux doux, et il s’attendrissait. Il aurait voulu l’embrasser furtivement, puis partir tout de suite, pour ne pas la souiller. Philippe était maintenant un paria, et, sans foi, il avait envie de la confession pour se purifier, pour s’enlever même ce goût de chocolat rance qu’il avait dans la bouche. Il se disait : « Je ne suis donc pas un homme ! Dieu n’existe pas, et c’est de la foutaise, toutes ces simagrées… » Alors, gauchement, il entra dans le confessionnal.

Par l’aveu de petites fautes, il retardait le moment. Il ne savait comment confesser sa visite à la maison close. Cependant à travers ses circonlocutions, le prêtre comprit, et, dans un sourire que Philippe devina :

— Elles n’ont pas ri de vous ?

Philippe, blessé, confessa qu’il en avait possédé trois et que…

— Je ne vous crois pas…

— Et moi, je ne crois pas en Dieu…

Dans sa rage, il quitta le confessionnal, et sans s’agenouiller, laissa l’église.

Durant des heures, Philippe marcha, suivant du regard, puis les suivant tout à fait, les femmes fardées qu’il rencontrait. Il rêvait de les aborder et que l’une d’elles l’emmènerait dans une maison de rendez-vous, où il prouverait sa virilité. Il était désemparé. Il n’avait pas d’argent, et il lui fallait posséder une femme avant ce soir. Une grosse rousse, dont il détaillait effrontément les formes, se retourna brusquement :

— As-tu de l’argent !

Il baissa les yeux.

— Cesse de me regarder comme ça, dans ce cas-là.

Il monta donc dans un tram et cherchait l’histoire qu’il pourrait inventer, pour faire croire à Dufort qu’il avait été moins lâche que lui.

À la maison, ce fut un bain qu’il prit. En se dévêtant, il rencontra son scapulaire qu’il portait encore, par crainte de la tante : sa rage le déchira, et il finit par le jeter à la poubelle.

La crainte força désormais Philippe à éviter Dufort. Dufort lui représentait le vol, l’école de réforme, la prison et le bagne et le pénitencier. Des semaines, Philippe se coucha tôt, enfoncé dans ses oreillers et ses couvertures, des tampons d’ouate dans les oreilles, pour ne pas entendre la sonnerie du téléphone ou de la porte qui amènerait le père de Dufort, venu réclamer le produit du vol. Chaque matin, il se levait avec la peur que ce serait pour aujourd’hui. La volupté ni les lectures, les lectures enragées qu’il faisait, ne calmaient sa hantise. Il en vint à craindre de devenir fou. Bien entendu il rêvait au suicide, et le remettait de jour en jour.

Parfois, des nuits d’insomnie, il se levait, et, en tapinois, allait à la petite cave de son père, où il volait des bouteilles de liqueurs entamées, curaçao, bénédictine, qu’il vidait d’un trait et qui lui donnaient ses rêves d’antan. Pour empêcher qu’on ne vît de la lumière dans sa chambre, il bouchait tous les interstices, le trou de la serrure, les rainures du bois et il se mettait à lire avec délices. Cela ne durait guère, et, avec la dépression, son anxiété redoublait, et il craignait maintenant qu’on ne découvrît le vol de la cave. Philippe était très malheureux, et il ne trouvait de consolation qu’à s’enfoncer dans le blasphème et l’impiété. À des cousines religieuses, il adressait, déguisant son écriture, des lettres obscènes, et, le dimanche, il trouvait toujours des prétextes pour ne pas assister à la messe commune : il éprouvait du plaisir à passer devant les églises, dans de longues promenades, et à se dire : « Je ne suis pas de ces imbéciles qui vont s’agenouiller. » Il va de soi que Philippe ne voyait qu’un acte indifférent dans quelque pratique religieuse que se fût, mais il lui fallait braver, il aurait assisté à une messe noire. Dans sa folie, et bien qu’il méprisât le protestantisme, il alla au meeting trois, quatre fois, comme pour se prouver qu’il était excommunié. Trouvant une bouteille d’eau bénite sur la table de sa tante il la vida, versant ensuite l’eau du robinet.

Philippe se disait : « Je suis fou », mais il lui semblait se venger ainsi de toute sa famille, parce que sa famille ne lui donnait guère d’argent et qu’il en avait peur, qu’il avait peur de son père. Et puis, à ce jeune imbécile, il fallait la présence réelle du blasphème. S’il avait su que ce n’était pas la peine, puisqu’il était beaucoup plus sceptique, presque maladivement, que croyant ou incrédule !

Le temps passait, ses études finissaient, et c’était une autre angoisse qui s’ajoutait aux anciennes. Philippe se plaisait encore à la médecine, aux ouvrages de médecine, mais il suffisait que son père fût médecin pour qu’il eût l’horreur de cette profession. Les lettres, il n’y fallait pas songer et il se serait cru déshonoré d’aborder le journalisme. Ce qui le décida, et paradoxalement, ce fut une visite où il accompagna son père.

Le docteur vieillissait et il n’aimait plus à aller aux malades seul. Philippe l’accompagnait parfois :

— Il faut que j’aille voir le père Lanteigne, il y a déjà deux semaines que je l’ai vu, et ce n’est pas par téléphone que l’œil du maître peut décider : tu verras ça, quand tu seras médecin.

Le docteur avait toujours voulu voir son fils médecin, mais Philippe le laissait dire : cette fois, il n’avait qu’un mois pour se décider, il lui fallait se faire inscrire à l’université, et ce n’était plus qu’une question de jours : Philippe avait réussi son baccalauréat, et il avait éludé les questions de son père, si bien que l’autre avait cru qu’il acceptait de devenir médecin.

Ils étaient arrivés chez le père Lanteigne au milieu d’une scène. Madame Lanteigne était morte peu de temps auparavant, et le docteur avait été surpris de ne pas être appelé :

— Elle est morte subitement, on n’a pas eu le temps…

Le docteur trouvait toujours de pareilles raisons pour éviter les humiliations. Il y avait cependant autre chose. Madame Lanteigne, mariée sous le régime de la communauté de biens, avait fait un testament à l’insu de son mari et déshérité sa fille au bénéfice de son fils. Cela avait fâché le vieux, et, maintenant, on procédait à l’inventaire des biens.

Deux notaires se trouvaient là, avec les enfants de la défunte et le vieux qui, déjà, se voyait dépouillé de ses biens.

C’était un grand vieillard, très lourd encore, qui s’était levé, se traînant sur ses cannes. Il ne disait mot, mais, quand on lut le testament de la morte, son visage rougit à éclater, et, s’adressant au notaire, il lui dit, s’étouffant presque :

— Vous m’avez trompé, notaire.

On dut le transporter tout de suite dans sa chambre, où le docteur le suivit. Philippe jouissait de la scène de tout son être. Il n’aurait jamais cru qu’une profession aussi prosaïque que le notariat pût être mêlée à des drames aussi caractéristiques et aussi burlesques. L’idée vint donc à Philippe de se faire notaire, « pour prendre des notes, être tabellion de la vie », comme il se disait emphatiquement.

Le docteur et Philippe furent ramenés par le fils Lanteigne, qui, tout le long de la route, visiblement éméché, contait des histoires. Le docteur daignait sourire, parfois : le docteur avait le respect de lui-même, d’abord, mais il ne manquait pas de respect à l’endroit du client.

Il y avait une taverne, non loin de la maison du docteur, et le fils Lanteigne, qui avait envie de parler, mais que la froideur et la dignité du docteur intimidaient, lui dit :

— Votre fils est un grand garçon, maintenant… Je sais que vous ne prenez ni vin ni bière, mais votre fils est un grand garçon, il sera bientôt docteur comme son père, et je voudrais parler de littérature un peu avec lui, dans la taverne, devant un verre de bière…

Le docteur était abasourdi, mais, chose inouïe, il n’osa refuser :

— Mon fils est un grand garçon, en effet et Philippe sait se conduire, je le laisse libre.

Prenant la phrase solennelle pour une permission, dont le ton était encore plus solennel, Philippe suivit donc le fils Lanteigne à la taverne, où celui-ci sans préambule lui dit :

— Avez-vous remarqué le beau sujet de roman ?

Philippe n’en croyait pas ses oreilles. Il était à mille lieues de penser que ce garçon lourd pût s’intéresser aux lettres. Mais le fils Lanteigne avait une si belle écriture, avec « fions » et paraphes, qui avaient fait rire Philippe, un jour que son indiscrétion avait lu un billet qui traînait sur la table de son père. C’était au début de la maladie du vieux Lanteigne, il s’en souvenait. L’autre continuait :

— Vous ne connaissez pas tout. Le Père est fâché contre le testament de la Mère, parce qu’il voulait me déshériter. Le Père a du goût pour ma femme, et il sait que je m’en aperçois. Le vieux singe !

L’histoire enflammait Philippe, et la décision était prise, il serait notaire, pour découvrir ainsi le secret des familles.

Et Philippe fut notaire. Lorsqu’il fit part de sa décision à son père, il sut le prendre par où il le fallait prendre, il fut solennel :

— Je sais que vous n’êtes pas riche, en dépit des apparences qu’il faut tenir. J’aurais désiré être médecin, comme vous, la plus belle des professions, mais les cours sont trop longs, et, en choisissant le notariat, je pense pouvoir défrayer moi-même le coût de l’université…

— Tu le regretteras, mon garçon, mais fais à ta guise. Tu es libre…

Il n’y eut que ça. C’est que le docteur avait en ce moment toutes sortes de difficultés financières et qu’il était heureux, inconsciemment, de ce poids de moins.

Il n’en fut pas moins obligé de verser les premiers termes d’université et les suivants, et c’était toujours de la part de Philippe des demandes d’argent : il fallait ceci pour le cours de droit romain, cela pour l’économie politique…

Philippe, que la timidité et l’orgueil et aussi la honte de n’avoir pas d’argent avaient éloigné de ses camarades, s’était mis à boire, entre ses cours, voire, pendant les cours qu’il escamotait. Il avait trouvé une ruse qui l’aidait : soi-disant pour éviter à sa tante vieillissante les courses chez les fournisseurs, c’est lui qui les faisait, et qui entamait largement l’argent des « marchés de fin de semaine ». Il dérobait des volumes de la bibliothèque de son père, pour les vendre, toujours avec les mêmes craintes. Philippe alla jusqu’à bazarder à des étudiants malchanceux des échantillons de médicaments qu’il trouvait dans le cabinet de son père. Un temps, il fut ainsi médecin in partibus en maladies vénériennes.

Philippe rêvait, se grisait, lisait, griffonnait de la prose et des vers et vivait en attente de choses vagues. Il rata la plupart de ses examens, pour finir pour attraper sa commission. Son père le casa alors dans le bureau de l’un de ses vieux condisciples, et les apparences étaient sauves.

Pour l’amour, Philippe se contentait des filles lorsqu’il avait de l’argent, et d’ébauches de rêves. Deux, trois camarades lui suffisaient, qui le comblaient de compliments pour ses vagues essais, et il s’était réconcilié avec Dufort, qui l’abreuvait copieusement, pour le garder. Puis le docteur mourut.


LA MORT DU DOCTEUR

Philippe ne croyait pas à la maladie de son père. Rien ne pouvait être vrai de tout ce qui touchait son père, et chez lui il ne voyait jamais que mensonge. Cette maladie, c’était encore de cette méchante poésie que sécrétait si naturellement cet homme faux.

Philippe ne se l’avouait que lorsque le cynisme lui plaisait : son père était cet ennemi numéro Un dont le cinéma commençait de parler. Il représentait ce qu’il ne fallait pas croire, ce qu’il importait d’éviter, ce qui méritait le mépris. Et pourquoi porterait-il ces favoris et cette barbiche ?

S’il n’avait pas méprisé son père, Philippe n’aurait rien été. À qui d’autre aurait-il pu s’opposer aussi aisément ? Il avait cherché des admirations et des modèles lointains pour ne plus voir son père, et son père l’avait forcé à ces admirations lointaines.

Philippe croyait si peu à son père que le matin qu’il fut pris d’une congestion et que ce visage rouge, sali de barbe et la barbe salie de poils blancs, s’ouvrit sur des hurlements puérils, il songea à quelque comédie. Ces hurlements sonnaient faux, et les grimaces et les yeux épeurés de détresse représentaient à Philippe son père déclamant avec une emphase monotone :

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit…

À cause de son père et de ses souvenirs livresques, Philippe avait failli rater Racine, une chose qu’on ne pardonne pas.

Une voix d’enfant criait une angoisse troublante, et il entendait :

Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage…

Philippe quitta l’embrasure de la chambre, où il observait le malade et la cousine qui épongeait le front suant. C’est qu’il commençait à ressentir une peur vague. Si vraiment c’était une comédie, et si son père apercevait le sourire de celui qui ne veut être dupe sinuer sur ses lèvres, ce serait la scène des scènes. Il se réfugia dans sa chambre, où il se versa, porte close, un verre de whisky. Tout de suite la douce chaleur dont il sentait la brûlure dans l’estomac, la gêne qui serra ses tempes, et un vague alanguissement de tous les membres lui rendirent un optimisme aigu. Il voulait lire des vers, écrire la Mort de son père, avec un talent et une cruauté qui passeraient les plus grands. Il s’élargissait de lucidité. Maintenant, il croyait à la mort de son père, parce qu’elle servait ses projets littéraires. Que ce fût un dérangement pour sa vie et sa bourse ne lui importait plus : l’alcool dissipait ses craintes. Mais voilà que sa cousine ouvrait la porte.

— Je crois que tu devrais appeler le médecin. Ton père connaît son cas, mais un confrère l’aiderait peut-être.

— Ce sera plus sûr que j’aille le chercher moi-même… Commandez un taxi.

La cousine regardait Philippe avec des yeux de chien ému.

— Quel bon fils ! devait-elle penser.

Cela amusait beaucoup Philippe, et, pour ne pas l’oublier, il nota sur son carnet ce trait, burlesque entre les autres.

Dehors, il eut peur de paraître ému devant le médecin. Ou de paraître trop gai. Il décida d’entrer dans une taverne et d’ajouter de la bière au whisky, mélange qui le ferait plus dégagé de toutes ces complications. S’adressant au chauffeur, son sens des convenances n’oublia pas un prétexte.

— Arrêtez-moi ici, je veux téléphoner… Ce sera plus prudent.

Dans la taverne, assis, il aurait voulu rester longtemps. Il y avait du soleil, qui irisait la mousse de son bock. Les garçons frottaient, lavaient, astiquaient, comme tous les matins. Ça sentait le printemps. Philippe se leva, pour causer un moment avec le barman, puis revint parcourir la première page du journal. Il regardait l’heure, et se donnait encore cinq minutes. Il tira de sa poche une édition populaire des Fleurs du Mal.

Le beau valet de cœur et la dame de pique
Causent sinistrement de leurs amours défunts…

Philippe n’aimait pas trop Baudelaire macabre. Il y sentait de la comédie, et la comédie constante de son père, et les comédies qu’il se jouait trop souvent avec lui-même l’agaçaient jusqu’à le faire grincer des dents, comme lorsqu’on gratte de son ongle la rouille d’un vieux fer. Mais pour une fois, cette musique lui agréait. Il passait pourtant tout de suite aux poèmes plus faciles.

Un gros meuble à tiroir encombré de bilans.
De vers, de billets doux, de procès, de romances…

Philippe regardait l’heure et se donnait encore du répit. Des larmes lui venaient, au souvenir de son été Baudelaire, le soleil sur le lac agrandi, surtout les soirs roses, lorsqu’au bout des terres, le train pleurard et romance étirait avec lui toutes les plaintes et les nuages de l’horizon violet.

Puis, saisi d’un remords, qui serra sa gorge, Philippe regagna son taxi :

— Très vite, je suis en retard… J’ai eu toutes les peines du monde à avoir la communication.

Revenu avec le docteur, dans la chambre, Philippe, excité par son alcool, se mit à discourir sur la congestion, avec des bribes de phrases scientifiques, jusqu’au moment que le docteur le toisa, indigné de cette comédie. Il regagna sa chambre, pour consulter le dictionnaire, honteux de son ignorance. Le rouge lui venait au front.

Il écoutait parler bas, des chuchotements d’hôpital. Il savait maintenant que son père mourrait. Il se versait verre sur verre, allumait une cigarette, fixait les gravures du mur qu’il ne regardait jamais, s’arrêtait :

— Venise, Venise, ça ne doit pas être comme ça… De l’eau pourrie, une odeur de cave…

Il reprenait son Baudelaire :

Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales…

Baudelaire a trop de mauvais romantisme… Un bois, ça ne ressemble pas à une cathédrale…

Répondent les échos de vos De profundis

Il vit alors que son père était mort… Il était mort depuis une semaine, et au souvenir de sa voix, il ressentait comme un arrachement, comme si on faisait le vide dans tout son corps. Il eut honte : « Je ne vais pas m’attendrir, parce que mon père meurt… Je n’avais rien de commun avec ce médecin, de littéraire si vulgaire… », puis il eut honte de n’avoir pas de peine, et l’attendrissement vaniteux mouilla ses yeux. Il imagina des scènes sentimentales. Au service, il se tiendrait tout droit, les yeux fixes, et les gens diraient : « Ils ne s’entendaient pas, mais c’était un bon fils ». Alors, des banalités lui montaient à la gorge et il s’entendait dire, d’une voix grave, la voix de son père emphatique : « Vous ne savez pas ce qu’est un père… »

Pourtant, d’autres remords se faisaient jour : « Si je ressemblais à cet homme. Il aime la mauvaise poésie ; j’aime peut-être aussi la mauvaise poésie… » Philippe se rappelait qu’il avait lui-même presque pleuré en lisant des romans feuilletons, qu’il avait surpris son enthousiasme vulgaire, lorsqu’il parcourait des contes de cape et d’épée. Pour se justifier, il reprit son Baudelaire :

…Le son de la trompette est si délicieux,
Dans ces soirs solennels de célestes vendanges…

« D’un autre, ce serait banal, le délicieux, le solennel changent tout ça… » Et Philippe s’enorgueillit de comprendre Baudelaire comme il le comprenait. Il songeait à ses amis, qui disaient l’aimer, et qui cherchaient le plus niais ou le scandale.

S’admirant, remis de ses inquiétudes, Philippe décida, d’une décision qui lui asséchait la bouche et dont la hâte amollissait ses jambes, il décida tout de suite d’aller dans une maison de rendez-vous qu’il connaissait. Ce ne serait peut-être pas ouvert, mais pour lui, avec de l’argent…

Le médecin était maintenant dans le vestibule. On entendait plus clairement les bruits de la rue, parce que la porte était entr’ouverte. Philippe, qui n’avait pas beaucoup d’argent sur lui, songea un moment de prendre l’argent dans le portefeuille de son père, sur la petite table : « Il est inconscient, il ne s’en apercevra pas… » Puis, non, c’est lui qui, ce soir, demain, serait le maître, et, bravement, comme sa cousine entrait il lui dit :

— Donnez-moi le portefeuille de mon père, sur la petite table… Je suis obligé d’aller faire des courses qui s’imposent…

La cousine le regardait d’un air interloqué. Et à ce moment le père ouvrit les yeux. Ses lèvres remuaient. D’une voix fébrile, Philippe lui dit :

— Ça va mieux… La semaine prochaine vous serez sur pied…

Il s’approcha du lit :

— Je suis obligé de sortir… Les Chagnon…

(L’affaire Chagnon était la dernière qu’ils eussent eu à régler ensemble.)

— Je reviendrai dans une heure… Dormez… Je vais vous dire bonjour, maintenant…

Le père put bredouiller :

— De l’autre côté…

Loin d’être ému, Philippe fut content d’observer que son père restait solennel jusqu’à la fin. Il ne pouvait même sur son lit s’exprimer simplement : « De l’autre côté, Là-haut… » Philippe méprisait son père, qui, jusqu’au bout, croyait à ces fariboles. Il revoyait le collège lointain dont il parlait souvent, les congés du Jour de l’An sous la neige, la voiture qui, de cinq lieues, la voiture du grand-père qui venait le chercher pour ces quelques heures de fête. Philippe s’émouvait à ces souvenirs d’un autre, et il disait : « Il ne comprenait pas la poésie de tout ça. » Philippe était fier de lui.

Il ne pensait plus à l’argent. Dans le couloir, la tante Bertha le suivait. Elle avait les yeux rouges :

— De l’autre côté, mon pauvre enfant !

— Vous voyez qu’il n’en a pas pour longtemps…

Philippe était heureux de le dire. Il en était heureux, parce que Philippe eut toujours le goût de biffer, de déchirer, d’en finir, sorte de rage d’enfant qui brise ses jouets, rage de timide qui veut tout détruire pour échapper à son mal. Il était heureux, parce que, ne croyant pas lui-même à la maladie de son père, les prétextes de la tante Bertha l’exaspéraient :

— Ce ne sera rien… Dans quelques jours, il sera remis…

Il triomphait maintenant de la tante Bertha. Elle ne voulait pas croire à la mort, pour l’écarter. C’était une timide qui ne voulait rien voir en face, qui camouflait toute vie.

En route, Philippe songeait à la tante Bertha, qui avait refusé qu’on le transportât à l’hôpital, qui lui rendait des soins de servante et d’infirmière. Elle l’avait sans doute aimé d’amour. Philippe était dégoûté : aimer son père, cet homme solennel, cet imbécile… Philippe tremblait en prononçant ce mot d’imbécile, il tremblait devant le sacrilège puéril, qui seul aidait sa timidité à supporter la scène.

Sa fantaisie lui représentait alors ces amours de pauvres. Son père devait la rabrouer, qui était d’une condition inférieure à la sienne, parente pauvre. Elle avait du moins le soin de son cadavre. Comme l’amour est chose grotesque et dégoûtante ! Philippe n’en rêvait pas moins d’écrire sur ça, il en ruminait les premières phrases.

Ce n’est que sur le seuil de la maison de rendez-vous qu’il se souvint qu’il avait peu d’argent. Et il ne voulait pas signer de chèque parce que, les premiers jours, il aurait besoin de tout son argent : alcool et le reste. Il joua donc la comédie.

La tenancière, grande femme osseuse, qui lui ouvrit la porte, lui dit, en s’effaçant :

— Je suis à vous tout de suite… Il y a deux bouteilles de bière sur la table… Ça sera pas long…

Philippe marchait de long en large, inquiet : « Si elle n’avait pas de fille ! » Il lui fallait, tout de suite, une femme, pour pleurer, jouer la comédie des larmes — ou faire le cynique. Il n’avait maintenant aucun goût sexuel. La scène faisait partie de la pièce, c’était tout.

Fébrilement, Philippe observait. Les persiennes étaient closes, et le soleil qui passait par les interstices se mêlait à la lumière de la lampe rose, sur le guéridon. Philippe regardait les gravures, les portraits, ces photos de la tenancière, en voile de mariée, au bras d’un homme rougeaud, dont elle était maintenant séparée. Maison de rendez-vous bourgeoise. On entendait, dans la cuisine, mijoter un rôti, et il y avait des relents de choux. Les cendriers avaient été vidés, il y restait pourtant des traces brunes de cigarettes, et dans le coin, un crachoir de faïence, ex-voto d’une propreté familiale. Philippe entendit pleurer une voix jeune, puis une porte se fermer. La tenancière, les joues plâtrées en rouge sur sa maigreur, la bouche souriante sur des dents d’or, la tenancière parut, dans un déshabillé grotesque :

— Si vous êtes pressé…

Philippe vit bien que cette femme ignoble s’offrait. Il avait envie de partir tout de suite. Il se souvint des pleurs et de la voix…

— Jeanne n’est pas ici !… J’ai entendu…

— Non, c’est une petite jeune, une nouvelle… Elle rit tout le temps, ou bien elle pleure… J’ai pas eu le temps de l’accoutumer… Ça vient de la campagne, c’est tout jeune, et ça sait pas…

Philippe tenait son chapeau dans ses mains, et la tenancière se résigna :

— Je vais vous la présenter…

Tout de suite, Philippe dit qu’il ne pouvait verser qu’un acompte, mais que son père était mourant, dont il était le seul héritier…

Il parlait justement avec l’emphase et la civilité de son père. La tenancière, qui avait d’abord fait de gros yeux et s’était rembrunie, fut prise à ce bagout, comme tous les patients de son Père, et Philippe fut bientôt dans la chambre avec une petite femme résignée. Sur la toilette, à côté d’une poupée dans ses atours, il y avait une bouteille de gin, et un seul verre :

— La maîtresse veut pas qu’on boive…

Philippe passa là une heure, se promenant, s’asseyant, se promenant encore et faisant pleurer la fille, en lui décrivant son père sur son lit de mort…

— Comme vous devez avoir de la peine.

Alors, il se montrait cynique, et la fille, avec une moue de dégoût :

— Vous avez pas honte !

Philippe qui ne cessait de boire, aurait bien voulu s’étendre là, et dormir longtemps, mais il songeait à sa cousine, et, sans cesse, il se disait : « Il faut que je sois là pour la mort de mon père. Je n’ai jamais vu mourir. »

Enfin, il partit. Il se reprochait de n’avoir pas commis le sacrilège qu’il s’était proposé, et il se sentait diminué, humilié. Et il avait encore le goût de parler, ce qui le conduisit au journal où Pierre, son ami, était reporter, et tous deux ils rédigèrent une notice emphatique sur le mort. « S’il ne mourait pas ! » se disait Philippe, mais il cessait de se troubler : « Pierre a bien vu que j’étais au-dessus de tous ces sentiments. »

Il était à peine revenu que son père, qui baissait, ouvrit une large bouche et les yeux chavirés, passa.

La tante Bertha, les yeux secs et tremblants, se jeta dans les bras de Philippe :

— C’est toi mon seul cousin, à cette heure.

Le lendemain des funérailles, la tante Bertha aurait voulu l’oublier : Philippe laissait son patron, sous le prétexte de « faire de la littérature ». Ainsi, en six mois, il but l’héritage, le produit d’une mince assurance que son père, après tout, lui avait léguée. La tante Bertha avait pris un petit emploi, et Philippe, s’installant dans une chambre de passage, commença sa vie d’expédients. « Le monde est ainsi fait », disait-il pour se justifier, « que les professions tirent une dîme, par leur privilège, du bon peuple, et que les autres ne vivent que de commissions et de gratifications. On ne gagne jamais son argent, on ne lève qu’un tribut légal et économique. Moi, j’y vais plus carrément, je quête, je sollicite, et, pour ceux qui aiment le décorum, j’emprunte. »


LA DÉFAITE DU VAINQUEUR

Dufort eut sa revanche, sa pleine et entière revanche. C’est à cette époque, dans ces sentiments mêlés, qu’il aima le plus Philippe : il l’aimait comme un inférieur qu’on a le plaisir de hausser jusqu’à soi. L’orgueil est un personnage amusant : il veut avoir la fortune pour la jeter aux pieds de celui qu’il veut humilier.

Dufort, son père mort, était devenu avare. C’était de la timidité, il tenait son bien serré sur lui, parce qu’il savait qu’il n’était pas de force à le défendre. Il le gardait aussi serré sur lui, parce qu’il savait que Philippe était prodigue, tête folle, et qu’il voulait en conserver pour les vieux jours de Philippe, pour venir en aide à l’unique ami de son orgueilleuse timidité.

Il s’était marié, et, sans pudeur, en rougissant néanmoins (ce lui était pénible, mais son amitié ne voulait rien cacher à Philippe) il lui contait ses intimités conjugales. Jaloux, il voulait à la fois sa femme pour lui et en passer quelques reliefs, surtout la garder pour Philippe, pour un jour lointain. S’il s’était analysé, il aurait constaté, bien qu’il eût une peur extrême de la mort, ce rêve inconscient de mourir avant Philippe pour qu’il épouse sa veuve.

Dufort n’avait pas de plaisirs qu’il ne voulût partager avec Philippe. Il lui donnait jusqu’aux pilules que, pour ses nombreuses maladies, lui avait recommandées son médecin, une de ses idoles :

— Ça ne te fera pas de tort.

Un goût de maître, du maître qui n’est satisfait que lorsqu’il peut partager et qui ne trouve jamais le moment propice. Il ne faisait de projets que Philippe n’y fût associé.

Pour Philippe, il était tenu par l’alcoolisme : il avait toujours à boire chez Dufort, et abondamment, bien que Dufort surveillât les bouteilles ; il était encore tenu par son autre vice, rechercher les plaisirs de l’humiliation et des longues vengeances qu’il ruminait, revenant de chez Dufort.

Des mois, Philippe le délaissait. C’est qu’il changeait de milieux, qu’il avait pris quelque occupation qui alimentait sa vanité. Philippe ne revenait que de loin en loin conter ses succès. Dufort le recevait avec une cordialité triste et il regardait sans cesse l’horloge :

— Tu as le temps, tu as le temps…

Il versait à Philippe des verres à pleins bords. Il le soûlait littéralement, pour lui faire manquer quelque rendez-vous, qu’il fût à la merci de son amitié. Mais il y avait toujours des rendez-vous qui attendaient Philippe, et dont il décrivait les délices à son ami. Pour lui, chaque fois que Philippe le voyait, il avait des renseignements confidentiels et méchants sur ses nouveaux amis. Il les collationnait soigneusement et lui disait :

— Fais attention, gare à toi ! On se moque de toi, on te fera faire de mauvais coups…

Après quelques semaines, quelques mois, Philippe revenait à Dufort, et c’était une nouvelle lune de miel : humiliations, tendresses amicales, soûleries.

Un jour, Dufort eut une attaque cardiaque. Toute en larmes, sa femme téléphona à Philippe. D’un air supérieur, il lui répondit des consolations. Il était agacé jusqu’au rire, lorsqu’elle répétait : « Notre malheur », l’associant au sien. À cette époque, Philippe fut ami parfait cependant. Il n’avait trouvé le moyen d’agir autrement. Il était toujours chez eux et elle, connaissant ses vices, lui versait, à son arrivée et à son départ, de fortes rasades. Il la trouvait jolie alors et, dans un sourire bête, il rêvait de tromper son ami. Ses visites étaient mêlées de supériorité condescendante, d’alcool et de sensualité presque virile. En entrant chez Dufort, Philippe avait l’impression de se dévêtir moralement et physiquement. Nudisme obscène.

Philippe trouvait enfin son rôle. Dans ces scènes affreuses et grotesques, il avait enfin ses coudées franches, mal à l’aise que lorsque les situations n’étaient pas vraiment ambiguës. Voilà qu’à la fois, il pouvait montrer sa supériorité, son ami devenu impuissant, il pouvait le plaindre et jouir en outre de tout ce ridicule. Sans qu’il eût à faire des efforts, les événements venaient à lui. Il goûtait, il savourait les sourires sincères, pitoyables de son ami, immobilisé dans son lit ; il éprouvait une sorte de plaisir malin à le réconforter, Dufort lui donnait l’occasion d’exercer sa belle âme et l’oubli des injures.

Comme Dufort était avare pour garder des ressources à la prodigalité et à la légèreté de Philippe, un peu plus Philippe l’aurait béni de lui donner cette occasion d’être bon.

Il n’analysait pas ainsi ses sentiments : il lui suffisait d’un trouble et d’une confusion intérieurs, reste de conscience, pour saisir ce qu’il y avait de laid et de bas.

Les apparences étaient sauves et la femme de Dufort ne s’aperçut d’abord de rien. Philippe venait souvent, il faisait les courses à la pharmacie, il demanda la consultation d’autres médecins : on ne voyait que lui.

Rapidement, ce ne fut plus le désir de la vengeance qui le tint, ce fut désormais le goût de la liberté. Dufort ne lui importait plus. Qu’il ait été longtemps son maître et celui dont il dépendait pour ses vices, Philippe ne s’en souciait plus. C’est la liberté qu’il voulait, et la maladie le retenait maintenant auprès de Dufort, comme autrefois le goût de l’alcool. Juliette, sa femme, comme si elle l’eût deviné, à l’arrivée et au départ de Philippe, maintenant, doublait les doses. Elle le retenait, elle essayait de le retenir par son vice. Elle avait aussi une façon de s’abandonner aux confidences, des poses de femme avec son mari qui le troublaient. Philippe la suivait parfois dans la cuisine, où elle préparait elle-même les repas, la bonne les ayant quittés, et Juliette avait peur d’en choisir une nouvelle d’elle-même. Ses tabliers, ses manches retroussées semblaient donner à Philippe des droits presque maritaux et il tournait timidement autour de Juliette.

Philippe, sans plus rien faire, timidement, remontait à la chambre de son ami, où il lui parlait de Claire, la veuve de Lucien, un de ses amis qu’il avait vu assez peu, mais qui lui avait servi pour se donner de l’importance naguère auprès de Dufort et le rendre jaloux : Philippe avait ainsi toute une série de compagnons qu’il ne voyait que pour se débarrasser de Dufort, pour humilier sa tyrannie. Philippe ne faisait que commencer à rencontrer Claire, et il n’y avait rien entre eux. Cependant il voulait tromper deux fois Dufort, avec sa femme et avec une maîtresse qu’il prendrait et dont Dufort pourrait être jaloux de loin, parce qu’il était invalide et que tous ces plaisirs lui étaient interdits, ces plaisirs qui les aguichaient comme des adolescents encore, et de la même manière : l’amour défendu. Ils se pensaient libres, leur liberté n’était que le prétexte de s’en enorgueillir.

Rien ne se précisait en Philippe, et ce n’est que plus tard qu’il put discerner les sentiments troubles qui l’animaient. Philippe ne fut pour rien dans le dénouement, dans les dénouements qui mirent fin à ces situations et seuls en lui avaient de l’activité ces petitesses et ces vices, qui se nourrissaient de ces pourritures, qui sautaient dessus.

Claire invita donc Philippe un jour qu’il la rencontrait et qu’il lui apprenait qu’il lui faudrait bientôt déménager il ne savait où, la tante Bertha « cessant de tenir maison » :

– Venez chez moi, je vais passer l’été à la campagne.

Philippe était tenté. Il faisait grand soleil, elle avait les lèvres humides sur un sourire suspect, suspect pour tous les passants. Maintenant que son ami était par terre, tout semblait possible à Philippe : il n’en fut pas moins surpris, et, naïvement, il pensait à l’amant de Claire — il était sûr qu’elle avait un amant, il n’aurait su comprendre qu’elle n’eût pas un amant — et l’amant ne verrait pas d’un très bon œil cette cohabitation. Mais Philippe était gris, il venait de boire, et tout était possible. Pourtant, gêné, il ne disait mot.

— Je suis libre, vous savez, libre de faire ce que je veux.

Philippe accepta donc l’invraisemblable invitation de cette petite veuve, qui ne l’aimait sûrement pas : toute l’existence de Philippe fut constamment bouleversée par des événements aussi invraisemblables, aussi insensés. Chaque journée, semblait-il, lui était un commencement absolu, et il n’y eut jamais d’ordre ni de suite dans sa vie, que la suite des imprévus. Un amant faisait vivre sans doute cette petite veuve et ses deux enfants, et voilà qu’elle invitait Philippe à habiter chez elle. Philippe d’abord ne songea pas plus avant, non point que sa vanité de mâle pensât à se réjouir, mais parce que cela lui donnait un motif de laisser Dufort seul, un motif de lui faire sentir sa liberté et sa supériorité.

Avec l’esprit de l’escalier, dès qu’il quitta Claire, Philippe devina son jeu, il en fit un roman. Cette petite femme aguichante et qui ne parlait jamais sans emporter le morceau, si peu que ce fût, il la connaissait cependant depuis quelques années. Il avait pour plusieurs été l’ami de son mari que parfois il rencontrait à la taverne, pour venir chez lui passer d’interminables soirées à se lire des vers et leur belle prose : Lucien écrivait des essais et des odelettes. Alors, Claire en profitait pour les laisser seuls avec les enfants et aller briller ailleurs.

Quand son mari mourut, elle se montra piquée, lorsqu’elle aborda Philippe qui essayait de l’éviter, parce qu’il n’avait pas assisté aux funérailles, heureux comme toujours d’être débarrassé d’une habitude, elle se montra piquée plutôt de lui voir espacer ses visites :

— J’aime la littérature aussi, vous savez, et ce n’est pas parce que Lucien est mort que, jeunes comme nous sommes, nous allons nous cloîtrer.

Toute sa jalousie de leurs conversations et soulades où elle n’était pour rien parut dans ses yeux, et Philippe rêva d’en profiter : elle se vengerait et il se vengerait des compliments qu’il avait faits naguère à Lucien pour son talent. Ces sentiments mesquins ne se formulaient pas nettement, et étaient-ils plus que le prétexte que prenait le désir pour le tenter ? On dirait que ces fautes bêtes, surtout ces désirs tout simples de la chair, prennent exprès des prétextes sordides, afin que nous puissions en voir la laideur, qui, autrement, nous serait cachée — et pour que la laideur nous soit un prétexte de plus pour raffiner le péché, dans une complication puérile.

Philippe ne voyait donc dans l’invitation de Claire que des motifs intéressés, il en ajoutait même, d’autant que, comme toujours, le mot d’argent revenait trop souvent sur ses lèvres. Philippe imaginait qu’elle voulait que la vengeance la payât, la vengeance contre son mari mort et contre son amant qui se lassait et qu’elle voulait amener au mariage, par la jalousie encore. Dans le cercle intime de Philippe, il n’y eut presque jamais personne de pur. Cependant il faut voir plus profondément, et, comme Dufort avait à l’endroit de Philippe une sorte d’amitié paternelle, Claire eut pour lui un amour presque maternel, parce qu’elle s’était fait de lui une image où il était bon et d’un cœur d’or : il apportait toujours des cadeaux aux enfants, un peu parce qu’il aimait à faire plaisir, sa timidité aimait de faire plaisir, et par le truchement des enfants, un peu par vanité et pour que Claire conservât de lui cette illusion qu’il avait un cœur d’or, enfin pour que les enfants les laissent, Lucien et lui, tranquilles dans leurs soulades et leurs compliments réciproques, dans les interminables lectures de leurs œuvres.

Claire en outre avait pitié du pauvre type qui s’enfonçait dans la bohème, et, comme elle lui croyait du talent, elle serait sa protectrice, elle l’empêcherait de sombrer, en restant son égérie. Nos sentiments sont compliqués à l’extrême, et c’est ce mélange de bonté, de beauté et de mesquine laideur que nous savourons dans la vie et qui nous force à l’aimer.

Philippe acceptait d’aller vivre chez Claire, mais il retardait toujours son départ. Attendait-il ; sa timidité, sa lâcheté attendaient-elles la mort de Dufort ? Plus simplement, c’était parce qu’il voulait apporter à Claire un cadeau de bienvenue, un service à thé dont elle parlait sans cesse, depuis qu’il la connaissait et qu’elle n’avait pas acheté, il était sûr, parce que cette femme volontaire, cette vanité volontaire se convainquaient que ce n’était que lui qu’il l’achèterait, qui devait l’acheter. Philippe n’en avait pas le premier sou, et il allait chaque jour au magasin, attendant des réductions, pour en nourrir de nouveaux espoirs.

Or, un matin que Philippe était chez Dufort, la dernière fois que Philippe eut une conversation avec lui (Dufort devait mourir peu de temps après, et sans que Philippe ait même assisté à ses funérailles) il lui donna le prix exact du service à thé, mais c’était pour solder le coût d’un appareil de radio que Dufort venait de s’acheter, afin « de se distraire dans sa chambre », dit Juliette naïvement à Philippe. La tentation le prit auprès du lit, aussi vive que ces bouffées de sexualité qui vous montent au visage.

Comme si toutes ses craintes l’abandonnaient, Philippe désirait en ce moment et Claire et Juliette. Tout était maintenant aisé. Il donna une poignée de main chaleureuse à Dufort et descendit l’escalier à grandes enjambées triomphales. Dans le couloir l’attendait Juliette, qui avait quelques commissions à lui demander. Subitement, il l’embrassa sur la nuque, presque à la dérobée. Elle était interdite et le regardait d’un air triste :

— Je suis trop heureux… Pardonnez-moi, Juliette.

Son désir était tombé, il avait l’air penaud.

— Revenez quand même… Je ne le dirai pas à votre ami.

Elle aurait pu comprendre en ce moment les sentiments de Philippe à son égard et à l’endroit de son mari, mais ces mots : « Je suis trop heureux », lui étaient inexplicables : elle essaya de tout excuser jusqu’au jour que Philippe se dévoila, mais, là encore, il y eut méprise, et ils ne se voyaient plus.

Dans la rue, Philippe n’était plus aussi sûr de voler, de garder cet argent pour le cadeau de Claire. Sans rien décider, il voulut faire une longue promenade à pied, pour mieux rêver à Claire, pour imaginer sa joie éventuelle, pour la posséder tout de suite, sous la figure qu’il lui donnait. Plus Philippe la faisait vénale, plus son désir se précisait, et là-dessus, paradoxalement, il brodait des scènes de sentimentalité et de larmes. Il n’allait pas jusqu’à croire qu’elle eût une belle âme (son mot favori, avec lequel il se trompait, sans s’excuser pour autant, parce qu’il le prononçait toujours avec ironie) mais Philippe composait déjà en marchant les lettres où, en phrases raciniennes, il lui parlerait de la sienne…

Philippe était heureux à chanter, sous la verdure et le soleil.

Il entra dans une taverne. Il voulait prolonger ce rêve jusqu’à la griserie. Il demanda du papier et de l’encre, pour écrire à Claire, lui dire qu’il l’aimait depuis longtemps, que son amitié pour son mari n’avait été qu’un paravent et qu’il s’était sacrifié à de vaines conversations avec lui, afin qu’elle fût heureuse, qu’elle vît des hommes qu’elle aimait, qu’elle se donnât à eux, pendant que Lucien et lui poursuivaient leurs burlesques dialogues de vanité : il voulait encore la savoir heureuse, fût-ce avec un autre, il préférerait la voir heureuse avec un autre, parce qu’il était sûr qu’un autre pouvait la rendre plus heureuse que lui.

Les phrases d’humilité, de résignation continuaient. Philippe y trouvait un vif plaisir, et plus il se rabaissait, plus il éloignait Claire de lui, plus il lui semblait qu’il la possédait.

Un jeune homme vint s’asseoir à sa table, qu’il ne reconnut pas d’abord et dont la présence lui fut odieuse, parce que Philippe cherchait à qui il ressemblait. Enfin il sut : c’était le visage de Charlie ou de Bobby, le petit ami dont son camarade Lucien Dubois lui avait montré la frimousse à col nu (ces années qu’on portait toujours faux-col), et dont le sourire avait enflammé ce Lucien aux mœurs particulières. Ce souvenir attisa encore le désir qu’avait Philippe de Claire et la présence de l’autre lui était d’autant plus désagréable. Le jeune homme laissa pourtant Philippe écrire un moment, puis il lui adressa la parole :

— Vous n’êtes pas le cousin de l’abbé Lanctôt ?

Philippe était le cousin de l’abbé Lanctôt. Depuis longtemps, il n’avait pensé à l’abbé Lanctôt : lui seul pouvait permettre à Philippe de passer trois mois avec Claire, sans qu’il eût à s’inquiéter.

Son compagnon énumérait les richesses de l’abbé Lanctôt, il en faisait une sorte de millionnaire. Philippe en écrivait déjà la lettre de chantage qui lui apporterait la forte somme.

Cependant il revoyait le petit village de l’abbé Lanctôt, cet automne froid qu’il était allé chez lui, deux semaines, enfants tous deux. Dans les souvenirs de Philippe, il y avait des blancs-mangers très sucrés que Mme Lanctôt leur servait deux repas sur trois. Il y avait aussi une odeur de feuilles mortes qu’on faisait brûler près de la route, des grands ormes noirs dénudés qui balayaient un ciel lourd et fumeux, de la glace dans les fossés, et surtout un parfum de pain chaud qui sortait de la boulangerie proche. Il revoyait Robert Lanctôt qui ouvrait le salon toujours fermé où il avait montré à Philippe les poignées d’argent du cercueil de son grand-père.

Philippe ne voyait rien de commun entre ces scènes et le Lanctôt richard que lui proposait son compagnon. Ces souvenirs du passé émouvaient cependant Philippe, et il prit congé du parleur pour écrire tout de suite à Claire une description de son enfance.

Fatigué d’écrire, Philippe décida de se rendre tout de suite au magasin. Il mit la main dans sa poche, pour vérifier le contenu de son porte-monnaie, l’argent de Dufort : Philippe n’avait plus de porte-monnaie. Fébrilement, il chercha tout autour de lui, fit un bout de route, examinant puérilement les trottoirs : il ne trouvait rien.

C’est alors qu’il ne pouvait plus le voler, que la crainte de Dufort prit Philippe, avec une envie irrésistible de voir Claire. Et il n’avait rien à lui apporter. Des vagues idées de suicide se levaient en lui, qui le menèrent chez un ami : dès qu’il eut des sous, muni d’une bouteille de whisky, sans plus délibérer, il était en route, il allait chez Claire.


NUIT DE NOCES

Claire le connaissait mieux qu’il ne le pensait : elle avait prévu qu’il viendrait. Elle l’attendait. Elle attendait aussi le cadeau, comme une taxe et un tribut. Chez Claire, il ne fallait jamais arriver les mains vides. Non pas qu’elle fût vénale ou intéressée : c’était une femme qui ne jugeait que par les témoignages sensibles. Comme Thomas, il lui fallait toucher. Un peu méridionale, le sourire ne lui suffisait pas, vous deviez rire, et sans larmes, pas d’émotions. C’est pourquoi, personne plus que Claire n’était fidèle aux rites : depuis sa petite enfance, il n’y avait que la mort qui pût l’empêcher d’adresser une lettre à un anniversaire, telle carte au jour de l’An. Son esprit fut un registre d’éphémérides, avec la liste de ce qu’il faut faire tel jour, à telle occasion. Le plus grand chagrin ne lui faisait oublier les drapeaux de la Fête du Roi, le jambon des matins de Pâques ni une visite mortuaire. Elle y mettait la poésie et l’ordre que sa vie bousculée ne lui avait point permis.

Quand Philippe arriva et qu’elle le vit les mains vides, elle fit contre mauvaise fortune bon cœur. — « J’aime les hommes qui ne s’embarrassent de rien et qui déménagent sans rien apporter. » Le fait est que Philippe ne songeait pas à emménager aujourd’hui et qu’il n’était venu que pour voir celle à qui il n’apporterait, il ne donnait rien. Rapidement, pour elle, une attitude bohème devant un bohème pansa sa déception de n’avoir pas le cadeau qu’elle escomptait. C’est elle qui pallia volontairement cette faute contre les rites.

Du reste, elle était pressée, et l’important n’était pas là. Tout de suite il lui fallait l’irréparable. Femme de tête et volontaire, pas toujours patiente, avec elle, c’était sans plus tarder le définitif.

Son visage avait été fait soigneusement. Philippe observait qu’elle avait choisi le déshabillé qu’elle portait, que ses mots et ses gestes se montraient prémédités. Mais vais-je peindre une coquette ? Assurément, elle ne manquait pas de vanité, mais ce qui la faisait agir avait plus de noblesse. Elle voulait punir le mort, elle voulait aguicher son amant et par Philippe l’amener au mariage : à part elle, elle songeait surtout aux deux enfants à qui toutes ces intrigues procureraient une vie meilleure et plus assurée. Même, profondément religieuse, superstitieuse plutôt, avant l’arrivée de Philippe elle était allée à l’église réciter un chapelet — pour qu’enfin ses enfants aient un père qui en prît soin. Sans trop de bigoterie, elle ressemblait aux dévotes qui ne font rien sans tremper leurs doigts dans l’eau bénite. Si l’on reproche aux dévotes leurs pratiques vaines, qu’on leur dise « un acte d’abandon vaut toutes les prières du monde », elles répondent : « Tout est dans l’intention. » L’intention de Claire était fort pure. Justifiait-elle ses moyens ?

Les enfants étaient là, sur pied de guerre aussi. Elle leur avait parlé des cadeaux que Philippe leur apporterait et, comme il les embrassait, elle leur dit :

— Mon oncle (ils l’appelaient mon oncle) est parti trop vite pour vous choisir des présents… il a pensé quand même à vous donner de l’argent pour des bonbons…

Et elle courut dans la chambre voisine chercher un billet de banque :

— Allez à la pharmacie acheter une grosse boîte de chocolat… Et dites merci à mon oncle… Il est gentil, mon oncle…

Philippe était confus, il rougissait. Elle souriait si aimablement que Philippe était sûr qu’il n’y avait aucune méchanceté dans ce mensonge. Elle voulait le faire aimer des enfants, et, ce soir, elle acceptait tout.

— Vous me remettrez ça, un autre jour… J’ai fait attendre les enfants pour que vous les voyiez… À sept heures, j’irai les conduire au train… Je connais le chef qui en prendra soin jusqu’à la ville, où grand’mère les gardera pendant trois jours… Grand’mère aime tant ses petits-enfants…

Claire avait donc fait beaucoup pour Philippe, elle qui ne se séparait jamais de ses enfants. Elle s’en séparait pour être tout à lui… Il l’embrassait déjà.

— Soyez patient…

Elle lui rendait ses baisers, et lui souriait d’un sourire indéfinissable, où il y avait du triomphe, de la tendresse et un peu de folie.

— Soyez patient… Vous devez avoir faim, aussi… Chaque chose en son temps…

Elle courait à la cuisine, et revint presque aussitôt.

— Je suis folle… J’oublie tout, c’est votre faute…

C’était le vin qu’elle avait oublié.

— Nous allons boire à vos amours.

Philippe allait protester. Elle souriait.

— Je vais boire à vos amours. Vous allez boire à mes amours.

Elle vida son verre d’un trait et disparut vers la cuisine :

– Pendant que je prépare le souper, vous m’écrirez une belle lettre… Il y a du papier et de l’encre sur la petite table.

Sur la petite table, il y avait du papier et de l’encre. Tout avait été concerté. Claire sauverait Philippe de sa bohème, elle le ferait écrire, mais, de ce qu’il écrirait elle aurait les prémices. Toute la vie de Philippe, on a voulu son bien, et, toute sa vie, ses bienfaiteurs ont exigé une dîme.

La dîme lui était agréable et ses courtes et timides passions se contentaient volontiers d’une lettre. Il y jouait plus aisément le personnage qu’il rêvait. Il se rappelait le vers de Valéry :

Elle met une femme au milieu de ces murs,

et il écrivait à la femme qu’il entendait remuer dans la cuisine, au bruit de la friture. Il polissait amoureusement de longues déclarations subtiles, en se versant de larges rasades. Il voulait recourir à son propre whisky, qu’elle ne revînt pas et qu’elle lui donnât toute la soirée pour qu’il lui écrive son amour. Elle était plus à lui qu’elle ne le fût jamais. Le bonheur de Philippe aurait été complet, si à tout coup il n’avait tressailli, pensant qu’elle revenait.

Elle revint avec des plats fumants, qu’elle déposa sur la table, pour se pencher sur son épaule :

— Comme vous m’avez écrit une longue lettre… Comme c’est gentil…

Elle mit sa main sur le papier, et embrassa Philippe :

— Je lirai ça lentement, toute seule…

Durant le repas, Philippe parlait peu. Claire surveillait les enfants, et, comme l’étiquette la ramenait à ses belles relations, elle passait sans transition de la fille du juge à la veuve du ministre, du chanoine de lettres à la maîtresse de l’architecte : Claire était un fichier vivant de toutes les mondanités.

Pour Philippe, il était gêné, les enfants le gênaient. Il avait honte de ne pas les aimer plus, lorsque c’était la joie et la manie de Claire de louer, de magnifier son amour des enfants. Il était gêné aussi de la situation scabreuse, comme si les petits avaient pu la saisir. Il se sentait goujat et ignoble, ce qui le forçait à faire l’éloge du cynisme, à chanter la vie naturelle débarrassée des morales :

— Allez-vous-en, les enfants, laissez parler les grandes personnes…

Et ensuite, pour la dixième fois, Philippe parla de son ami Boulanger, et il moquait son cynisme, dont il disait qu’il avait horreur : il lui fallait se montrer sensible devant Claire, montrer son cœur, qui faisait partie du personnage qu’elle avait créé de lui.

Entre ces contradictions, il revoyait ce Boulanger, qu’il noircissait avec plaisir, je veux dire qu’il lui plaisait plus d’en faire un type inhumain, par goût littéraire, plus qu’il ne croyait à sa cruauté. Il se rappelait d’abord sa première rencontre, et c’était justement chez Claire. Philippe avait été jaloux de leur intimité, leur ménageant cependant des apartés, par une sorte de masochisme qui lui fut coutumier. La causerie avait été longue, et Philippe l’avait oubliée, parce que ce qui le frappait, c’était le ton changé de Claire, une langueur dans la voix qui s’offrait. Il avait hâte que ces dialogues prissent fin, et il fut tellement heureux lorsqu’ils partirent que, sans transition, Philippe éprouva de grands sentiments d’amitié pour Boulanger. Il aimait cet homme, parce qu’il aimait Claire, il l’aimait parce qu’il le faisait souffrir, il l’aimait parce qu’il lui donnait l’occasion de s’abaisser, et de briller en s’abaissant.

Ils firent une très longue promenade, et Philippe versa en vrac toute une série de confidences. Quand Philippe quitta Boulanger, il était soûl de confessions et d’aveux, il était heureux et triste, comme après une fête d’enfants, lorsque les petits dorment sur leurs jouets, comme après une heure d’amour.

Philippe était devenu ensuite fort intime avec Boulanger, du moins le disait-il, mais Boulanger s’amusait plutôt de son bagout et de son débraillé. Maintenant, à cause des petits, Philippe rappelait son manque de cœur voulu et volontaire.

Ils avaient vécu deux mois toutes leurs heures de loisirs et quelques-unes de leurs nuits chez une folle sur le retour, et qui avait laissé son mari, emmenant ses deux enfants, presque des hommes, pour boire et vivre de l’air du temps avec des amants de rencontre. Une folle, une pauvre folle, qui rappelait les crises de démence sexuelle de l’adolescence quand, faisant le mal, on en met trop, ainsi que ces dévotes, qui, à la ménopause, éprouvent la tentation subite de se dévêtir en pleine rue. À coup sûr, la malheureuse n’était pas responsable, et Boulanger et Philippe furent naïfs de voir dans ses actes le fin du fin de l’amoralisme. Alors ils sentaient leurs lectures, comme un enfant sent le lait.

Alors, aussi pourtant, par esprit de contradiction pour contredire Boulanger qui l’obsédait, Philippe faisait montre de sensibilité, il faisait voir volontiers son bon cœur. Il choisissait aussi inconsciemment ce biais pour plaire à la dame, la flagorner et obtenir un rang particulier : Philippe ne pouvait être l’amant en titre, elle en avait un nouveau chaque semaine, que, dans sa démence, elle trompait trois fois par jour. Philippe était donc l’habitué de l’escalier de service, et qui avait des faveurs lorsque tout le monde dormait ou était à son travail. Le fils aîné filait aussi des amours, il les filait avec une grue vérolée, l’amie de sa mère, aux petits soins avec elle. Lorsqu’elle entrait, il changeait le disque sur le phonographe, pour celui qu’elle aimait : Pagan love song.

Cet air revenait aux oreilles de Philippe, avec une tristesse chaude. Il avait encore dans la bouche le goût de cet alcool de contrebande qu’ils buvaient alors, ce liquide fiévreux et poivré, qui les étourdissait au premier verre.

Devant Claire, Philippe voyait des corps avachis sur les divans. Il fait froid dehors, et la pièce est chaude comme une étuve. La chambre, par sa porte, est un trou d’ombre, où éclate la blancheur du lit, ce lit où passa toute une jeunesse fière d’y étaler sa liberté morale. Des faces tombent de fatigue, les conversations s’amortissent, aussitôt levées, bientôt il n’y aurait que le sommeil et le sourire triste des bouches dans leurs rêves, avec un vague abandon à une douleur inconsciente : mais surtout ce petit phonographe courageux et qui rythme toute cette débauche enfantine avec le courage d’une horloge qui ne se lasse pas.

La grue du fils obtint, après maintes démarches, un billet de rapatriement pour la France, et tout un jour, le petit resta enfermé avec elle dans la cuisine. Si l’un ou l’autre en sortait, c’était des yeux rougis que l’on apercevait, des joues bouffies de chagrin. Tous feignaient de n’y prendre garde, l’alcool poivré remplissait toujours les verres et le fidèle petit phonographe tournait Pagan love song.

L’instant du départ arriva, la Française partit bravement, mais sans regarder l’enfant : elle pensait lui laisser toute une ration de tendresse.

Lui, dans la cuisine, muet, renfermé mais les yeux secs, contemplait la carte d’Europe d’un petit dictionnaire d’écolier que Philippe lui avait donné, et, s’il parlait, ce n’était que pour poser des questions sur les distances.

Philippe eut des moments d’attendrissement, et même, lorsque Boulanger vint demander à l’enfant d’aller faire quelques courses, Philippe fut presque indigné : il le voyait partir, frêle et gauche, le dos rond. Philippe profita de son départ, pour décrire à la mère et à Boulanger la première peine qu’il imaginait de ce petit enfant. Boulanger eut un mouvement d’impatience.

— Je n’aime pas qu’on pleure, ni les larmes, c’est laid.

Cet égoïsme feint révolta Philippe. Il y sentait aussi une sorte de préciosité dans nietzschéisme puéril : littérature, toujours.

Voilà que Philippe racontait cette scène, et voilà aussi qu’il était témoin et acteur dans une scène qui y ressemblait fort.

Claire, en effet, venait de partir avec les deux enfants, par le petit chemin derrière la maison. Il y avait un réverbère qui l’éclairait dans les arbres touffus, et Philippe distinguait leurs formes noires qui avançaient. Elle les tenait tous les deux par la main. Le plus jeune fit un faux pas, et celle qui aimait les enfants le releva brusquement, avec impatience. Philippe devinait qu’elle disait :

— Vite, je suis pressée…

Elle était pressée de revenir à celui qui la vengeait du père de ses enfants, celui qui s’émouvait parce que Boulanger n’aimait pas de voir un enfant pleurer.

Il fallait bien que l’irréparable s’accomplît. Pourtant Philippe n’en garda guère souvenir. Tout ce jour qu’il voulait l’aimer, qu’il devait aimer Claire lui rappelait surtout la nuit unique jusque-là de leurs amours, une nuit qu’elle ne fut que maternelle. Dans le soleil couchant, dans la lumière fiévreuse de la petite maison, et lorsque tristement il la caressait et d’une voix qui essayait de la convaincre et encore plus de se convaincre d’une passion trop livresque et trop subtile pour être sincère, il se revoyait dans une autre maison, couché dans une nuit plus obscure que toutes celles qu’il vécut.

C’était le jour qu’il était allé voir Julien, sans savoir que le mari de Claire était parti. Claire lui avait dit :

— Pour une fois que je vous ai, je vous garde. Nous allons vivre en garçon trois jours.

Sa pensée n’était qu’une pensée de vanité, et son sourire était une invitation malgré elle. Claire ne fut jamais courtisane que malgré elle, et fut-elle jamais amoureuse ?

— Je suis laide, je vais mettre du rouge. Ça ne vous gêne pas de vivre trois jours avec un garçon maquillé ?

Elle ne donnait pas à Philippe le temps de répondre, et, c’était entendu, il ne pouvait qu’accepter. Sa volonté était abolie, et le seul scrupule qui restât à Philippe, c’était qu’elle apprît que la dernière conversation qu’il avait eue avec Julien avait été toute de récriminations sur le sujet de Claire. Philippe voyait Julien épris d’elle, en dépit de tout ce qu’il disait, et il s’était complu à la noircir. Elle avait donné à Julien maints motifs de jalousie récente, et Julien avait renchéri. Ils s’étaient pochardés en couvrant l’absente d’injures.

Philippe dut accompagner Claire au concert, et, tout le temps, plus que la baguette du chef, c’est ses yeux que Philippe suivait, ses yeux à l’affût de celui ou de celle qui la verrait. En cinq minutes, elle s’était fait une carte de la salle et tous les sièges étaient épinglés d’un nom. De sourire et d’observer elle était lasse et ivre, lorsque les dernières mesures s’éloignèrent, et ce ne fut que dans le dancing où il leur fallut se rendre qu’aux premiers cocktails elle se ranima.

Ils restèrent là peu de temps : elle n’avait reconnu personne. Dans le taxi, elle eut un mot qu’elle crut tendre :

— Si vous portiez une lavallière, comme lorsque je vous ai connu.

Puis tout de suite :

— Comme vous faites chez vous, nous allons passer une nuit à lire du Racine. C’est mes vacances… Et vous savez, j’ai du très bon vin, la cave de ma mère…

Ils n’avaient pas lu de Racine : elle l’avait interrogé sur ses amours, et il avait parlé de Florence.

Florence ! Elle ne ressemblait guère à l’autre, et pourtant les amours de Philippe avec Claire furent les mêmes que les amours de Philippe avec Florence. Il fut méchant avec Florence autant qu’avec Claire, et Florence, qui ne l’aimait pas plus, fut maternelle autant avec lui. Et les relations de Philippe avec Florence commencèrent comme ses relations avec Claire, de façon laide et suspecte.

Florence était une petite grue, chez qui Philippe avait des habitudes. Charmante, avec des préciosités puériles, dont un sourire joli enlevait ce qu’elles pouvaient avoir d’agaçant. Philippe la voyait souvent et l’oubliait vite, jusqu’à ce jour qu’il rencontra chez elle un tout jeune Américain, avec qui elle faisait mille folies. Cela exaspérait Philippe, qui n’avait aucun droit sur Florence encore : Philippe se contentait alors de coller en riant jaune.

Voilà qu’un jour d’hiver, si froid dans la chambre, que Philippe avait gardé son chapeau, elle le prit à part :

– Dick voudrait vous dire quelque chose. C’est un gentil bonhomme, mais il est si jeune… Tâchez de le tirer d’embarras.

Philippe voyait venir le tapage, et une tentation de chantage le prenait.

Il partit donc avec Dick, et ils marchèrent, marchèrent. Philippe allumait cigarette sur cigarette, sans en offrir à l’autre, et il n’écoutait guère ce qu’il lui disait. Dick portait un manteau mince, et, sans gants, gardait ses mains dans ses poches. Il gelait à pierre fendre et Philippe commençait à devenir transi.

Il y avait bien une heure qu’ils marchaient et longtemps que Philippe avait passé son quartier : Dick ne disait encore ce qu’il voulait.

D’un air drôle, il finit par apprendre à Philippe que Florence avait laissé tous ses amis pour lui et que ni l’un ni l’autre n’avaient d’argent, voire qu’ils n’avaient pas mangé depuis le matin.

Ils étaient devant une gare de banlieue. Philippe dit à ce Dick qu’il n’avait pas le sou, et, comme « il pourrait avoir quelque chose du chef de gare en lui donnant son chèque » il lui demanda de l’attendre. Quand il revint :

– Tout ce que j’ai pu avoir, c’est un billet pour Malone… Vous allez retourner chez vous, ce soir, et je m’arrangerai pour procurer des provisions à Florence.

Le grand gars était atterré. Il n’avait même pas l’air de réfléchir sur ce mensonge naïf et maladroit.

Le soir, Dick était là, très triste, un sac défraîchi à la main. Philippe ne lui donna quelques billets que lorsque l’heure du départ fut arrivée, surpris que ni le jeune homme ni Florence n’aient trouvé autre chose et n’aient découvert son truc — qui permettait néanmoins à son hypocrisie de se louer de sa bonté et de s’attendrir sur la peine de ces deux pauvres êtres qu’il séparait. Philippe resta quelques minutes sur le quai de la gare, comme si Dick avait pu revenir, puis, dans une hâte folle, la hâte de sa timidité et la hâte de ses mauvais coups, comme il disait dans son enfance, un taxi, et il était chez Florence.

Elle pleurait, sans fard, et Philippe lui caressait gauchement la tête.

— J’ai de la peine, j’ai de la peine.

Philippe, honteux et content aussi de ses paroles, lui débitait de banales consolations, qu’il fleurissait de métaphores. Elle lui répondait, comme Claire :

— Tu es bon, toi… Tu ne me laisseras pas…

Claire et ses enfants, ces ombres pitoyables qui disparaissent, le spectacle avait touché Philippe à coup sûr : il lui fallait cependant jouer la comédie. Qu’elle fût absente, qu’elle fût à ses côtés, il avait à la fois la tentation de se montrer cynique et celle de se montrer sensible à l’excès, écrire sur sa belle âme qui pleurait sur les enfants sacrifiés à la vanité et à la fantaisie maternelles, sur celui qui enfarge les beaux sentiments pour s’accorder une expérience psychologique. En ce moment Philippe ne songeait pas qu’il aimait vraiment Claire et qu’il aimait encore plus le plaisir égoïste de l’aimer.

C’est le vin et le whisky qui eurent le dessus, le vice de Philippe trancha le débat. Bien entendu, si Philippe aimait à boire, c’est, parce qu’il y trouvait toujours un alibi et que cela lui permettait de n’être pas l’un des deux personnages qui s’offrait à son choix, l’amoureux comme il le pouvait être et la belle âme, mais un troisième, bien supérieur et qui jugeait délicieusement de tout. L’alcoolisme de Philippe n’était qu’une évasion de romancier.

Le romancier se reposa dans la lecture. Il y avait un Racine qu’il lui avait donné, sur la table, et Philippe se plongea dans Phèdre, dont la naïveté mélodieuse le ravissait. Il en oubliait tous les Valéry du monde et la musique des vers faisait pleurer son ivresse. Enfin, il s’endormit.

La lune de miel commençait bien. Au milieu de la nuit, étendu dans l’ombre — l’avait-il attendue, quand était-elle revenue, s’était-il endormi ? tout se brouillait en lui — Philippe perçut que Claire venait le couvrir d’un plaid, doucement, délicieusement. Il n’osa l’entourer de ses bras et il feignit de dormir. Philippe, qui se sentait coupable, surtout parce que la dépression commençait, était ému de ce pardon et de cette résignation : cette nuit, elle lui immolait jusqu’à son orgueil et sa vengeance. Comme toujours, incapable de se fixer et de vivre au présent, une scène surgissait à la mémoire de Philippe.

Un temps, sa timidité avait eu ses habitudes dans un mauvais lieu fort bourgeois, où la maîtresse tenait les filles avec une sévérité de pion. Il était défendu de s’abandonner, et c’était une règle de morale que de se refuser la moindre fantaisie, la plus minime bonté surérogatoire, le client fût-il un habitué : l’ascétisme au bordel, et un ascétisme qui raffinait.

Une nuit, Philippe s’éveilla dans une chambre obscure. La fenêtre était ouverte, c’était l’été. Il y avait clair de lune, mais un arbre touffu interceptait la lumière, dont un seul rai mince pénétrait jusqu’à la petite toilette. Cette nuit était fraîche, ou plutôt c’était le petit matin. Philippe entendait dans le silence le bruit des bouteilles que trimbalaient les laitiers. Il re­ferma les yeux, essayant de rejoindre un rêve vague, dont traînaient encore les lambeaux. Philippe respirait sans doute d’un souffle fort régulier, puisque, tout à coup, il se sentit pres­ser par des bras chauds : on le croyait endormi. Cela dura quelques instants, puis, plus rien. La fille, elle aussi, sortait d’un rêve, et, un court instant, par procuration, s’abandonnait à une tendresse dérobée. Philippe n’eut pas la force de trouver cette sensibilité peureuse et timide. Jamais pourtant il ne sentit avec plus de précision la solitude des corps humains qui vou­draient se rencontrer.

Le matin, ils étaient autres, et rien n’y pa­raissait.

Chez Claire, le matin, Philippe se leva donc penaud. Un moment, croyant tout perdu, il eut velléité de partir sans lui parler. Philippe se mit plutôt à boire. D’autant qu’il pleuvait et que les arbres se tordaient sous la rafale. Leur maison était fort isolée, et cette tempête, ce vent augmentaient la solitude. Les boiseries cra­quaient. C’était le mois d’août et pourtant déjà un froid d’automne. Philippe s’avisa d’allumer le poêle et fut surpris de réussir sans trop de gaucherie. Il avait pris soin de fermer doucement la chambre de Claire, qui dormait, lourdement abandonnée dans le grand lit, ses vêtements au hasard sur les chaises, avec un parfum de femme, de lilas et d’eau de Cologne commune.

Puis Philippe prépara le petit déjeuner. Avec l’activité de l’alcool, il avait repris de la gaieté et, tout en faisant cuire les œufs, il écrivait un petit commentaire sur « la regarder dormir » où il paraphrasait en versets sentimentaux la prose de Marcel Proust.

— Ne me regardez pas, je suis laide quand je me lève… Ah ! vous m’avez écrit… Comme c’est gentil !

Elle lisait déjà. Philippe l’observait, guettant sur son visage les reflets de l’admiration. Cependant, si sa vanité était satisfaite, Philippe n’en percevait pas moins l’ironie de ces amours épistolaires, où tout finissait en littérature. Il voulut l’embrasser. Elle s’abandonnait un peu, mais les yeux toujours sur le papier, et elle eut cette phrase délicieuse :

— Allez-vous me pardonner si je vous le dis ? Je pense que je vous aime encore mieux, quand je vous lis. Je vous comprends si bien.

Tout le temps de ses amours avec Claire, Philippe eut ainsi des réveils heureux, si Claire ne les venait gâter de sa présence vivante. Qu’elle se fût endormie comme la Belle au bois dormant, ne lui laissant que ce trouble d’une femme chaude dans un lit défait, eût été le bonheur.

Les autres auraient pensé à des nuits d’amour : elles étaient rares, comme des récompenses imprévues — et aussi comme une taxe et un droit que l’on acquitte pour faire partie de la confrérie. Le péché n’en était que plus grand, aurait dit un casuiste, parce que Philippe monopolisait, immobilisait, détournait non pas à son profit, mais à son savoir.

Il se levait, doucement, par petits gestes, par morceaux, pour ne pas la réveiller, et, presque dévêtu, il allait boire les premiers coups. Dans le calme de la campagne, il y avait du soleil, le soleil du matin, avec les bruits clairs, et toujours d’ailleurs. On aurait dit quelque part le ronron d’une eau qui bout. Et toujours une cuisine, avec de la vaisselle maculée, mais des couleurs riantes dans ces reliefs de la veille, et la lumière jouait dans les ronds de café. Philippe avait envie de chanter pour accompagner cette chair chaude qui respire. Il s’en détournait vite, il vivait, il vivait à larges respirations. Il était riche, « j’ai une femme dans la chambre, et je suis seul maître de moi, libre ». Il se donnait le plaisir de lire une page, de griffonner trois lignes. Il ne se hâtait pas. Il fermait la porte de la cuisine, et la bouteille sur la table, il faisait cuire ses œufs, qu’il mangeait goulûment. Un tram passait, très loin, le bruit disparaissait aussi vite qu’une bête dans son terrier, et, disparu, la campagne au soleil était plus vaste.

Ces matins de chasteté perverse, un souvenir obsédait toujours Philippe, un souvenir d’hypocrisie mêlée à une dévotion utilitaire et politique. L’hypocrisie obséda sans cesse Philippe, l’hypocrisie était sa muse, et Philippe lui-même ne put jamais se purifier de l’hypocrisie, si sincère qu’il se voulût. Il la pourchassait sans répit. C’est elle qui, au fond, le chassa du catholicisme et, lorsque plus tard il revint à la religion, l’hypocrisie de ses frères et de tant de formules lui arrachait ses moyens. Il était gonflé de colère, une colère de timide qui casse tout puérilement. N’aurait-il pas mieux fait de rester aux aguets et de tirer l’hypocrisie de son propre terrier ? Les calomnies des imbéciles mûrissaient toujours en lui, et il fonçait sur le fantôme du premier personnage qui lui vînt en mémoire.

Ces matins de chasteté perverse, surgissait surtout dans ses pénombres intimes la tête chauve d’un journaliste dévot qu’il avait rencontré à la maison close, et qui, ces matins, lui faisait savourer son désir bridé.

Cet homme avait la tête de l’emploi, et Philippe se disait : « Comme les dévots se soûlent à pleine gueule et font l’amour goulûment » : la prière leur donne de l’appétit, leur prière hypocrite et qui mord dans les mots, et ils mordent de même au péché avec les dents longues de l’affamé. On ne voyait que lui, songeait Philippe, dans cette maison, il n’y avait de femmes que pour lui. Il en faisait sauter une sur chaque genou, pas même essoufflé. Sa bonne conscience (et ce disant, Philippe était heureux de sa trouvaille), sa bonne conscience défendait le trône et l’autel jusqu’au bordel. Philippe était entré en tapinois, furtivement. Le dévot, entré, lui, de pied ferme, toutes les portes s’ouvraient, tout s’illuminait, il y avait des courants d’air qui agitaient jusqu’aux ampoules électriques. C’était la grosse innocence de Rabelais que le dévot en permission amenait avec lui. Rien n’était défendu et les recherches du vice devenaient normales, par permission du dévot. Cependant la naïveté de Philippe se scandalisait de voir le dévot partout. Il ne tenait pas en place, quittait son verre vide pour une cigarette, pinçait les fesses, contait des gaillardises. Il alla jusqu’à payer une tournée. Un dévot qui s’émoustille, observait Philippe, passe les bornes de son avarice, son porte-monnaie même prend des aises. Il se débarrasse du ciel et de la terre avec ses vêtements. Il n’entend plus être serré aux entournures, il arrache les boutons.

Dans ce dévot, quelque chose subsistait de papelard, qui faisait la nique aux curés qu’il exploitait. Il jouissait tout son soûl, il volait la part des autres, et il rigolait de faire ainsi l’école buissonnière. Ce qui frappait, c’est qu’il semblait avoir obtenu dispense, le moins craintif d’entre ses compagnons, sa conscience tranquille dans son impunité. L’affaire d’une absolution, et tout serait effacé. Le dévot jouait un tour au bon Dieu par-dessus le marché, et se disait : « Comme les incrédules ne savent pas jouir : chaque chose en son temps : aujourd’hui, le péché, et demain, la contrition ».

— Ah, ces enfants !

Un moment, le dévot s’était senti las, pris de sommeil et il s’était esquivé :

— Je vais faire un petit somme. Continuez à vous amuser.

Il connaissait les aîtres, et, dans une pièce du fond, entre deux disques de phonographe, Philippe l’entendait ronfler comme un juste.

Ce juste avait des antennes, et, comme ils allaient partir, il arriva, on aurait juré rasé de frais. Il avait le chapeau sur la tête :

— C’est comme ça que vous partez, en laissant les amis ?

Il souriait et se versa un verre :

— Puisque vous m’oubliez, je ne m’oublierai pas.

Pourquoi Philippe se rappelait-il toujours cette scène ? Pourquoi mordait-il à ces souvenirs comme à un fruit juteux, ses joues presque poisseuses ? Ce manque de pudeur ridiculisé dans un dévot excusait un peu ses pudeurs du matin, cette timidité, cette impuissance. Il avait peur de Claire et il craignait aussi qu’en s’éveillant, elle ne fit disparaître ces rêves d’amour avec lesquels il jouait. Philippe n’était pas assez perspicace pour voir que lui-même ressemblait, non pas à un dévot, à ce dévot qui se vautre, mais à une dévote qui, par ses indignations, ses médisances et ses prières pour les pauvres pécheresses, frôle le péché qu’elle est bien empêchée de commettre.

Philippe vécut six semaines avec Claire. Quelques moments d’amour, toujours mêlés d’alcool et de dôpe justifiaient seuls aux yeux d’un public éventuel et inexistant cette comédie de passion de lettres et de poèmes que Philippe ne cessait d’adresser à Claire. Il partait souvent et revenait à sa passion comme un mari revient au foyer : des mots, une vague musique tenaient lieu de la pipe et des pantoufles devant la bûche qui flambe, dans le petit coin intime. Cependant Claire et Philippe, l’un devant l’autre, n’étaient jamais qu’en représentation, leur vraie vie était ailleurs. Claire préparait son avenir et Philippe lui était utile dans son jeu, pour la jalousie qu’il provoquait. Quant à Philippe, il s’abandonnait à son vice totalement. S’il disait à ses amis pour se justifier qu’il ne croyait qu’au moment présent et qu’il était plus sage que les autres sceptiques, puisqu’il vivait ce qu’il pensait, il ne mentait qu’à un très vague remords dont il n’avait conscience que de loin en loin. Il avait abandonné toute réalité pour ne s’attacher qu’à une seule où il se cramponnait, et c’était la dernière, sorte de victime burlesque de l’épistémologie. Ces problèmes philosophiques le préoccupèrent beaucoup, autant lorsqu’il revint à la foi qu’auparavant : avons-nous des instruments pour toucher la réalité ? Puis-je être assuré, dans un monde qui n’est qu’un monde de mots, de quoi que ce soit ? Il s’agrippa d’abord à une passion fugitive, puis, lorsque Dieu eut pitié de lui, il s’attacha à Dieu, sans plus chercher, ou plutôt ne cherchant plus que pour son amusement. Parce qu’il aimait les mots d’amour, Philippe était ennemi des concepts, et toute la vie de Philippe ne fut que la comédie de la nuit obscure des mystiques.

La saison avec Claire se passa tout comme la journée qui y mit la fin : il n’y eut que la fin qui en fit une variante, dont Philippe pensa mourir : on aurait dit qu’un instant, comme le dénouement s’accomplissait, Philippe fut vraiment amoureux pour justifier ces amours. Hélas, Philippe était surtout malade.

Le pharmacien du village ne lui faisait plus crédit, et Philippe devait s’acheminer vers le bourg voisin pour se munir de dôpe, la jaune dont il faisait un abus de plus en plus évident. Le pharmacien ne faisait plus crédit, parce que Philippe l’avait trompé, comme il trompait maintenant tout le monde, sans qu’il en eût conscience.

Alors Philippe passait devant la Vieille Maison où logeait le frère du Patron, le courtier d’assurance « millionnaire », voisin de Claire. Ce frère du Patron était un gros dentiste qui, de la même voix du nez que le Patron, baragouinait du canayen comme l’autre de l’anglais. C’est le dentiste qui, en ce moment, inquiétait le plus Philippe. La Vieille Maison, au bord de la route, devant la rivière, au tournant d’un chemin de terre, était une antique habitation grise de paysan, une maison pluvieuse, où, sans doute, il y avait encore dans la cuisine un poêle à pont. Une galerie l’entourait aux trois quarts et, si Philippe n’apercevait pas le dentiste sur la galerie, il voyait ses deux maîtresses, énormes et fardées, dans leur indienne et leurs rubans, sortes de grosses négresses canadiennes, des corsages qu’on a la crainte de voir renverser, Comme une terrine de crème portée de la cave : il y avait les deux battants d’une dépense souterraine sur le côté de la maison. Les femmes étaient sages comme deux images, symbole des débauches d’un vieux garçon riche et timide. Elles faisaient peur à Philippe, d’autant qu’avec le Patron, dans tout le village, le dentiste était le seul à pratiquer les mœurs scandaleuses de Philippe. En dépit de l’envie qui le tenaillait, il n’osa jamais entrer pour parasiter chez le dentiste. Naïf une seule fois que, pris au dépourvu, sans le sou et tout tremblant, parce qu’il avait de beaucoup passé l’heure de sa dôpe, il se hasarda, pour revenir presque aussitôt : une des femmes, pour répondre à Philippe, ouvrit une bouche édentée sur un sourire poli, qui le fit reculer.

Philippe bâtissait des romans sur ces amours répugnantes, il les comparait à ses romans, et puis n’y pensait plus. Il pressentait un drame cependant, qui se mêlait au drame qu’il pressentait pour lui : Philippe, qui ne vécut jamais que dans l’égoïsme le plus entier, pour se reposer, vivait parfois la vie des autres et leur donnait toujours les couleurs de la sienne. Cet homme qui n’existait qu’au présent se perdait sans cesse dans un roman. Puis il n’y pensait plus.

Philippe savait donc, par les bruits qui couraient, que les affaires du dentiste devenaient de moins en moins brillantes, et il n’aurait pas été surpris que ce voluptueux mesquin se suicidât un jour ou l’autre : Philippe en rêvait-il pour ne pas rêver à son propre suicide, rendu impossible, parce qu’il s’était arrêté une première fois et qu’il avait eu peur ? Ce fut le frère, le Patron. Rien ne faisait présager ça. Marié à une femme qui le trompait, il avait enfin obtenu son divorce, coupant tous les ponts : sa clientèle cléricale ne lui avait pas failli tout de suite. Il la tenait par je ne sais quels rabais et quels contrats, et il ne faisait qu’une chose pour sauver les apparences, il faisait recevoir à sa place par son factotum, Laurent, un rat d’église. On sentait pourtant que cela ne pouvait durer longtemps, bien qu’on ne connût pas avec précision les affaires du courtier. Il y avait de l’orage dans l’air, bien que le temps parût beau. Cela se fit brusquement. Une poursuite de créancier, puis une autre, et voilà le Patron qui fait cession de ses biens. Durant deux semaines, il ne quitta pas son domaine, justement au moment que Philippe, fatigué de Claire, muni d’une petite somme d’argent, que lui avait valu une lettre papelarde à un abbé de ses parents, resta enfermé dans une chambre d’hôtel, avec des journaux français, du vin et sa jaune qu’il renouvelait deux fois par jour, à la pharmacie : ses seules promenades,

Le Patron cachait depuis plusieurs années ses amours honteuses, puis satisfaites dans une pointe de riches Anglais, la Pointe des Messieurs, si discrète sous son feuillage que ce n’est que l’hiver entre le treillis des branches noires qu’on pouvait observer, comme une maison qu’un déménagement vient de vider, les cinq gros cottages qui s’y cachaient. N’y entraient que de grosses limousines qui ralentissaient à peine aux barrières, ouvertes à heures fixes. Tôt, le lundi matin, il arrivait qu’on pût distinguer à travers les glaces d’une auto le visage congestionné d’un financier. Quant à la maîtresse du Patron, on savait qu’elle était italienne et qu’elle avait une abondante chevelure rousse. Les journées chaudes de l’été, on entendait les cris et les rires des deux enfants adultérins qui jouaient dans le parc et ne sortaient jamais qu’en auto. Le personnel, de langue anglaise (il y avait un cuisinier chinois), n’allait pas au village. Eux aussi partaient en voiture, et on ne savait où ils allaient se divertir.

Philippe avait déjà été lié avec le Patron, mais il lui disait à peine deux mots lorsqu’il le rencontrait, et Philippe ne savait plus de lui que ce que l’on racontait. Cependant, Claire et lui perchaient tout près du domaine, et, parce qu’ils étaient aussi des pestiférés et des parias, sans qu’on en parlât trop, les enfants de Claire se lièrent d’amitié avec les enfants du Patron. Philippe n’avait jamais compris que le symbole de cette amitié d’enfants. Ils allaient jouer dans le parc, et on ne les entendait pas de tout le jour. Ils dînaient même là-bas, et Claire était flattée, mais, chose paradoxale, elle ne put jamais arracher un mot aux enfants qui, eux aussi, avaient la bouche cousue sur le domaine du Patron. Philippe sut que l’aîné s’appelait Hugo, et c’est tout. Puis il y eut le krach.

Donc, durant deux semaines, le Patron ne quitta pas le domaine. Le médecin parut trois fois. Une auto inconnue pénétra un jour dans le domaine, puis, au bout de deux heures, reprit la route. On parlait, on chuchotait, il était question d’une arrestation imminente. Quelqu’un, qui avait réussi à parler au cuisinier chinois, prétendit qu’on était venu signifier un mandat d’arrestation et que le Patron invoquait la maladie. Enfin des bruits, jusqu’au moment qu’on vit la voiture de la morgue. On dit qu’il avait pu voir un prêtre. Quoi qu’il en soit, il y eut funérailles religieuses, avec les petites filles du couvent et les élèves des frères.

L’Italienne rousse et ses deux enfants étaient disparus, avec Tom, le chauffeur, la nuit.

Le dentiste paya les créanciers, et ses maîtresses disparurent à leur tour.

C’est alors que Philippe perdit sa maîtresse. Il revenait pourtant à Claire, un poids de moins sur le cœur. Il avait appris la mort du Patron, qui le réjouit, parce qu’il soupçonnait Claire d’aller se vendre à lui, à son cabinet de la ville, et il n’aimait pas non plus que les enfants de Claire fussent intimes avec ces enfants de divorcé : reste de pruderie bourgeoise, dans un faux ménage.

Il y avait deux semaines qu’il était parti, qu’il l’avait laissée endormie un matin. Philippe avait pris dans la cuisine les sous qu’elle laissait sur la tablette pour payer le fournisseur qui passait trois fois par semaine. En outre, sur le point de s’esquiver, il avait aperçu sur la table, son bracelet, qu’il avait emporté et, dès son arrivée à la ville, mis au clou, espérant se refaire et le reprendre bientôt. Philippe avait peur de sa colère : elle l’avait déjà chassé et ne le gardait que pour aguicher par la jalousie l’homme, le vieillard qu’elle voulait épouser. Parfois, sa vanité s’abandonnait aussi à la douceur des lettres et des poèmes qu’il lui écrivait, ou encore, aux instants de faiblesse, faute de mieux jouait à l’amour avec lui. Intermittent partenaire et de moins en moins dans une sensualité qui devenait comédie, il arrivait aussi que Philippe fut un prétexte pour Claire de glisser dans quelque jeu de pitié et de tendresse, où la maternité détournée avait plus de part que l’affection. C’était tout.

Cette peur de Philippe revenait avec une angoisse au ventre, chaque fois qu’il commençait à se désintoxiquer, chaque fois qu’il manquait d’argent.

Il eut des sous et l’ivresse le ramena. Elle fut la douceur même. Elle le reçut avec les mêmes gestes qu’elle avait eus, lors de sa dernière réconciliation avec Julien, quelques semaines avant sa mort. Philippe prenait la place du mort, et sa jalousie, cette jalousie posthume qui le faisait rougir, en fut toute calmée. Les enfants lui firent des joies. Il leur avait apporté des bonbons, et il n’avait pas oublié les fleurs pour la mère, qui les aimait niaisement : un reste de crédit qu’il avait au bourg voisin, où il était descendu, faisant ensuite route à pieds, en rythmant des vers, « pour prendre de l’avance ». Même, sur une roche du rivage, il s’était assis, tirant un bloc-notes, pour écrire à Claire maints feuillets, s’interrompant par quelques rasades. Philippe se disait : « Comme j’ai du talent : il faudra que je vole à Claire les lettres que je lui écris et que je les publie. » Ces lettres étaient composées de vers blancs et rien ne plaisait plus à Claire que d’en recevoir une : c’était l’une des deux ou trois absolutions qui consolaient de sa faute cette femme non seulement chrétienne, mais de piété puérile, italienne.

Lorsqu’il paraissait, arrivant avec une de ces épîtres, Philippe trouvait parfois Claire assise sur le petit balcon, faisant sécher la longue chevelure qu’elle soignait et lisant la lettre en vers qu’il lui avait fait tenir par poste spéciale. Des amours de duperies, de dôpe, de littérature, où se glissait quand même la tendresse maternelle de Claire, voire la pitié de Philippe : il savait bien que, plus tard, il s’attendrirait pour ces pauvres choses, comme il se plaisait à s’attendrir en contant ses turpitudes passées à Claire et en pleurant sur ses victimes.

Il apportait des journaux français :

— Comme tu es gentil. (Depuis combien de temps Claire tutoyait-elle Philippe ? C’était venu comme ça, et puis, souvent, elle disait : vous…).

Les enfants jouaient sur le gazon. Philippe était seul avec elle. Il l’embrassa, et elle lui donna ses lèvres goulûment. Il était surpris, un peu ennuyé surtout. Tout de suite, sans gêne, il avala un peu de sa dôpe.

— Donne-m’en aussi.

Philippe n’aimait pas qu’elle prît de ça, non pas que de la voir tomber dans ce vice lui souciât beaucoup, mais c’était autant de moins.

Ils se mirent à table. Il y avait du vin, trois bouteilles, que Philippe fut étonné de voir sur la nappe. Ils burent sans retenue. Les enfants avaient l’air fatigués et en même temps plus sérieux que de coutume. Ils étaient comme en visite. Du reste, ils portaient des vêtements neufs, et elle disait sans cesse :

— Fais attention à ton couteau… Tu vas te salir… Fais attention, tu vas renverser ton verre…

Le dessert terminé, elle fit :

— Les enfants au lit, maintenant, c’est l’école qui commence demain.

Philippe était déjà très gris, et il allait tomber de fatigue, s’endormir sur sa chaise, comme il faisait si souvent.

— J’ai à te parler. Attends-moi.

Elle alla vers la chambre. Il but un peu, il alluma une cigarette, puis il l’entendit qui l’appelait :

— Viens !

En pyjama, elle était étendue sur son lit. Il vint vers elle, qui, de ses bras, l’entoura, le pressant :

— Assieds-toi, j’ai à te parler.

Ce qu’elle avait à lui dire, avec de longues circonlocutions, c’est qu’elle ne pouvait vivre ainsi de l’air du temps, qu’elle avait essayé de se trouver une situation, et qu’elle épousait ce Lefebvre, ce vieillard, que Philippe connaissait vaguement, dont il n’était jamais sûr qu’elle le voyait, pensant que son ivresse créait cet épouvantail à leurs amours, ou encore, comme elle se servait de lui pour aguicher le vieillard, il imaginait pour se défaire de ce qu’il pressentait qu’elle l’aguichait par ce vieillard. Chassés-croisés, imbroglios dont Philippe se tirait dans la dôpe et l’ivresse.

— Viens près de moi, serre-moi, fit-elle.

Philippe éclata en gros sanglots bêtes. Et toute sa jalousie lui revenait. Il fixait les petits ciseaux sur l’onglier de la toilette : il voulait crever ces yeux, puérilement, ces yeux qui trompaient sa douleur par leur gentillesse.

Quand il se leva, ce ne fut que pour prendre sa lettre du matin qui traînait sur le bureau, et la déchirer :

— Ce n’est plus la peine de t’écrire, maintenant.

— Comme tu es méchant !

— Toi, tu es une putain.

Il criait presque, dans cette chambre qui n’était éclairée que par une bougie rouge, une des manies de Claire.

— Tu vois, tu réveilles les petits.

Elle était déjà debout, et elle marcha vers la chambre des enfants. Ce ne fut pas long, le temps pour Philippe de boire une bouteille de jaune. Elle le trouva, allumant un cigare : il aimait à fumer, après la dôpe, et après la peine.

— Je pourrai vous revoir, madame, après votre mariage ?

Elle lui répondit par des chatteries : elle avait déjà choisi le petit appartement qui abriterait leurs rencontres et que le vieux paierait… Philippe s’endormit parmi toutes ces félicités. Deux heures plus tard, il se réveillait à ses côtés, tout vêtu encore.

Lentement, il se dégagea du lit, et, quittant la maison en sourdine, après avoir vidé son sac-à-main, il se rendit au bourg voisin, où il loua une chambre dans un hôtel borgne. Il avait fait venir une fille, mais Philippe ne se rappela jamais s’il avait dormi seul, ces quelques heures.

Le matin, après la première dose, il voulut revenir vers la ville, et il dut s’arrêter : à la pensée qu’il avait perdu Claire, ce fut quelques instants un atroce arrachement, une sensation presque physique, qui le rendit stupide : il fut surpris que cela ne durât pas plus.

La douleur était si violente qu’il en était hébété, et encore plus abasourdi qu’elle cessât presque aussitôt, comme si, dans cet arrachement, il eut aimé pour une fois autant que l’on pût aimer et qu’il se fût vidé tout de suite de cet amour. La surprise le fit ricaner, puis il repartit.

Il lui fallait passer devant une église. Il entra. C’était une messe des morts, bien entendu. Philippe se moqua des correspondances et du mélodrame. Il y avait des années qu’il avait assisté à une messe. La liturgie lui paraissait barbare, asiatique. Le dies iræ le prenait au ventre, et il y avait les draps noirs du catafalque, qui attendait un service. La fantaisie le prit d’aller se confesser : il recula cependant devant le sacrilège. « Est-ce que je redeviendrais chrétien » ? se demanda-t-il avec dégoût. Il n’en esquissa pas moins une prière : « Mon Dieu, si vous existez, faites-vous connaître, du moins, faites-moi croire que vous existez… »

Philippe partit. Cet homme, dont la vie se passait à biffer et raturer, était prêt à oublier Claire. Il ne se réservait que de lui écrire, parce qu’il ne s’était pas encore sevré de sa comédie épistolaire. La présence réelle ne lui gâterait plus maintenant son plaisir. Il avait payé d’une souffrance et d’un amour vrai, à cet instant dont il ne se souviendrait plus qu’avec horreur.


VINGT-QUATRE HEURES

Philippe était assis sur un banc de square. Dans sa petite pipe, il fumait des mégots qu’un reste de pudeur ne lui avait fait ramasser que dans des rues anonymes, ces étroites voies chaudes de l’été, où il y a des pelures de bananes, des enfants nu-pieds et tant de femmes enceintes sur le pas des portes.

Philippe s’était assis, parce qu’il ne pouvait plus avancer. Il était acculé, il n’avait plus de but immédiat. Tout à l’heure, il avait vidé sa dernière bouteille de jaune, prenant son temps, au coin d’une rue, et, voyant qu’on le regardait, il était resté là, allumant avec lenteur sa petite pipe : ce n’était qu’une demi-bouteille, deux onces, et il était inquiet, deux onces, ce ne serait pas assez pour le remonter, le faire revivre. Philippe regrettait de n’avoir pas tout bu, d’un coup, lorsque, une heure auparavant, il avait acheté la drogue. Il était puni de son avarice, et plus le sou, maintenant, pour se rattraper !

Sur le banc, il avait posé une liasse de Gringoires, de Candides, de Mariannes, qu’il n’avait pas la force de lire. C’est machinalement que, depuis des semaines, il allait quêter ces feuilles chez Pageau. Il ne lisait même plus ça.

Des femmes passaient, les yeux de Philippe les suivaient avec peine, comme un oiseau bat de l’aile avant de tomber. Inconsciemment, il s’efforçait, il forçait son œil à les analyser, les détailler, ainsi que les vieux libidineux espèrent reprendre vigueur, en feuilletant des images obscènes. C’était en vain : Philippe était mort, mort. Plus de goût à ça. Il y avait des mois que cette lassitude se manifestait, et l’hypocrisie de Philippe en avait d’abord été heureuse. Sans trop le croire, il se disait : « Je suis noué, je suis incapable de désir, parce que je n’aime qu’une femme, Claire… » Il s’enorgueillissait et, tout de suite, il se mettait à écrire de longues lettres pâmées, qu’il mettait à la poste, deux par deux, l’une avec l’autre plutôt, soit qu’il n’eût qu’un timbre, soit que, sur le point de glisser l’enveloppe dans la boîte, l’inspiration lui vînt et qu’il voulût ajouter un post-scriptum de quinze pages.

Philippe était si fatigué qu’un instant il eut peur : « Si je n’allais pas me relever… » Un désir lui venait de se coucher vingt-quatre heures dans quelque garni, écrasé, assommé. Puis il avait peur de la dépression, il craignait cette angoisse qui le prendrait dans le lit et qui l’avait mis si souvent, pensait-il, aux portes de la folie. Cependant, un jour, n’avait-il pas eu cette volonté de résister, de résister des heures et des heures, de fermer les yeux, de s’abandonner, comme si son corps avait été couché dans l’eau et que sa tête aux yeux fermés eût seule émergé : il avait repoussé toutes ses peurs, il avait maîtrisé cette crainte physique logée à l’épigastre et qui faisait un froid insupportable au creux de l’estomac, il s’était conté des contes, il s’était récité des vers, des vers blancs qu’il composait au fur et à mesure, sans queue ni tête, des alexandrins blancs que presque toute une nuit il avait déroulés, se calmant sans réussir à s’endormir. Il avait résisté presque jusqu’au matin, et, s’il était parti subitement aux petites heures, ç’avait été comme si le lâche en lui, surpris de cette résistance insolite, eut passé par-dessus ce courage et n’eut vaincu qu’en le saisissant et l’emportant, sans entendre ses raisons, jusqu’à la pharmacie où, pour la première fois, il avait eu honte d’acheter et de boire sa dôpe. Il était reparti très vite, tel un voleur.

Mais Philippe avait peur. Il se forçait à ne pas remuer les jambes : « Si, vraiment, j’étais paralysé. » Il se voyait étendu, ne pouvant bouger, ainsi qu’il arrive dans les cauchemars. On le prendrait là, on le conduirait en ambulance, il entendrait tout, et, peut-être qu’on le piquerait avec de longues aiguilles, comme il avait vu d’un type trépané pour une congestion cérébrale. Cette pensée lui donna le désir d’aller à l’hôpital, où son ami le docteur Dufresne le traiterait, lui donnerait peut-être au commencement beaucoup de jaune. Mais il lui en fallait pour supporter le coup de l’entrée, et il n’avait pas le moindre argent. Du reste, Dufresne n’était pas à l’hôpital à cette heure.

Il se leva enfin, un peu engourdi. Sans s’en apercevoir, il descendait vers le port. Devant une pharmacie, il hésita, puis entra :

Ce n’était pas son commis qui causait au comptoir. Désespéré, il allait repartir, lorsqu’il entendit l’autre qui parlait au téléphone, dans l’officine. Alors Philippe se mit à feuilleter le bottin et, lorsque le commis eut reconduit l’acheteuse à la porte, il alla à la cabine téléphonique, pour en tirer l’annuaire et chercher consciencieusement d’une main qui tremblait, jusqu’à ce que l’autre vendeur parût :

— Tiens, je vous apporte des journaux français, cette fois…

Le commis les saisissait d’une main avide puis, à voix basse :

— Revenez dans une heure, je serai seul, et je pourrai vous faire crédit…

Philippe cessa de sourire, absent déjà de la conversation qu’entamait le commis à voix plus haute maintenant : Philippe cherchait quelques trucs, son esprit se butait, il ne trouvait rien, et, dans son cerveau désemparé, le vide se faisait. Il allait se pâmer comme un petit enfant. Pourtant, il prit sur lui et, d’un ton à se faire entendre de l’officine, il posa :

— L’article de Maurois sur la reine Elizabeth, je n’ai jamais rien lu de plus obséquieux : les écrivains français, quand ils ne sont pas royalistes pour eux, il leur faut quand même le roi de l’étranger.. Mais lisez plutôt l’article de Berl dans Marianne, de l’immoralisme plus réfléchi, plus Laclos que Malreaux…

Dans la rue, Philippe revint sur ses pas, frôla deux ou trois fois les mêmes parages, puis s’achemina vers l’hôtel meublé où il rêvait de coucher. Tout de suite, le relent de poisson lui sauta aux narines : ces garnis jouxtaient une poissonnerie et, de cette maison, Philippe n’eut jamais que trois souvenirs précis : l’odeur de la morue, les coudes et les marches des couloirs qui, les soirs d’ivresse, lui rappelaient les maisons des détectives à doubles sorties, enfin la salle à manger de la logeuse, avec meubles lourds, ses longs rideaux de salon de campagne, qui faisaient si drôle, à six heures, dans le soleil du matin.

Philippe, pris de timidité, n’osait quêter sa nuit, et il remonta vers la ville. Il ne savait où s’adresser et l’envie pointait en lui de se jeter sous les roues d’un tram. Alors une peur très vague l’arrêtait. Non pas la peur de mourir, bien qu’il y eût la peur de mourir : Philippe se souvenait de la nuit qu’il s’était empoisonné et que, dans la chambre d’hôpital, une hémorrhagie n’attendait pas l’autre : affaibli, avant de monter, il s’accrochait à son lit, angoissé et s’analysant pourtant. « Y a-t-il un Dieu ? » se demandait-il, sans pouvoir croire, et c’était encore plus terrible que l’enfer, de tomber dans le néant, le rien, ne plus voir, ne plus entendre, ne plus sentir. C’était comme un reflet, que cette peur du néant, un reflet de l’au-delà. Le rien était quelque chose. Il n’avait pu prier cependant. Et toujours cette peur l’arrêtait dans ses mouvements de suicide.

Passant devant une taverne, Philippe entra à tout hasard.

— Tiens ! Philippe…

On lui tendait la main.

— Je gage que tu n’as pas encore le sou.

Bien qu’il voulût boire tout de suite, Philippe ne résista pas à son goût d’exhibitionnisme, cette habitude de la confession qui est la dernière des vanités. Il lui fallait aussi se confesser chaque fois à lui-même, et c’est ainsi que ces confessions, devant les inconnus comme à ses amis, étaient scandées de correctifs, de reprises, de repentir : « Non, je me trompe, c’est autre chose qui me poussait… Je suis peut-être un menteur, mais c’est surtout le goût du scandale… J’exagère, mais il doit y avoir du vrai… »

Philippe professa qu’il était un tapeur, sans être tapeur et que le parasitisme peut aisément s’expliquer, puisque les plus dédaigneux sont parasites.

— Alors, tu n’as pas soif ?

— Tu sais bien que je suis malade.

Il disait cela d’un air piteux. Il était prêt de s’agenouiller, maintenant que l’autre avait ri de lui avec son « Tu n’as pas soif », lorsque avant ce mot, son orgueil détestait ce mécène de taverne. Philippe haïssait, avant l’injure ; après, il excusait, il aimait presque.

Il but à larges gorgées le bock qu’un garçon mit sur la table.

— Tu y vas !

Philippe n’entendait guère, inquiet déjà, cherchant l’effet : s’il buvait en vain, cela n’était pas de la jaune

Son ami lui tendait son propre verre :

— Je n’y ai pas touché… J’en prendrai tout à l’heure.

Philippe avala encore d’un trait.

— Veux-tu que l’on fasse venir des sandwichs ?

La bière lui donnait la faim, mais Philippe, songeant qu’un sandwich, ce serait peut-être un bock de moins et que ses amis n’étaient pas riches, refusa. Il pensait aussi que cela nuirait à l’effet de la jaune, qu’une ivresse commençante lui faisait escompter.

Deux heures passèrent ainsi. L’un parlait de Malreaux, dont on annonçait une conférence, l’autre contait des anecdoctes indécentes sur les sœurs que ce commis voyageur allait solliciter, et le dernier faisait l’éloge de Staline, pendant qu’au fond de la salle, un ivrogne imitait les sermons de retraite.

À dix heures, ils étaient sur le pas de la porte, dans ce quartier d’affaires plus obscur avec ses hauts immeubles que le reste de la ville, en dépit de l’électricité : pas de lumières aux façades noires, pas de voitures dans les rues, comme la nuit d’un dimanche chaud, lorsqu’on ne se console pas des cloches si gaies dans ces parages le matin. Ils s’attardaient, surtout Philippe, assez gris maintenant, mais qui espérait quelques sous pour la jaune :

— Tu n’aurais pas de quoi me donner pour que j’aille me coucher ?

— Tiens !

C’est à peine si Philippe leur souhaitait le bonsoir. Pour une fois, il avait honte de rougir. De temps en temps, il prenait conscience ainsi de sa bassesse. Il s’esquiva à pas rapides. Le feu brûlait son visage, il devinait qu’ils disaient : « Il ne se couchera pas, c’est sa dôpe qu’il va aller acheter. On le trouvera mort un de ces jours. » Il les détestait, puis, se ravisant, il songea qu’il n’aimait ni ne haïssait personne. Dans la nuit, dans cette nuit déserte où le ciel s’agrandit sur les quartiers d’affaires avec une pastorale grotesque de lune et d’étoiles, il se voyait si seul qu’il pouvait croire qu’il n’y avait que lui dans cet univers désaffecté, avec la jaune qui le peuplait d’ombres qu’il ne sentait pas. Lui et cet appareil qu’il faisait tourner, ce film froid, ces êtres sans dimensions. Monde aplati, vidé. Et il ne pouvait s’arracher de ça.

Pourtant, après quelques instants de marche exaltée, Philippe se demanda ce qu’il allait faire, une fois achetée la dôpe. Ce vide, cette solitude le menaient à une vague religiosité, et il se décida à tenter l’abbé Grégoire : « S’il n’est pas couché ».

L’abbé n’était pas couché, mais il y avait quelque chose d’anormal : c’était le ceinturon que l’abbé avait enlevé.

L’abbé fut très courtois, le conduisit dans son cabinet et s’assit pour écouter Philippe. Il souriait :

— Ça ne va pas mieux ?

Philippe ne connaissait l’abbé Grégoire que pour être venu chez lui une seule fois le féliciter hypocritement de son dernier livre, et le taper. L’abbé l’avait bien reçu, avait causé longuement avec lui et l’avait entretenu familièrement de ses travaux, dont Philippe avait ri le lendemain dans la taverne avec ses amis, lorsqu’il avait rapporté sa conversation, l’amplifiant et la déformant : on aurait pu croire qu’il était intime de l’abbé Grégoire.

Lorsque Philippe lui dit qu’il percevait bien qu’il était en train de revenir à Dieu, que Bremond avait aidé à cette évolution, l’abbé cessa de sourire. Son visage prit le sérieux professionnel. Il semblait à Philippe qu’il avançait le corps, qu’il rapprochait son fauteuil de sa chaise pour l’entendre en confession. Philippe poursuivait : « Je sens qu’il y a du divin dans le monde… » Tout de suite, il eut honte de la banalité, d’autant que l’abbé disait :

— On y revient toujours. Voyez Bourget, voyez Brunetière…

Philippe avait envie de rire. Ce ne fut pas seulement la peur de rater sa comédie qui le contint : un instant, il fut ému, et il songea à un parloir de couvent, à des novices, les jours de visite, qui font le parloir bruyant d’une rumeur qu’on n’entend que là, ces rires fous, tellement innocents, presque purs : la peur du ridicule nous empêche de prononcer le mot de pureté. Elles sont droites sur les chaises de paille, les souliers invisibles sous la jupe. Les parquets sont luisants, fleurent l’encaustique ; sur les murs, il y a le Pape et Monseigneur. Mais surtout cette rumeur, et cette ferveur des yeux qui vont se baisser bientôt avec tant de joie pour les derniers vœux. Et ces parents qu’elles n’aimaient sans doute pas beaucoup avant, il semble qu’elles feront un grand sacrifice en ne les voyant plus le reste du mois. Elles offrent toutes ces insignifiances. Cela est puéril, des sacrifices de poupées, mais Philippe se voit grossier devant l’abbé Grégoire, l’abbé Grégoire, qui croit sans doute ce qu’il dit, émeut Philippe.

Le moment de la quête venu, l’abbé ne lui donne pas grand’chose :

— C’est la crise, j’ai des neveux qui ne travaillent pas.

Il lui remet une brochure niaise :

— Ça vous fera du bien, le Père parle d’états semblables aux vôtres…

Philippe est satisfait : les sous de l’abbé, un livre à brocanter (l’abbé ne s’est pas aperçu qu’il y avait une dédicace : au fait, l’abbé ne l’a peut-être que prêté) et on le recommande au Père Chartrand, « un autre à taper » !

Dans la rue, Philippe n’avait plus l’intention de se coucher. Il passera la nuit au restaurant, après s’être muni de jaune, l’abbé lui a donné suffisamment pour sa nuit.

Quand Philippe entra, la salle était presque vide. Minuit approchait, et on aurait dit pourtant les petites heures du matin, lorsque les derniers clients et les premiers mangent lentement, presque endormis. Quelque bruit de vaisselle, de friture, des conversations qui s’ébauchent, puis le silence que la rumeur des trams attardés coupait brusquement. Philippe allait s’installer, faire son nid pour la nuit, mais une inquiétude le saisit, une inquiétude qu’il ne se formulait pas, ce qui angoissait d’autant ce raisonneur. Il avait tiré son bloc-notes, tout à l’heure le goût d’écrire avait été très vif, et il attendait. Pourtant, il venait d’avaler sa jaune, et tout son corps nageait dans le bien-être. Il se rappela la voix de l’abbé : c’était ça. Et Philippe se laissa tomber dans une sorte d’attendrissement sentimental, l’état dont il professait le plus d’horreur. Il se dôpait pour oublier, être un autre : n’était-ce pas plutôt pour donner licence à cette pente romantique, s’en excuser ? Ce menteur qui ne savait supporter le mensonge sans s’emporter, s’anesthésiait pour se regarder en face, comme, pour se mépriser, il aurait commis les turpitudes que sa lâcheté lui aurait permises.

Incapable, ce jour-là, de s’exalter dans quelque prose sentimentale, qu’il aurait faite aussi longue qu’il en aurait ri fort, Philippe rejoignit le garçon de la caisse, gros homme placide qui lisait des bibliothèques entre deux tickets. C’était encore pour s’humilier ou pour vérifier son humiliation que Philippe tenait à causer avec lui. L’autre soir, il lui avait laissé les deux livres autobiographiques qu’un vieux notaire lui avait donnés avec fierté, crainte et pleurarde émotion, lorsque Philippe était allé le solliciter, sous prétexte d’une vague souscription.

Cela s’était passé dans un vieil immeuble de pierre grise, où les antiques plafonniers de lampes à pétrole avaient été sur le tard adaptés à l’électricité : il y avait de lourdes tentures partout, des bibelots, mille choses sous verre, des armoires vitrées pleines de livres aussi lourds, aux ors pâlis, des grands, des petits tapis. Il semblait qu’on était toujours obligé de faire son chemin parmi tout ça. Cela sentait encore le magasin d’antiquités, le salon clos et obscur de village, voire le lupanar vieille mode.

Le notaire avait retenu Philippe des heures ; Philippe, nerveux à crier, s’était levé vingt fois et ne pouvait se défaire du vieillard, qui lui avait montré son nom partout, dans des programmes de distribution de prix, des comptes-rendus de la Chambre des notaires, même dans un dictionnaire professionnel français, et, à la fin, lui avait donné ses œuvres grotesques, publiées à compte d’auteur et hors commerce :

— C’est trop intime pour être mis dans le public. Les courants d’air déflorent les beaux sentiments.

Cela avait été dit d’une belle voix grave et d’un ton emphatique, sans le moindre sourire.

C’est que le notaire Cusson avait dès mil huit cent quatre-vingt-seize endossé la redingote de sir Wilfrid Laurier, dont il avait la grave et solennelle calvitie, avec les majestueuses mèches blanches. Jusqu’à la cravate rouge et le poli des bottines qui rappelaient l’homme d’État. Le notaire n’avait oublié ni le léger accent anglais ni la prononciation exagérément canadienne de certaines expressions triviales, lorsqu’il condescendait à la familiarité.

Il portait aussi dans la pochette droite de son gilet une montre qu’il avait fait voir à Philippe :

— Un cadeau d’un de mes aïeux, dans la ligne paternelle, un Anglais des environs de York. (de York, il accentuait fortement). Voyez le boîtier (il appuyait sur un petit bouton) elle sonne les heures…

Philippe avait feuilleté distraitement les œuvres du notaire, la naïveté lui en avait paru sans pareille et son inconstance avait rêvé d’en fabriquer un de ces articles blessants qui étaient les seuls qu’on acceptait maintenant et qui lui gardaient une réputation d’esprit : Philippe ne s’y trompait pas, et il sut de bonne heure que les délicats cherchent la cruauté de la prose comme Madelon est en quête de mélos qui la font pleurer : même bassesse. La bassesse de Philippe avait été de prêter ces confidences au garçon de la caisse, puisque Philippe était peut-être le seul homme qui eût découvert cette sensibilité, touchante, après tout, du vieillard. Dans ce vague malaise qui venait de sa visite à l’abbé, Philippe voulait se racheter et s’excuser, prouver au garçon que ces livres étaient des œuvres uniques. Il n’en eut pas la peine.

— Vos livres sont bien écrits. On dirait qu’on est là.

Le pédantisme de Philippe voulut redresser les méchantes conceptions de style que manifestait ce primaire, mais cet attendrissement honteux qu’il avait gardé de son dialogue avec l’abbé l’en empêcha :

— C’est une belle âme. La sensibilité vraie est aussi rare que le talent.

Philippe allait mettre au jour ce que lui-même ressentait en ce moment sans le savoir et qui, pour ainsi dire, faisait le lit du Philippe futur, lorsque parut son ami Pierre, qui tournait la porte.

Serviette sous le bras, vêtu avec la recherche du commis voyageur déchu d’une autre classe, Pierre, le visage tiré, était visiblement très gris. Philippe sauta sur la chance, craignant pourtant que Pierre, selon ses habitudes, fût sans le sou autant que lui. Cela prit tout de suite la couleur de ses sentiments actuels et Philippe se dit qu’il ferait le bon Samaritain et conduirait Pierre chez lui.

C’est à peine si d’abord Pierre le reconnut, Effondré dans sa chaise, il penchait la tête, puis se redressait, relevant un instant le front, regardant Philippe :

— Philippe, Philippe…

Puis il retombait.

— Relève-toi, relève-toi, tu sais qu’on peut appeler la police. Viens en bas, te baigner la tête d’eau froide.

Empoignant sa serviette, Pierre se laissa emmener. Devant le miroir et l’émail du lavabo, il revint à lui :

— Si on prenait un coup… J’en ai, tu sais.

Il restait en équilibre, adossé au mur, et il cherchait dans ses poches. Enfin apparut la gourde :

— Tu en as suffisamment, Pierre, je vais te verser un fond de verre seulement.

Il fit comme il disait et but le reste à même le goulot, puis remit la gourde à Pierre qui la laissa retomber.

— Fais attention, tu es complètement ivre.

Philippe la fit disparaître dans une de ses poches. À cet instant, le visage rouge d’alcool, ce fut comme ces afflux de désir qui lui montaient naguère à la face. Il était tendu vers il ne savait quoi, il voulait quitter Pierre, le laisser là, et il savait bien qu’il voulait aller vendre la gourde chez quelque Juif. Comme si la visite chez l’abbé l’avait changé, il se dit : non ! et il mit lui-même la gourde dans la poche de Pierre.

Il le détestait, pour ce geste charitable qu’il venait de faire : « Où vais-je me procurer maintenant la jaune ? » Il regrettait son action, mais il était trop timide à cette minute pour reprendre la gourde de l’ivrogne.

Celui-ci était devenu sentimental :

— Si tu voulais, Philippe, si tu voulais ! Mon frère me disait encore hier : « Si Philippe voulait, il a tant de talent ! » Jean t’aime, Philippe, tu sais, et il s’y connaît, Jean, va donc le voir…

Philippe ne pouvait rester plus longtemps avec cet ivrogne qui le dégoûtait, et il s’enfuit encore comme un voleur, passant devant le garçon de la caisse sans lui dire un mot. Il avait emporté la serviette de Pierre. Cela s’était fait inconsciemment et, lorsqu’il s’en aperçut, ce fut un poids de moins : il aurait quelque chose à échanger contre la jaune et, qui sait ? la serviette était de beau cuir, pourrait-il peut-être vivre de jaune deux, trois jours. Impossible d’aller la rapporter maintenant. Philippe marchait gaiement dans les rues froides. L’aube n’allait pas tarder.

La ville se concentrait, la ville n’était plus qu’aux maisons, aux immeubles, les rues avaient refoulé tous les habitants, ce n’étaient plus que des rues, des voies qui laissaient voir à plein leurs montées, leurs descentes, leurs tournants. Les intersections, les angles, qui grouillaient le jour, montraient des coins de province, et des poubelles sur les trottoirs accentuaient l’impression. Un agent de police, col déboutonné, faisait sa ronde à la hâte, et un tram arrivait, rapide comme un autobus : on était surpris de voir des rails pour ce tram unique.

D’une petite rue surgit devant Philippe Lucien Dubois.

— Où vas-tu à cette heure ?

— Me coucher un peu, avant le journal… J’ai passé la nuit…

Lucien paraissait petit, à cause de ses mouvements incessants. Il ne tenait pas en place, et on le regardait que ses yeux avisaient tout de suite une autre figure, des petits yeux qui furetaient sans cesse, si bien qu’on ne pouvait jamais en saisir la nuance. Des petits pas rapides et saccadés : on aurait cru à des semelles sans talons. Et des mains qui s’agitaient sans la moindre vulgarité. Il n’y avait que le nez d’immobile, un nez qui pointait, spirituel, avec de la bonté.

— J’ai passé la nuit. Toujours Charlie, tu connais Charlie ?

Philippe n’écouta pas beaucoup l’histoire d’inverti que l’autre contait, Philippe réfléchissait et, sans que le moindre indice l’eût mis sur le chemin, il avait découvert tout à coup le secret de Lucien, qui parlait trop souvent de religion. Anomalie tout à fait singulière, cet homme se plaisait infiniment avec les femmes, pour qui il n’éprouvait rien. Bien entendu, il y avait ce goût du papotage, de la coquetterie qu’on trouve si souvent chez ces anormaux : il y avait plus encore et autre chose. Lucien n’aimait pas les femmes, parce que ce fut toujours péché pour cet enfant élevé par les femmes, et son détour avait pris l’autre chemin. À jours presque fixes, il rencontrait un tas de jeunes voyous qui le grugeaient et le faisaient souffrir, et plus il vieillissait plus cet être tendre tombait aisément dans le désespoir, lorsqu’il ne savait respirer que la joie. Un être aussi malheureux que Philippe, mais qui n’avait pas d’orgueil, ce qui lui avait épargné les excès de Philippe, qui allait toujours au bout de sa course.

Sur sa course, Philippe se serait volontiers arrêté. L’autre cependant parlait, les yeux ailleurs. Lucien se hâtait toujours, et Philippe se hâtait toujours : il ne s’arrêtait que pour hésiter à solliciter quelque secours. Cet égoïste ne parlait à personne, ne songeait à personne que pour qu’on lui serve, pour qu’on le serve, pour en jouer ou tirer quelque accord ou quelque cadeau. S’était-il même déjà abandonné à une lecture ? Et c’est pourquoi, par retournement et refoulement, il prêchait sans cesse la gratuité, qu’il professait l’horreur de l’utile et du service.

Voire, lorsque Philippe avait de l’esprit, qu’il faisait un mot ou qu’il trouvait une remarque heureuse, dont il se louait, c’était toujours lorsque la fatigue l’empêchait de suivre et poursuivre une lecture, une conversation. On n’est pas Philippe, on devient Philippe. Philippe s’expliquait ainsi : « C’est moi qui change d’idées et de sentiments, eux, ce sont les autres qui les changent d’idées et de sentiments : eux, c’est pour de l’argent et par crainte, moi, c’est pour ma fantaisie. »

Lucien, tâtant le cuir de la serviette, voulut en partant, par un compliment s’excuser d’un départ si brusque :

— Comme tu as une belle serviette.

Frétillant tel une petite fille qui veut rejoindre ses compagnes qui dansent à la corde, il reprit ensuite d’un air aguichant, toujours le même lorsqu’il abordait ce sujet :

— Je ne puis t’aider aujourd’hui, Charlie me coûte tellement cher… Mais je te conterai ça, un autre jour, je suis trop pressé…

— Ai-je le temps de te dire que j’ai rencontré Simonne ?

Philippe n’avait pas rencontré Simonne, mais il était sûr de retenir un peu Lucien en prononçant le nom de Simonne. Ce nom était venu par hasard à la bouche de Philippe. Depuis combien de mois avait-il pensé à Simonne ? Pour se mettre dans l’état poétique, d’une banale poésie, et sentimental, de la plus fade des sentimentalités, qui était le leur lorsqu’ils parlaient de Simonne, Philippe regrettait de n’avoir pas une gorgée de dôpe, et rêver béatement quelques instants. Ç’avait été une comédie tellement agréable ! Elle avait duré des mois, avec des retouches quotidiennes. Pour lui, Philippe, si Lucien la rencontrait de temps en temps, il avait vu Simonne deux fois et ne lui avait parlé, trois mots, qu’à une seule occasion. Elle avait été pourtant son amour, un prétexte à dissertations psychologiques avec Lucien, une occasion de parler de lui, en disant comment il aimait, ce qu’il ressentait au sujet de Simonne. Les images étaient bien rares cependant, et là, dans la rue, il n’en voyait qu’une, lorsqu’un jour, l’apercevant qui marchait, ses grands yeux bleus sous un grand chapeau (étaient-ce ses vers qu’il se rappelait ou le cliché de Simonne ?), quand il était descendu d’un tram, pour la suivre et la perdre dans la foule, S’il voulait s’efforcer, il entendait aussi sa voix, une voix factice, qui détachait les mots, comme le fait une folle lente.

— Dis-moi où tu l’as vue ?

— Tu n’as pas le temps, donne-moi rendez-vous, je te conterai tout ça…

Ils s’étaient exaltés l’un l’autre. Ils l’avaient assimilée à cette Ariane, jeune fille russe, dont le romancier Claude Anet contait les aventures, et le nom amenant l’autre, ils avaient encore assimilé Simonne à l’Ariane de Racine, « de quelle amour blessée… ». Philippe avait même paraphrasé les vers en quatrains dont il fut content quelques semaines. Ces quatrains, tout compte fait, résumaient les amours de Philippe plus que ses souvenirs et une histoire de suicide qu’il avait écrite, en faisant croire à Lucien qu’il avait tenté de s’empoisonner à cause de Simonne. À un médecin qui riait de Freud devant lui, il avait lu aussi cette prose, en ajoutant :

— Il n’y a pas de meilleure preuve de freudisme. Je croyais aimer Simonne, parce que je n’avais pas de femme à montrer, et je racontais un suicide parce que ma timidité savait bien que je ne pourrais même pas feindre une déclaration.

Philippe s’était bien gardé de ces réflexions devant Lucien, parce que, ayant peu d’amis, Philippe était jaloux des liens, si lâches fussent-ils, qui retenaient encore à lui ses amis ; parce que c’était un beau mensonge et enfin parce que Lucien avait la religion de quelques sentiments. Or plus Lucien s’enfonçait dans l’anormal plus il tenait à ses alibis, qui étaient sans doute sa vraie nature.

— Dis-moi où tu l’as vue ?

Lucien avait un visage d’enfant en ce moment, d’enfant qui quête un plaisir. Philippe eut honte de son mensonge : il aimait à faire plaisir et ne fut jamais cruel qu’à son corps défendant. Il lui fallut donc se « rhabriller » par un autre mensonge :

— Je t’écrirai une longue lettre là-dessus au cours de la journée et j’irai te la porter moi-même au journal.

Songeant à Claire, Philippe croyait que Lucien serait aussi heureux de recevoir une lettre de lui, il s’en promettait du reste un plaisir, celui des confidences, fussent-elles mensongères. Il se trouvait aussi que Lucien se réjouissait de cette conclusion, qui ajoutait du romanesque à leurs amours, un romanesque livresque en diable, comme ils l’aimaient.

— Si tu voulais vivre autrement, Philippe ?

C’était un cri parti du cœur bourgeois de Lucien, de son cœur amical et fraternel aussi. Aurait-il pu comprendre ? Aurait-il cru que, plus que le goût du vin et des drogues, c’était l’orgueil, un orgueil timide, qui s’imaginait toujours blessé, qui avait conduit Philippe à cette vie ? Elle était la condition, le tremplin de ses fiertés : il n’aurait jamais eu le courage de monter, et il était déchu. Philippe fut toujours l’un de ces hommes, de ces écrivains qui ne montrent que des fragments. C’est un risque à prendre, un risque presque sûr, on joue à coup sûr, parce qu’il y a toujours de beaux fragments. Il y avait en Philippe de ces bouffons, comme il les appelait, que Dostoïevski ne s’est pas lassé à présenter. Quand on n’a pas de théâtre, le coin d’une rue fait l’office des tréteaux, Philippe s’y était installé et, dès longtemps, il y avait un public, et pas trop mauvais. Seulement le rôle coûtait cher, et à Philippe encore plus qu’à un autre, parce que sa vanité bourgeoise n’avait su encore guérir le cuisant des blessures. Il y avait tellement de grossiers maladroits qui n’observaient pas les règles du jeu et qui traitaient Philippe en parasite, voire en vulgaire mendiant, lorsque lui ne joua jamais qu’un rôle, et, à la vieille mode, en interrompant constamment son jeu pour faire des remarques à la salle indiquant bien qu’il n’était pas dupe.

Lucien ne pouvait plus attendre. Il tendit la main à Philippe :

— Ne vends pas ta serviette aujourd’hui. Samedi, je te donnerai des sous, et je garderai ta serviette pour t’éviter les occasions…

— Je pourrais la vendre, j’ai rencontré Pierre tout à l’heure : il m’assure qu’il m’en aura une demain ou après-demain…

Philippe ne pouvait s’empêcher d’y faire allusion. Quand le hasard lui avait mis dans les mains cette serviette, un diable le poussait comme toujours à s’accuser cyniquement. Il voulait aussi que Lucien, qu’il avait vu regarder les initiales ne devinât rien et, paradoxalement, comme toujours, il donnait des indices, il se mettait les pieds dans les plats. Souvent, c’est parce qu’il était étourdi et maladroit que Philippe paraissait tellement cynique : en vérité son cynisme ne mettait jamais que le dernier paraphe livresque et littéraire à sa gaucherie.

— Tu ne devrais pas voir des gens comme Pierre, qui te font boire et qui te mettront dans des embarras… Mais je suis pressé…

— Je t’accompagne un bout…

— Il faudra que tu marches vite, j’ai à peine le temps.

Philippe s’accrochait. Il comptait s’expliquer : « Je n’ai pas besoin des autres pour boire ou me dôper… » Philippe était jaloux même de cette indépendance, et, si lui-même, dans ses discours, rendait les autres responsables, il n’acceptait jamais que ses compagnons lui enlèvent l’initiative de ses actions, il n’acceptait pas cette excuse dans la bouche des autres, il la réservait à ses tirades. « Et puis Pierre a des raisons de boire. Ce n’est pas sa faute si le monde est si mal fait, qu’il ne nous offre pas d’autre évasion. Pour moi, c’est autre chose encore : je ne crois qu’au moment présent, et je choisis le plaisir le plus vif, je ne me soucie pas du moi de demain. Je suis logique… »

Mais Philippe n’osait pas s’expliquer ainsi. Il perdait tous ses moyens, parce que Lucien, partant, le blessait. De plus, il avait honte de le suivre, il se sentait de trop, mais il fallut que la dépression commençât à le prendre pour qu’il se décidât à lâcher prise.

— Je te reverrai samedi, je te laisse ici.

Philippe s’en voulait de ce mot qui lui était échappé : « Lucien s’aperçoit bien que je ne le vois que pour le taper. Dieu que je suis fatigué de cette vie ! » Lucien répondait, du reste :

— Ce n’est pas sûr, essaie ailleurs, mais je ferai mon possible pour te donner ce que je pourrai. Surtout, prends sur toi, ne fais pas le fou.

Philippe était déjà parti. Mais il ne savait où aller si tôt. Il y avait déjà des passants dans la rue et plus de voitures. Philippe aperçut même un camion de Langlais, ce richard qu’il avait connu au collège, le méchant type[1] : « Je n’y pensais pas, je pourrais peut-être avoir quelques dollars de lui, en le prenant par sa vanité, et en lui contant des rosseries… »

Il était devant une église. Philippe entra, désœuvré. Au sanctuaire, un prêtre marmottait une messe. Des dévotes et des petits vieux perdus dans cette nef obscure. Philippe observait ces gestes mécaniques : « Comme c’est sauvage, puéril ! Mais je ne suis pourtant pas M. Homais. Il y a peut-être du divin dans le monde. » Déjà l’instable Philippe était troublé, et il dut repasser ses preuves de l’inexistence de Dieu. Il regardait le mur : « Cela est de la matière, et la matière exclut Dieu. » Chose amusante, cette sensation fort subjective, qui, à ce moment, rassurait son incrédulité lui servit plus tard à étayer ses croyances : la matière lui prouvait Dieu alors, parce que sans Dieu, elle s’écroulait, elle s’anéantissait. Ces sortes de sensations cérébrales perdaient du reste leur force lorsqu’elles se manifestaient dans des concepts et des phrases, métaphysique de l’inconscient. Philippe percevait-il que sa volonté décidait en dernier ressort et qu’en ce moment il n’était pas sorti de cette décision qu’il avait prise en son adolescence de se choisir, lui, Philippe, de choisir Philippe, l’être après tout qui l’ennuyait le plus, qu’il méprisait même, et c’est pourquoi il ne cessait ses introspections, pour le tuer d’explications et de commentaires psychologiques ?

Un prêtre confessait, et Philippe eut la velléité d’aller au confessionnal. Il aurait peut-être tout dit, mais sans foi, pour le plaisir d’une confession profane, surtout pour satisfaire ce goût qu’il avait de frôler la chose religieuse, comme il disait : tel l’impuissant qui ne parle que de sexualité, tel l’inverti qui passe son temps avec les femmes.

Philippe quitta l’église, poussé par sa hantise de la jaune : il restait sur son appétit, il avait l’impression de laisser une salle à manger, sans avoir mangé.

Un gros homme à missel, ces volumineux missels à tranches rouges, sortait en même temps. Philippe le suivit quelques pas, puis l’aborda :

— Je n’ai pas mangé depuis vingt-quatre heures, pourriez-vous me donner quelques sous pour l’amour de Dieu ?

Philippe glissa sur les derniers mots, il était déjà décontenancé et il regardait partout, si on ne le voyait pas. Le gros homme, lui, fixait la serviette. Il hésita, fut pris d’un tremblement, ses lèvres s’agitaient, sans prononcer le moindre mot, il fouillait dans ses poches et tendit une pièce de monnaie, pour repartir, pour fuir aussitôt. De même, Philippe le sang aux joues — il ne sentait plus du tout sa dépression — Philippe s’enfuit. La honte le faisait bredouiller tout seul, Quand il fut dans une rue transversale, il respira largement, et ce fut au pas de course qu’il gagna la pharmacie, la seule qui fût ouverte à ces heures matinales.

Son commis était là, au comptoir, lisant un des journaux français que Philippe lui avait donnés la veille :

— Pour l’amour du ciel, de la jaune tout de suite, je me meurs.

L’autre riait, prenait son temps. Philippe arpentait la pièce et tout haut, dans son énervement, jouait la comédie :

— Une minute de plus, je me jette dans les roues d’un tramway.

La dôpe avalée, Philippe, fouetté tout de suite, regardait crânement le commis, sans avancer la monnaie.

— Ça sera pour les journaux français.

— Vous ne pourriez pas me donner une tablette de chocolat, aussi, j’ai faim.

— Je voudrais vous faire voir des vers que j’ai écrits, cette nuit. Vous me direz ce que ça vaut… J’ai fait ça pour m’amuser.

— On fait toujours ça pour s’amuser.

Philippe prenait déjà son air de juge, le juge qui vendrait son jugement d’une bouteille de jaune. Il était plus à l’aise. Il reprenait son air et son ton péremptoire d’avant la dôpe et le parasitisme. Il se dôpait peut-être ainsi parce qu’il n’avait plus de chaire et que d’affirmer à ceux qui ne peuvent répondre lui était nécessaire comme une nourriture.

Le commis faisait des manières, n’en finissait plus de tirer d’un carton son poème. Le carton était bourré et Philippe avait déjà peur. Il n’en était pas moins prêt à l’indulgence, à lui trouver du talent : ce lui était même plaisir de louer ou de critiquer, pourvu qu’il fût seul à parler.

L’autre commençait :

Quand bien même tu t’en irais,
Est-ce que cela changerait
Un atome au cher problème ?
Tu m’aimes, je crois, et je t’aime,
Quand bien même tu t’en irais,
Chère, tu ne réussirais,
Qu’à créer mille et un regrets,
Dans le sillage de ta fuite,
Et puis, je pleurerais ensuite…

— Donnez-moi votre poème, que je relise.

— Je sais qu’il n’est pas parfait, mais j’aime tellement les vers…

Philippe se penchait sur la feuille. Il feignait de lire et cherchait ce qu’il dirait : il voulait des mots frappants, émouvants. Ce n’était pas seulement l’ivresse, il devinait toute une histoire sous ces vers, il la faisait déjà, il en était si content qu’il s’apprêtait à la dire à celui qui en était le héros.

Mais Philippe ne put résister à commencer par une critique de sources, sa vanité y était prise :

— Évidemment, vous avez lu Paul Géraldy…

— J’ai lu Toi et moi, mais en passant, seulement, ce sont d’autres poètes que je lis le plus souvent.

– La forme, la manière de Géraldy apparaissent tout de suite dans vos vers…

— Je pensais plutôt à Marceline Desbordes-Valmore, et je craignais de l’imiter de trop près…

Philippe était désarçonné, comme il lui arrivait chaque fois qu’il était contredit, plus encore, chaque fois qu’il n’était pas applaudi. Il ne pouvait parler, il ne pouvait penser que des phrases, des remarques qui fussent tout de suite des mots, que les murmures admiratifs de la salle accompagnaient d’une musique qui lui était nécessaire.

Il voulut se reprendre par la perspicacité, par l’analyse des dessous :

— Entre nous, vous me permettez de vous le dire, vous aimez une femme mariée, et c’est ce qui fait la délicatesse et la sensibilité de vos vers. Je la vois, une petite femme qui s’est donnée une fois et qui revint chez elle, toute craintive de son péché, et d’être surprise, aussi. Elle se fait mille peurs, et le mari pourtant est bien loin de tout ça. Il pense aux amis qu’il rejoindra ce soir, et, comme par feinte, songeant à son rendez-vous, elle se plaignait hier qu’il la laissât toujours seule, au lieu de penser à la trahison (s’il y a trahison) de sa femme, il cherche le prétexte pour sortir, sans soulever de querelles. Elle aime pourtant celui à qui elle s’est donnée, mais elle a si peur qu’elle ne sait plus…

Philippe aurait continué longtemps, si l’autre ne s’était mis à sourire…

— C’est ça, n’est-ce pas ? Je touche juste ?

— Très juste, mais je n’ai pas de maîtresse et je n’aime que ma femme…

On ne prendrait pas Philippe comme ça, qui saisit la perche.

— Vous allez me faire parler trop. Puisque vous le voulez, je vais mettre les points sur les i. C’est bien à votre femme que vous écrivez ces vers, et c’est par parabole que je vous donnais ma petite explication : vous ne l’avez pas compris ? Vous vouliez dire qu’en se refusant à vos ardeurs, votre femme vous faisait penser à une maîtresse qui se donne et puis ne se donne pas…

L’histoire était beaucoup plus simple. C’était des vers qu’un des amis du commis lui avait laissés, et c’est pourquoi, tout à l’heure, il cherchait tellement dans son carton. L’envie ne lui manquait pas de montrer ce que lui-même avait rimé, mais la timidité et aussi la peur de ce bohème et une fausse honte l’avaient empêché au dernier moment.

— Si vous le permettez, je vais passer ces vers à Pothier et je vais lui demander de les publier dans sa revue : je les juge assez bons et je suis sûr qu’il acceptera. Ainsi, vous verrez si j’ai deviné juste.

Philippe, à cet instant, prévoyait-il ce qu’il ferait de ces vers ? On aurait dit qu’un autre que lui préparait, par lui toujours, ses gaffes et ses tourments. Quelques heures plus tard, il rencontrait Pothier et, comme l’autre lui demandait un article, il lui avait laissé ces vers :

— Vous ne saviez pas que j’écrivais des vers aussi ?

Pothier, surpris, lui avait versé sur le champ un petit cachet, et Philippe l’en avait méprisé d’autant. Du reste, depuis quelques mois, Pothier changeait les phrases de ses articles, il ajoutait méchancetés sur méchancetés, il engueulait sous son nom les abbés et les autres qu’il n’osait viser directement, et les articles de Philippe avaient l’air de ces tapis de campagne, les catalognes de couleurs et de pièces bariolées qu’on étend sur les parquets jaunes, et c’était amusant que ce contraste du sans-gêne débraillé de Philippe et des ironies pincées et grammaticales de Pothier. Chaque fois, il disait à Philippe, en lui montrant le numéro fraîchement imprimé :

— J’ai ajouté ceci, j’ai changé cela : vous ne trouvez pas que cela exprime mieux votre pensée ?

C’était toujours au moment que Philippe désespérait d’avoir son cachet. Fâché au fond, il n’en saisissait pas moins l’occasion de demander les sous qu’il obtenait, et il repartait, ivre d’humiliation : il se vendait pour de la dôpe et n’avait jamais été fier vraiment que de son indépendance et d’être lui.

Cette fois, c’était plus grave, et, plus que toutes ses indélicatesses, il partit avec ce remords d’avoir volé le texte d’un autre. Ce qui augmentait sa confusion, c’est qu’il songeait au commis. Il fondait de honte, se voyant devant lui : Philippe paraissait tellement impuissant et vidé qu’il était obligé de prendre les poèmes des autres, des poèmes d’une forme qui n’était pas la sienne. Philippe était déshonoré.

Avant cette rencontre de Pothier, Philippe avait vu le Père Chartrand, visite qui le troubla beaucoup.

Dans un petit parloir pauvre, il avait essayé de mentir devant ce prêtre maladif, dont la barbe donnait l’apparence d’un bon vieux. Il se trouvait que le Père Chartrand ne vivait que de Dieu et que, paradoxalement pour l’ignorance de Philippe, il donnait toutes les apparences du scepticisme :

— Oui, l’Église, évidemment… le dogme, bien entendu… il faut distinguer, vous savez… parce que le Père Dubois interprète ainsi, ce ne veut pas dire… Loisy est condamné, mais… tous ne parleront peut-être pas comme moi… il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père…

Lorsque Philippe ayant voulu se confesser, le Père avait dit :

— Attendez, attendez…

Philippe qui, deux minutes auparavant, voulait se confesser sans foi, un peu il ne savait pourquoi, un peu pour flagorner le Père, un peu encore par goût des choses saintes, sans qu’il y eût conscience précise du sacrilège, maintenant, sans croire encore, Philippe se voyait damné :

Si je mourais sans m’être confessé, avec cette contrition très imparfaite, je serais damné…

Le Père Chartrand se mit à rire :

— Ce ne sont pas nos craintes qui font le jugement de Dieu. Et vous connaissez-vous bien ?

Alors Philippe avoua que, tout à l’heure, il avait menti, qu’il ne croyait pas, et il défila toute une vie de turpitudes…

Le Père lui fit signe de s’arrêter, un peu triste :

— Puisque vous avez faim, je vais aller vous chercher des sandwichs…

Et il partit en souriant de nouveau.

Lorsque Philippe, en sortant du couvent, jeta les sandwichs dans la rue, il éprouva un sentiment de sacrilège aussi vif que s’il eût profané une hostie.

Philippe aurait voulu revenir sur ses pas, dire au Père Chartrand qu’il était vraiment chrétien : « Je viens de voir un chrétien véritable, j’ai touché le christianisme de mes doigts, cela existe… » Il était si troublé qu’il en oubliait et la jaune et toutes ses démarches.

Un homme l’abordait. Ce n’était pas un voyou, l’air gouailleur cependant ; Philippe ne le connaissait pas :

— Je vois qu’on ne réussit pas à apitoyer ces profiteurs.

Sans doute, faisait-il allusion à la défroque minable de Philippe, qui ne s’était pas non plus rasé. Philippe n’eut pas le temps d’avoir honte et ce fut comme un autre que lui qui parlait, comme cela lui arrivait souvent :

— J’ai voulu savoir s’ils sont toujours les mêmes. J’ai confessé des petits péchés de rien du tout, et il m’a donné comme pénitence : « Vous direz dix fois, bonne sainte Anne, priez pour nous », et la dévotion à la bonne sainte Anne est une dévotion qui date de je ne sais combien de siècles après Jésus-Christ. Les bons Canayens n’y vont pas voir et ils déposent leurs béquilles en toute confiance aux sanctuaires de Sainte Anne, pendant que les bons Pères empochent…

— Vous l’avez dit !

Mais Philippe n’avait pas le goût à l’anticléricalisme, ce matin, et il quitta tout de suite ce fâcheux.

Maintenant, un abbé n’attendant pas l’autre, il pensait à voir M. Ducharme, ce curé à monographies qui le retenait si longtemps à lire sa prose ineffable, et, lorsque Philippe lui disait qu’il préférait lire seul lui-même, parce qu’il comprenait mieux, l’autre se penchait sur son épaule et suivait les lignes, en soufflant d’émotion vaniteuse : Philippe se proposait un essai sur la concupiscence du livre dans le clergé.

De plus en plus faible, Philippe marchait difficilement. Cette faiblesse commençait à l’inquiéter. Il fit un faux pas, et ce fut de l’épouvante. Si tôt, il ne pouvait sans doute entrer à l’hôpital ; Philippe n’en pensait pas moins à s’effondrer dans la rue, attendre que la police le conduisît à l’hôpital. Parce qu’il craignait qu’on l’amenât plutôt en prison, il attendit un peu.

Le souvenir de la prison lui faisait oublier son angoisse, et il se rappelait avec horreur le bruit des pas dans les galeries de fer, des portes qu’on ouvre, ces portes qui se referment sur une solitude étouffante, et cette nuit qu’on l’avait cueilli dans la rue, et son réveil là-bas.

Philippe ne pouvait quand même marcher longtemps ainsi. Une femme passait. Il fut pris de timidité et l’aborda quand même :

— Je suis malade, je n’ai pas le sou pour prendre le tram…

Il tremblait et elle tremblait : il eut quand même le ticket. Cependant, assis, dans son engourdissement, au bruit, au mouvement du tram, il se crut mieux un instant, il ne voulait plus de l’hôpital : ce serait aussi terrible que la prison. Était-il aussi sûr que le docteur lui donnerait de la jaune ? Mais pouvait-il vivre ainsi plus longuement ?

Non loin de l’hôpital, Philippe descendit, et choisit plutôt une gargote infâme. Sans manger, il attendrait là.

Dans la petite salle, il y avait des filles aux ongles faits, mais aux doigts sales, et leur fard semblait aussi une souillure. L’une était grise et tombait visiblement de sommeil. Des cultivateurs — il y avait un marché proche — s’abandonnaient au luxe d’un bacon and eggs et leurs gros doigts tachaient les énormes tranches de pain, spécialité de l’établissement. Philippe détournait les yeux de dégoût, lorsque ces gros gars portaient les tasses grossières à leurs bouches : ces dents jaunes, dont l’une était toujours cariée, l’écœuraient.

Le garçon eut pitié de lui : Philippe avait été un bon client, naguère :

— Malade de boisson, hein ? viens icitte…

Dans la petite cuisine, ce garçon charitable servit à Philippe un verre d’alcool pur, dont la saveur chaude le fit tousser et lui rappela le docteur Boulanger et la femme folle de son corps, le petit gars et la Française :

— Il faudra que j’écrive un roman russe, songea-t-il.

Après avoir promis au garçon qu’il reviendrait dans l’après-midi avec de l’argent (« C’est correct, c’est correct », faisait l’autre, sceptique), Philippe retourna à sa place. Engourdi, il avait peine à voir. Les passants qu’il distinguait par les vitres sales, aux lettres jaunes : Quick Lunch, 5 cents Hall, les voitures qui lui étaient les ombres d’une ancienne lecture. Le garçon revenait :

— Prends ça, ça va te remonter.

Philippe avait devant lui une assiette débordante de « stew », une sauce brune où nageaient carottes, bouts de navets, fragments de pommes de terre et d’une viande indistincte : il y toucha à peine. Les jambes molles, dans un bien-être précaire, il attendait sans douleur la fin de tout.

Un gros homme, veston carré, pantalon carré, chapeau carré — toutes les lignes arrivaient à quelque carré fantomatique — à pas lents, vint s’asseoir à la table de Philippe. De gros yeux, un front buté, une énorme moustache, et un dos rond rappelaient l’Allemand endormi devant son bock. Allemand, il l’était de langue, et ce Suisse, cuisinier quelque part, Philippe le rencontrait là assez souvent : l’homme lui lisait des chants d’un poème épique en bas-allemand qu’il avait consacré à Frédéric II, son rêve et sa marotte :

— Je vous le ferai publier en traduction dans les revues où j’ai mes entrées, lui avait dit un jour Philippe.

Le gros homme l’avait cru et, depuis lors, chaque fois qu’il en avait l’occasion, il se collait à Philippe, comme un gros toutou, qui veut se faire caresser la nuque.

— Bonjour, fit Philippe, qui parvint à se réveiller et qui voyait une dupe éventuelle, mes affaires vont changer de cours… J’ai rencontré, hier, Georges Duhamel…

L’autre ouvrait de grands yeux.

— Vous connaissez au moins le nom de Georges Duhamel ? Et Julien Benda ? Ce sont des écrivains français célèbres. Hier soir, Julien Benda donnait une conférence, et Georges Duhamel, qui voyage au Canada, préparant une suite aux Scènes de la vie future, qu’il appellera Scènes de la vie arrêtée au pays de Québec a assisté à l’interviou que j’ai prise à Benda. Duhamel est le directeur du Mercure de France et il a accepté de publier le roman que j’ai en manuscrit…

Philippe voyait déjà son livre Lodgings avec la mention, Éditions du Mercure de France, XXVI rue de Condé. Philippe était heureux, un instant, et un rayon de soleil vint se poser sur l’émail de la table, éclairant sa gloire.

Puis il retomba, comme une baudruche se désouffle. Il eut peur :

— J’ai peine à marcher, conduisez-moi à l’hôpital…

Au bras du gros homme, Philippe, par de petites rues qu’un reste de pudeur lui faisait choisir, et aussi la peur que sa démarche ne fît croire à de l’ivresse, Philippe se rendit à l’hôpital. Le docteur Dufresne descendait justement de son auto :

— Hospitalisez-moi, docteur, je n’en peux plus.

Le docteur sourit : il connaissait Philippe.

— Venez !

Philippe avait oublié le gros Suisse, qui les suivit tous deux. Voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, il dit :

— Je viendrai demain et je vous parlerai de Frédéric II.

Le docteur et Philippe suivaient un long couloir. Ils s’arrêtèrent devant une porte close :

— Je sais que vous ne resterez pas plus qu’un jour… Je vous laisse donc dans cette petite salle, où vous pourrez dormir quelque temps…

— Est-ce que j’aurai de la jaune ?

— Où vous croyez-vous ?

Philippe était désespéré, mais le docteur ajouta :

— Ne craignez rien… Je vais vous faire administrer une piqûre qui vous calmera…

— Je suis tellement nerveux…

— Je vous le promets, dans cinq minutes, vous serez au septième ciel…

Le docteur partait. Confiant maintenant, et désireux de savourer toutes les voluptés à la fois, Philippe demandait :

— Je n’ai rien à lire, vous n’auriez pas quelques revues médicales ?

— J’ai les derniers numéros de Candide et de Gringoire, ce sera plus gai…

Philippe entra dans cette salle, où il y avait six lits, six tables, et des fenêtres : il les examina, songeant à s’enfuir, après la piqûre. Mais si on le laissait là, seul, sans rien ? Philippe se rappelait ce jour affreux qu’il avait passé à un autre hôpital, un agent de police au pied de son lit et qui fumait la pipe : on l’avait ramassé, dans une pharmacie, au moment que, tout de suite, après avoir avalé sa drogue, il s’était effondré. Ce n’avait été qu’un jour d’angoisse et on l’avait laissé partir après vingt-quatre heures, sans l’inquiéter. Mais sa dôpe en avait été gâtée pour plusieurs jours, et c’était comme s’il fût revenu à son pays natal, se rétablissant malaisément avec les habitudes anciennes.

Une garde arrivait :

— Vous n’êtes pas couché ? Le docteur veut d’abord que vous vous couchiez… Je vais vous prendre une prise de sang.

– Le docteur ne vous a pas parlé de piqûre ? Vous savez, je suis un intime du docteur Dufresne…

— C’est la règle, une prise de sang, d’abord… Je reviens, mettez-vous au lit…

Philippe maintenant craignait qu’on ne le dévêtît de force, et il murmurait : « Je suis un homme libre, je suis un homme libre… » Il songeait à la séquestration et à l’habéas corpus. Il se mit quand même au lit : « Tout à l’heure, je partirai, ou je brise tout… »

La garde revenait avec la seringue et un petit plateau où il y avait un verre rempli d’un liquide incolore :

— Donnez votre bras…

— Vous ne me ferez pas mal, je suis douillet comme un enfant, les nerfs à fleur de peau…

Lorsque l’aiguille pénétra, il se recroquevilla sur lui-même, ses genoux tremblaient, et il regardait son sang qui montait dans la seringue :

— Je ne vous ai pas fait mal ? Ce n’est pas plus malin que ça… Tenez maintenant.

Elle lui présentait un verre.

— Qu’est-ce que vous me donnez ?

— Cela va vous calmer, vous allez voir…

C’était du chloral, il reconnaissait la saveur, lui semblait-il, et la garde lui en parut jolie, désirable. Philippe avait envie de froisser l’amidon de ce linge blanc, de l’embrasser.

— Dormez, maintenant…

— Le docteur ne vous a pas parlé de journaux français…

— Dormez d’abord…

Philippe se sentait sombrer délicieusement. Des images se heurtaient en lui, puis se confondaient. Il était heureux. Des images se levaient, dont il ne comprenait ni la source ni l’association. Un bruit de mouches bourdonnait à ses oreilles, et la rumeur du vent, d’une brise chaude dans les grandes herbes et le feuillage. Un parfum de bois, dans le bûcher, du bois frais, et puis l’odeur de ce petit édicule, derrière le hangar, et qui, dans cette chaleur, ne le dégoûtait pas. Il y avait surtout les mouches, les grosses mouches vertes sur le fumier.

La scène fait place à un après-midi d’hiver. Il revoit son ami, les chaussures trouées qui, sa femme à l’hôpital, allait conduire son jeune enfant de chez sa mère à la maison de sa belle-mère, et là ce drame grandguignolesque : la belle-sœur de son ami poursuit l’enfant avec un couteau de cuisine : « Ses yeux, ses yeux… », disait la folle, tombée dans une crise subite, et, alors Philippe avait imaginé que la belle-sœur qui avait aimé son ami, était devenue folle de jalousie, de se voir préférer sa sœur, et qu’elle voulait crever les yeux du petit qui lui rappelait trop le père.

Philippe se tournait dans son lit, dans l’horreur de ses yeux crevés à lui, et l’épouvante redoubla, lorsqu’il fut tenté, comme dans son enfance, de pincer ses propres yeux, d’en faire jaillir le cristallin.

Philippe se calmait un peu, il sonnait, et à la garde qui paraissait :

— Faites-moi venir des cigarettes, ce sera sur mon compte…

— Dormez, dormez…

La garde revenait pourtant :

— Voici mon paquet, il en reste trois, fumez- en une, et essayez de dormir ensuite… Et puis, voici un magazine…

Elle le bordait et elle disparaissait.

Se levant, Philippe prit son bloc-notes et essaya d’écrire. Il voulait faire le portrait du docteur Dufresne, un portrait qu’il donnerait à une revue pieuse, en changeant les noms, et il écrivait à peu près, d’une traite et d’un griffonnage incompréhensible :

« On a cessé de porter l’habit du grand-frère pour endosser ses principes. Je pense à ces jeunes vieux qui courent les rues, la bouche pleine des théories de ces barbons. Nous sommes d’un drôle de pays, les doctrinaires ne portent pas encore de favoris, ils ont encore culottes courtes… »

Philippe s’apercevait qu’il prenait un chemin détourné pour parler du docteur Dufresne, mais quand il voulait se venger de quelqu’un, il voulait se venger de tout le monde à la fois, et son indignation en devenait incompréhensible, comme d’un homme en colère qui bredouille :

« Où le respect paternel va-t-il se nicher ? Le respect paternel ! Tout s’explique : il a appelé son premier-né Sarto, et le dernier, ce sera Verdier… »

Philippe voyait la suite de ses idées : les autres comprendraient-ils ? Tant pis ? il continuait :

« Un pays a les incrédules qu’il mérite… »

( « Tiens ! » se disait Philippe, « si je jouais la farce de la conversion » )

« Un pays a les incrédules qu’il mérite. En marchant, je cause souvent avec le docteur Dufresne… »

( « Je changerai son nom, plus tard… » )

« Je veux dire que je cause avec son ombre. Je discute, je me fâche, mais je suis toujours fin, parce que le docteur Dufresne est toujours bête. Je me fâche, parce que son sourire m’exaspère… »

Il ne savait pourquoi, Philippe décida de faire du docteur Dufresne un défroqué français :

« En France, il a porté la robe quelque temps, et, laissant la foi, il a gardé le sourire de suffisance ecclésiastique…

(Dans ma revue, il faudra faire passer cette petite rosserie : me croyant converti, ils n’y verront que de l’ardeur espiègle…)

« Parce qu’il a quitté la petite église, il se vante d’être de la Grande, avec une onction qui rend sa moustache postiche. Chaque fois qu’il me parle de femme, j’ai l’impression qu’il retrousse sa soutane, et ses mollets sont obscènes. C’est pourquoi sans doute la lecture de saint Jean de la Croix lui a tourné la tête. Il se dit sans illusion : c’est la grosse réalité que j’ai vue à son bras qui lui cache toutes les autres. Il ne croit pas au diable, mais le docteur Duchesne est un possédé, possédé par la chair… »

Philippe s’arrêtait, souriant : il avait bien de l’esprit ! Et puis, d’une pierre, il faisait deux coups, il se moquait des propriétaires de sa revue pieuse (au fait, il pourrait vendre ça ailleurs aussi, avec le même effet : on est si vite scandalisé dans ce beau pays catholique…) et il engueulait le docteur Dufresne qui était bon pour lui…

Pourtant, Philippe n’était pas méchant, mais sa timidité n’avait trouvé pour briller que le biais de la méchanceté, et Pothier l’avait beaucoup aidé à s’enfoncer dans ce travers. Aussi bien la méchanceté, c’était maintenant sa spécialité, et sa seule source d’argent.

Philippe hésita un moment à continuer : Dufresne va se reconnaître, songeait-il, et il avait un jour manifesté sa bonté par un de ces petits gestes qui touchaient Philippe.

Dufresne avait invité Philippe à dîner. La grosse poule, concubine du docteur, était là et ils avaient mangé de grillades de porc. C’était plus fort que Philippe, ces grillades le poussaient à continuer son article :

« Quand je mangeais chez lui, j’étais sûr qu’il n’avait pas assez des observances chrétiennes, il voulait aussi pécher contre la religion juive, en mangeant du cochon. Les incrédules sont souvent des paresseux qui ont pris tout de suite leur retraite : lui, dès qu’il est devenu incrédule, a voulu recommencer sa vie… »

Philippe se laissait aller à sa pente, il inventait : Dufresne n’avait jamais été croyant et il s’était marié tôt : Philippe continuait quand même à mentir, parce qu’il se plaisait à voir en Dufresne le défroqué qu’il aurait pu être :

« Par malheur, il a épousé une vieille femme qui lui dit encore : « Docteur », devant la visite. »

Philippe eut honte, d’autant qu’il n’aimait pas à flatter les catholiques, toujours heureux de voir la sensualité présider aux incroyances ; tant pis ! il leur en donnerait pour leur argent :

« Quand elle dit : docteur ! je traduis, devant cette calvitie, tonsure déguisée : M. l’abbé. Il avait cherché la sensualité chez les mystiques et, pour sa pénitence, il est tombé sur une grosse femme, dont la poitrine me fait penser, je ne sais pourquoi, à un ministre protestant… »

Où Philippe prenait-il cela ? Il avait déjà parlé de Bremond avec Dufresne, et celui-ci n’avait que souri, et voilà qu’il faisait du docteur un lecteur de mystiques. Philippe s’amusait, remarquant que c’est toujours par des traits pareils qu’on découvre les romans à clefs et qu’on dit de ces mensonges plus ou moins logiques : comme c’est vrai !

« Ses yeux luisent de désir, et, quand il fume son cigare, il glisse une grivoiserie, mais ça fait drôle dans sa bouche et ce serait plus naturel pour lui de parler de scatologie et d’étaler cléricalement son fumier rabelaisien… »

Philippe lui-même glissait à l’anticléricalisme et il s’interrompit pour songer à un autre article qu’il donnerait à Pothier sur le goût des moines pour le mot cru : ce serait une de ses attaques sans risques comme les aimait Pothier et que ce dernier lui paierait d’un bon cachet. Il voulut quand même terminer son article pieux :

« Le docteur s’entend à ses affaires, et je songe que le jansénisme est père de l’utilitarisme religieux, comme le puritanisme des marchands américains et de mon docteur est sévère pour leur caisse aussi bien que pour leur femme. Et ils sont toujours savants : le docteur me dit souvent, avec un sourire connaisseur, que la théologie a été expurgée à l’usage des séminaristes. Un petit rire sec qui fait grincer son râtelier : les défroqués ont toujours un râtelier, et cela fait drôle, comme s’ils voulaient s’ébattre à des exercices faunesques, ceux-là dont rêvent les chastes vieux garçons. Il n’enlève qu’un ou deux préceptes de morale, comme un gros homme décroche deux crans de sa ceinture, devant un bon repas. Ces incrédules croient qu’ils ne croient pas : si on leur pinçait le nez, il en sortirait de l’eau bénite… c’est parce qu’il avait faim, toutes les faims, que le docteur est sorti du séminaire. S’il savait que, les plaisirs du doute, l’Église les laisse à ses fidèles sous une forme assimilable… »

Philippe était content de lui, et il s’étendait voluptueusement dans son bien-être. C’est à peine, s’il eut le courage de formuler une dernière pointe :

« Le docteur parle toujours de l’amour chez la bête : s’il se contentait, comme les bêtes, de faire l’amour en saison… »

Philippe commençait à sommeiller, il commençait donc, dans une demi-conscience, à se demander s’il n’entrait pas en dépression et s’il ne lui faudrait chercher de nouveaux trucs. Le docteur Dufresne entra. Philippe leva la tête, brusquement :

— Chut ! dormez, je ne vous dérange pas, ce sont les journaux que je vous apporte, en passant.

— Je ne dors pas, je ne dors pas… Je suis même trop éveillé et…

— Un peu de patience, on ne peut renouveler les doses à chaque instant.

Il regardait les feuillets épars sur la petite table :

— C’est bon signe, vous avez écrit…

Le docteur lisait déjà, et une sueur froide coulait sur le dos de Philippe : il était découvert…

— Et c’est gentil, ça, vous parlez de moi :

« Le docteur Dufresne est tellement religieux que la religion ne lui suffisait pas. Il y a des hommes comme ça, et, lorsqu’ils s’entichent d’une science, on dirait qu’ils vont à la messe. Le vrai philosophe… »

Philippe rougissait :

— Ce n’est pas vous…

— « Le vrai philosophe doit toujours s’étonner. Dufresne dit qu’il a tout vu. Mais quoi encore ? » Ouais, ouais, vous êtes gentil…

— Mais je vous dis que ce n’est pas vous…

— Il me demandait : « Si vous étiez né ailleurs, seriez-vous catholique ? » Je lui répondis : « D’abord, qui vous dit que je suis catholique, et puis, seriez-vous incrédule, vous ?… Mais sa grosse poule… » Dites donc, vous, vous n’êtes pas trop poli pour nos femmes…

— Vous voyez bien que ce n’est pas vous : madame Dufresne n’est pas grosse…

Philippe avalait mal sa salive, et toute sa dépression lui revint à la fois. Il tremblait : il se mettrait toujours dans ces mauvais draps…

— C’est la langue, c’est la plume qui a fourché, ce n’est pas Dufresne que je voulais écrire, c’est Duchesne, votre confrère Duchesne.

Duchesne n’est pas incroyant. On ne voit que lui à l’église…

— Justement, on le voit trop…

Content de son mensonge, Philippe entama une diatribe sur les catholiques. C’était une charge contre ces hypocrites, dont il voulait montrer qu’ils étaient en vérité des incroyants, que, prétendait-il, il avait écrit : ce nom de Duchesne serait changé en pseudonyme ou en initiales pour la publication, mais on verrait bien de qui il s’agissait. Philippe en avait assez de ces farceurs :

— Je lisais, il n’y a pas longtemps, une phrase de Lacordaire : « Qu’est-ce qu’une famille, sinon le plus admirable des gouvernements ? » Connaissez-vous rien de plus sot, de plus tartufe ! Quand il y a un gouvernement dans une famille, surtout une famille chrétienne, c’est la plus odieuse des tyrannies, c’est le règne du bon plaisir du paterfamilias… Et leur idée de la justice. Ils défendent la justice humaine, les condamnations à mort, au bagne, sans faire d’examen sérieux sur la responsabilité de l’individu…

— Il y a des médecins qui témoignent…

— Peuvent-ils, sans avoir tous les éléments dans leurs mains, savoir si un homme a bien voulu tuer, voler ? Le catéchisme dit qu’il faut un consentement libre et la pleine connaissance de sa faute pour commettre un péché mortel, et l’on condamne à mort, au bagne, lorsque le pauvre diable a fait un geste brusque, une action folle, poussé par telle circonstance…

— Si on ne faisait pas d’exemples, on serait à la merci d’un coup de feu, dans la rue, d’innombrables pickpockets

— Et vous traitez l’ivrognerie, docteur, et vous traitez les diverses intoxications ! Vous traitez leur système nerveux délabré par l’ivrognerie, et s’ils sont ivrognes justement parce qu’ils ont d’abord le système nerveux délabré ?…

— Allez dire ça à votre confesseur…

Le docteur sourit finement, bien entendu.

— Je rappellerais à mon confesseur le cas de cet abbé que je voyais souvent dans mon enfance, saint homme de prêtre. Seulement, il était dyspeptique, et il commença à boire du cognac, paradoxalement, pour calmer ses brûlements d’estomac. On a été obligé de l’interner dans je ne sais quelle Trappe…

— Votre abbé n’était pas un assassin ni un voleur.

— A-t-on jamais sérieusement fait l’examen d’un assassin et d’un voleur, sans idées préconçues et sans que le médecin songe au bien de la société à laquelle son conservatisme appartient ? Je ne suis pas ce qu’on appelle un bandit, mais j’ai commis des indélicatesses (Philippe se rappelait singulièrement l’histoire de la serviette et il va de soi qu’il parlait ainsi pour calmer son remords inconscient et parce qu’il projetait au fond de lui-même quelque tapage ; aussi bien Philippe était tellement bourgeois qu’une fois qu’il ne l’était plus, il voulait que tous fussent aussi bas que lui), j’ai commis pas mal de turpitudes, sans en vouloir aucune vraiment, si ce n’est celles que j’ai perpétrées…

Il souriait lui-même à ce mot solennel.

— Celles que j’ai perpétrées et fort légalement dans l’exercice de ma profession. Je n’ai jamais reçu plus que vingt-cinq dollars pour mes articles, dont l’un me coûta dix jours de travail, avec des recherches préliminaires de trois mois, et j’ai déjà touché quinze cents dollars pour trois heures de travail, que n’importe quel comptable aurait pu faire.

Le docteur riait :

— Injustices et exploitations…

— Le mot est gros, mais il va bien avec ceux qui ont changé le règne des seigneurs en celui des « cours classiques » et des « professionnels », comme le tiers-état, en 89, a remplacé la noblesse : le gouvernement des avocats et des marchands vaut celui des comtes et des rois, pas plus…

Le pédantisme de Philippe revenait et il en aurait oublié sa dôpe :

— C’est parce que vous avez les nerfs d’un cours classique et le tempérament peureux d’un professionnel, que je vais vous donner une piqûre moi-même, qui va vous envoyer au nirvana des notaires…

Le docteur piqua Philippe, qui dormit deux bonnes heures.

Philippe se réveilla au milieu de l’après-midi. Tout était silencieux. Il y avait un cabaret sur sa table, avec des blancs-mangers, des laitages, du pain, et de la confiture. À côté, un verre, avec du chloral, que Philippe avala d’un trait. Ensuite, en quelques bouchées, parce qu’il avait faim, il eut tout mangé. Philippe était remis, et il allait profiter du silence pour s’esquiver. Vite habillé, il surveillait le corridor, lorsque parut, au fond du couloir, l’un des aumôniers de l’hôpital. Un prêtre, cela était moins dangereux, et « cela pourrait servir ». Du reste, Philippe en ce moment n’avait plus peur de rien.

Au surplus, Philippe le reconnut : il était le fils d’un des camarades de son père :

M. l’abbé Gentile, n’est-ce pas ?

— Et, toi, Philippe, je te reconnais, qu’est-ce que tu fais ici ! On te laisse pas mourir de faim.

L’abbé regardait le cabaret, et il semblait à Philippe qu’il avait les yeux aguichés par les reliefs…

— Moi aussi, j’ai bien mangé. J’ai dîné chez papa, et le père aime toujours les bonnes nourritures, les bons vins… Mais, ma grande conscience ! on te donne du fort, à toi…

Il approchait les narines du verre :

— Qu’est-ce que ça, de la boisson ou des drogues ? Je sais que tu en prends…

— C’est du chloral…

— Comme Toupin.

C’était comme un mot de passe entre Philippe et l’abbé, Toupin, un pharmacien qui s’était ruiné pour une gonzesse quelconque — il le voyait avec la femme maigre, toujours un petit chien qui les suivait — puis, commis dans son ancien magasin, il avait commencé par user de suppositoires d’opium, pour oublier sa dyspepsie, les scènes de sa maîtresse et sa ruine. Il avait fini par le chloral, dont une trop forte dose l’avait emporté. Philippe avait accompagné l’abbé que la femme avait appelé, lorsque le pharmacien était mort, et il se souvenait du recul de ce prêtre devant la mauvaise femme : « il est mort, je n’ai pas d’affaires avec vous, maintenant… »

De souvenirs en souvenirs, Philippe finit par obtenir de l’abbé quelques dollars :

— Tu vas me promettre de me donner ton livre, quand il sera publié, avec une belle dédicace. Si tu me trompes, t’auras plus jamais rien de moi.

Philippe le laissa partir, et cinq minutes après, il avait quitté l’hôpital, passant par l’escalier de sauvetage, « comment dit-on ça en français ? » se demandait-il, comme un leitmotiv, tout le temps de la descente, le cœur battant de frousse. C’était presque une évasion !

La première chose qu’il fit, ce fut de se munir de jaune, mais il avait décidé d’être sage, et il attendit de s’être trouvé une chambre, avant d’en boire, se contentant de bocks à la taverne, en attendant.

Il alla d’abord à la poste restante, où l’attendaient parfois des chèques en réponse à ses demandes d’argent, sous différents prétextes, à celui-ci ou à celui-là.

Cette fois, il trouva un « gros chèque : un personnage huppé à qui Philippe avait fait des compliments romantiques avait eu pitié du parasite. Il décida donc d’aller écrire dans une retraite, la moins voyante et la plus ignorée qu’il se pût. À deux pas de l’hôpital, il avait vu une affiche et le quartier convenait à Philippe, qui le rapprochait des bibliothèques. Il aurait matière à observation chez des humbles, à mi-côte, entre la prostitution, la pègre et la petite bourgeoisie besogneuse.

Comme il était riche, avant de louer sa chambre, Philippe alla chez le Juif décrocher ce qu’il avait mis en gage, une vieille serviette qui débordait et un manteau burlesque, qui lui descendait sur les talons, vêtement à longs poils, fourrure d’un animal invraisemblable (d’autant que ce n’était que l’automne et qu’on ne portait encore que de légers manteaux : ce manteau avait servi de cachet à un ami besogneux pour qui Philippe écrivait de vagues articles de chantage : une feuille de chou que l’autre rédigeait pour avoir ses entrées et la boisson à l’œil dans les clubs de son parti…)


LE SEUIL D’UNE SAISON EN ENFER

C’était un trou, avec des restes insolites. Il y avait au rez-de-chaussée la salle à manger de la patronne, et des meubles qui se touchaient, tant ils étaient nombreux et lourds et cossus. Non seulement parce que la pièce donnait sur une cour étroite et les murs d’autres maisons (un arbre maigre au milieu, sur le gravats, et qu’on ne voyait que les beaux midis, avec la surprise d’une verdure foncée encore vivante), la salle à manger restait obscure aussi, parce que les stores étaient toujours baissés sur ces richesses respectables. On entrevoyait un immense dressoir, à moins que ce ne fût un buffet, surchargé comme un tram-boat, les escales d’aubaines. Ce meuble penchait sur une patte, enfonçant dans le parquet qui s’abaissait de ce côté, et l’on craignait qu’il ne s’écroulât avec sa vaisselle, ses fruits de cire, ses verres verdâtres, et la glace noire au tain écaillé qu’on voyait luire par instants. Il y avait une suspension qui touchait presque la table couverte d’un lourd tapis et de maints coffrets, chandeliers, bougeoirs, plateaux et corbeilles : le plafond était si bas qu’on croyait que le parquet, qui, par une marche, surplombait le couloir, s’affaissait en même temps, pour garder les distances.

Du reste, dans cette maison, dès l’entrée, tout était obscur, et cela ressemblait à un lupanar désaffecté, malgré l’absence de lumières roses et rouges, si bien que, la première fois qu’il y jeta un regard, Philippe se souvint, par associations d’images, à cette grue qui avait, dans « le temps des Fêtes » une crèche dans sa chambre et aussi à ce sous-sol aux meubles branlants où, avec Dufort, il avait eu tellement peur un dimanche d’hiver : la grue était une métisse japonaise ou chinoise et, dans la chambre, il entendait des coups frappés avec force, si bien qu’il sortit et vit un homme avec une hache :

— Pis ensuite, je fends mon bois, cette affaire, avait dit le souteneur au peureux.

Cependant, si l’on parvenait à la cuisine de cette maison, on écarquillait les yeux : devant la porte, une grande fenêtre qui s’ouvrait sur une ruelle, avec toute la ville au fond. Dans les chambres du deuxième étage aussi, qui plongeaient sur les cours de l’hôpital, il y avait du soleil à profusion, les jours que le soleil, cet automne, montrait un nez anachronique parmi ces vieilleries ; le premier avait le parquet lumineux alors et le reste dans l’ombre, parce que les murs l’obscurcissaient à mi-corps.

Ce fut une grosse courte qui ouvrit et lui « fit ses conditions ». Devant Philippe, elle eut d’abord un regard de dédain. Il n’avait pour tout bagage que la vieille serviette, le manteau poilu et un béret qu’il venait de tirer d’une poche et qu’il avait enfoncé sur sa tête jusqu’aux oreilles. Tout à l’heure, dans les cabinets du bureau de poste, se rasant avec une lame ébréchée, il s’était fait de longues balafres sur les joues.

— C’est payable d’avance, et on ne reçoit pas d’ivrognes ni de mauvaises femmes.

En guise de références, Philippe, alors, tira la lettre de son mécène, la lettre qui avait accompagné le chèque, ce qui changea l’air de la bonne femme.

— Dans ce cas, je vas vous donner le 7. Vous serez tranquille : à côté, j’ai un Français qui a porté la robe, puis un docteur…

Les voisins attiraient déjà Philippe, qui était sûr maintenant d’employer ses bloc-notes.

La chambre, couverte d’un papier jaunâtre et maculé de taches, était froide à l’œil, avec son lit à courtepointe jaune aussi, et ses deux calendriers, dont l’un était religieux : un immense saint Joseph, avec ses rayons, qui faisait tout de suite penser à quelque statue de la Liberté, qui veillait non pas sur le port de New-York, mais sur ce havre à punaises. La logeuse avait dit en effet :

— On n’a jamais eu de punaises, excepté quand des chambreurs qu’on avait pris sans prendre de références en ont emporté… Vous voyez, j’ai mis de l’huile à lampe en tout cas.

Au fait, Philippe se demandait ce que ça sentait : c’était le pétrole à punaise mêlé au relent d’une pauvre friture.

— Il y a aussi un petit poêle à gaz.

Elle montrait le réchaud sur le chiffonnier.

— Il est disconnecté : si vous voulez vous en servir pour votre café, je charge une piastre d’avance.

Philippe s’installa, posant sa serviette dans un coin, examinant tiroirs et placards, jusque sous le lit de fer. Puis il ouvrit la fenêtre, qui donnait juste sur la rue, et il regardait les paquets de vêtements minables qui circulaient sous les deux arbres du trottoir, à droite. Un quartier pauvre, qui suintait le vice et la misère, avec, à tout instant, l’appel sinistre (il y a peut-être une poésie banale dans ce son, se disait Philippe), cet appel de la voiture d’ambulance qui entrait ou sortait de l’hôpital, d’où parvenaient des bouffées de phénol.

Philippe s’attristait, ce qui lui fit avaler quelques gorgées de jaune. Il se rappelait des pauvres scènes. D’abord les promenades qu’il faisait, dans son enfance, avec un camarade commun. Philippe, lorsqu’il allait le reconduire dans une rue minable, le plaignait toujours d’habiter un tel quartier. Cependant, entre deux pâtés de maisons, il y avait une sorte de vieux cottage, débris d’un autre âge, avant le lotissement de ces quartiers ouvriers, et celui qui plaignait orgueilleusement la pauvreté de l’autre, rêvait d’habiter même cette maison, parce qu’elle était isolée : c’était une manière de noblesse que d’habiter un cottage, comme on disait. Ce Gosselin l’avait invité chez lui un jour, pour « rendre ses politesses ». Ils avaient mangé dans la salle, et la mère, pour la circonstance, s’était plâtré les joues de rouge, d’une façon qui faisait presque pouffer Philippe. Plus tard, Gosselin était tombé malade, il était devenu invalide, et, comme celui-ci le grondait amicalement de ne pas prendre ses études au sérieux, il lui avait répondu :

— Tu vis bien aux dépens de ta mère.

Or ce pauvre garçon, qui avait peur de la mort, savait qu’il mourrait et Philippe avait appris plus tard, qu’il acceptait, qu’il s’offrait, et c’était assez pour que Philippe, dans cette chambre, se jugeât écœurant.

Il fit un tour dans le couloir, et la voix aigre de la patronne lui parvenait de deux minutes en deux minutes. C’était presque chronométré. Sans doute quelqu’un entrait dans la cuisine, refermait la porte, disait quelques mots et revenait ; Philippe l’observa peu à peu, la patronne avait voulu se faire un chez-elle dans cette maison de passants, et elle y avait comme une cellule, tantôt la salle à manger, le plus souvent la cuisine, toujours fermées aussitôt sur les gens qui y entraient, tel le cabinet d’un médecin. Cependant, comme sa voix criarde était aiguë, Philippe put tout de suite, entre deux visites qu’elle accueillait et congédiait, attraper des bouts de phrases qu’il notait et qui sont typiques de la Maureault :

— Il est difficile, il mange pas de n’importe quoi.

— C’est beau, l’argent.

— Elle est pas instruite, elle fait des fautes d’orthographe.

Il faut dire que, deux ans, la Maureault avait été novice chez les sœurs, et qu’elle avait la plus belle main d’écriture.

— Moi, ça m’intéressait pas, les hommes.

C’était une des phrases qu’elle répétait le plus souvent, avec un froncement de ses gros sourcils touffus, et en faisant une sorte de moue hideuse qui mettait en évidence la touffe de poils qu’elle avait sur la joue gauche. En même temps, elle lançait un regard de travers :

— Je vous dis que c’est comme ça, je le sais. Le ton était péremptoire et l’on sentait qu’elle gouvernait ses idées et celles des autres avec l’autorité qu’elle manifestait dans sa maison de chambres, le balai ou le torchon à la main. Ce refuge de ratés et de loques était mené comme un couvent, et, à dix heures et demie, elle venait vérifier si on avait éteint dans sa chambre. Il n’y en avait que deux qui pussent s’éclairer plus tard, à cause d’un supplément qu’ils payaient. Cependant la Maureault ne pouvait s’empêcher de leur crier à travers la porte :

— C’est votre affaire, si vous voulez veiller, c’est vous qui payez, mais vous m’empêcherez pas de dire que la nuit, c’est pas fait pour veiller.

La première fois que Philippe entendit ces sentences, comme toujours sa dôpe lui suggéra des souvenirs, souvenirs d’horreur.

Étendu dans un garni pire que celui-là, il s’était réveillé la nuit, la gorge sèche, pour boire à sa bouteille de vin aux trois quarts vide. La chambre n’était close que par des légères cloisons qui n’arrivaient pas au plafond. Les voix lui parvenaient, une querelle, avec des gros mots dont il ne percevait que deux sur trois. Philippe se demandait si dans la nuit une femme se refusait à un ivrogne ou si le patron, un gros homme, dont la maîtresse était la plus affreuse maritorne qu’il eût vue, allait la battre. Des voix qui, dans l’ombre et le silence, avaient l’atroce du mélodrame.

Ou l’autre nuit qu’il avait demandé l’hospitalité d’un refuge religieux et que, faute de place, on l’avait fait coucher sur des chaises, dans un parloir minuscule. Il y avait des éclats de voix et des rires, des paroles d’un accent bizarre qui avaient, dans son ivresse, transporté Philippe dans le monde de la dispersion des langues, où il étouffait. Le matin, il avait su que c’étaient les boulangers qui passaient ainsi la nuit et il avait quitté tout de suite le refuge, dégoûté de la charité publique : l’absence de beurre aux repas, et de sucre avait beaucoup étonné ce naïf, aussi, comme ce jour qu’il alla quêter dans un établissement semblable, par expérience, disait-il, et où on lui avait remis des biscuits cassés, dont le goût approchait de l’odeur du poil de chien mouillé. Philippe n’était décidément pas fait pour cette vie de mendigot.

La Maureault disait encore :

— Je tiens propre ma maison, pour éviter les maladies.

À toute heure, elle arrivait dans les chambres :

— J’ai oublié un petit coin : c’est pas surprenant, j’ai tant à faire, puis les hommes sont si malpropres. Des cochons.

Et elle frottait derrière le lit, à exaspérer un ange. Elle montait sur une chaise, décrochait le calendrier et passait son linge derrière.

— C’est péché, jeter des choux gras.

Toujours ce qu’elle disait, lorsque, le lundi et le mercredi, elle venait vider les paniers. Alors, elle avait deux poubelles, qu’elle transportait l’une après l’autre, la première, moins lourde pour les déchets définitifs, pelures d’orange, mégots, cendres de cigarettes :

— Vous fumez trop, mon Français fume jamais, lui. Jamais malade, aussi.

La deuxième poubelle, c’était pour les lacets, « qui peuvent faire encore », des revues, des imprimés :

— Il y en a qui ont rien à lire.

Elle ramassait les vieilles lames de rasoir :

— Ça coupe si bien les étoffes : pourquoi jeter ça ?

Chaque fois qu’on avait un petit ennui :

— Ah ! s’ils m’avaient pas.

Et, la porte s’ouvrant ou se fermant, Philippe entendait, ces jours de sa saison en enfer (ce fut une saison dans un enfer mesquin que son séjour chez la Maureault) il entendait la maritorne :

— Moi, je veux pas avoir besoin des autres… Je vous dis que c’est pas ni ci ni ça, il faut que cette porte soit fermée… Moi, je suis pas plus scrupuleuse qu’une autre, mais…

Elle n’était pas scrupuleuse, mais un jour qu’elle avait vu sur le lit de Philippe des journaux français, elle avait rougi jusqu’à ses tempes qui perdaient leurs cheveux :

— Vous avez pas honte !

C’était quelque dessin court vêtu.

— C’est pas mon affaire, mais je voudrais pas que vous laisseriez traîner des affaires pareilles.

Philippe l’entendit encore longtemps, cette voix, monter par l’escalier :

— Ils m’ont bien fait payer : il va payer, à cette heure.

Cette pieuse logeuse tenait à ses droits, et, lorsque, par exemple, elle recevait quelque inspecteur de la ville, c’est alors qu’elle était dans sa gloire. Sa grosse personne barrait le vestibule. Elle avait fermé la porte derrière elle, comme pour s’éviter la tentation du recul, et elle affrontait l’ennemi, l’œil droit, et toute tendue. Non pas qu’elle fût insensible à tout argument. Elle disait souvent en effet de n’importe quelle chose difficile :

— Bien sûr que j’accepterais de faire ça pour de l’argent.

Une de ces nombreuses mortifications, l’ascétisme de la cenne.

Ce qui ne l’empêchait de dire aussi :

— Pensez-vous que je fais ça pour mon plaisir ?

On pourrait difficilement écrire une biographie exacte de la Maureault, veuve d’un mari « qui avait été à l’aise et qui l’avait laissée dans le chemin, pourtant » : « Si, comme il y en a, j’avais pas eu de courage… » Elle avait été sœur, pendant quelque temps, aussi, et, maintenant, elle tenait une pauvre pension bourgeoise. C’est tout ce que l’on savait d’elle, ainsi que sa piété, ses messes matinales, ses chapelets et ses recettes pieuses. Par les mots que l’on pouvait cueillir d’elle, elle faisait quand même son portrait, et fort vivant :

— Je suis pas jalouse, mais je tiens…

Non, elle n’était jalouse de personne, mais l’effet en restait le même. L’on songe à ces capitalistes pieux, « les hommes d’affaires qui nous font honneur » et qui ne sont pas avares mais tiennent à leur argent pour distribuer leurs charités à leur guise et comme ils l’entendent : l’effet est aussi le même. La Maureault avait les conceptions sociales de ces industriels pieux :

— Avec quinze piastres, il peut pas se plaindre… Qu’il s’arrange.

Philippe songeait que si la Maureault avait fait de la critique littéraire, comme certains imbéciles, elle aurait rechigné devant une scène qui aurait manqué d’idéal.

On ne lui faisait pas dire ce qu’elle voulait :

— J’ai bien le droit de rire, si j’en ai envie.

Il y avait pour la Maureault un règlement de l’année que rien ne pouvait changer :

— Maladie ou pas maladie, c’est la Toussaint dans quinze jours, il faut que je fasse mon grand ménage.

Certains jours, Philippe se risquait à la critiquer sur le détail :

— Vous pouvez tout de même pas faire ma soupe.

Elle disait de je ne sais quel ménage :

— Il est bon pour elle : il lui donne de l’argent.

L’argent était pour elle, comme pour la plupart de ses coreligionnaires, synonyme de moralité :

— Je veux pas devoir.

Elle tenait aux bibelots les plus invraisemblables, et si quelqu’un entrait dans la salle à manger, pièce sacrée, et qu’il s’avisât de toucher au moindre brimborion, elle pensait tout de suite qu’il voulait l’emporter :

— Je peux pas donner ça, vous savez bien que je peux pas donner ça.

Quand le fameux inspecteur de la ville, qu’elle recevait si bien, se montrait à la porte, elle disait toujours, comme pour conjurer le sort :

— La loi, c’est pas pour nous autres.

Chaque semaine, la Maureault faisait la charité à un jeune ménage, des cousins, dont l’homme était toujours malade et « sans place ». Elle leur portait les fonds de panier de ses chambreurs :

— Si je les faisais pas vivre, qui est-ce qui s’en occuperait ?

Elle se rendait témoignage de son bon cœur.

Et, si, alors, comme elle était sur le point de partir, on allait lui demander quoi que ce fut elle bougonnait :

— Je peux pas toujours rester à la maison.

Ses sorties — l’église, le marché pas loin et ces visites aux cousins de la rue Wolfe — c’était son exotisme, ses voyages et sa poésie, avec sa salle à manger.


LE DOCTEUR

Philippe s’étendait dans le lit douteux de la Maureault, lorsqu’il entendit frapper à la porte. On le relançait jusque-là. Une crainte le prit au ventre : on l’arracherait de là, on l’enverrait dans quelque sanatorium.

Ce ne fut qu’une grosse tête grise, une barbe d’une semaine qui parut :

— Aussi bien me présenter moi-même, puisque nous allons vivre ensemble… Docteur Marquette…

— Bonjour, docteur.

Le docteur Marquette, sans plus de façons, entrait dans la chambre…

— Dieu qu’il fait chaud chez vous… Rabelais dirait que vous êtes brouillé avec l’air substentifique

Et le docteur, sans demander la permission, ouvrit toutes grandes les fenêtres :

— On ne boirait pas dans le verre d’un autre, mais on respire l’air sale…

Le docteur souriait, d’un sourire péremptoire :

— Je suis grondeur, mais je suis gai, vous savez. C’est parce que Molière était triste qu’il se moquait des médecins ; Rabelais était médecin, et il était gai… Vous connaissez Rabelais ? Picrochole, Jean des Entommeures, le torche-cul !

Le docteur s’installait. Assis sur l’unique chaise, il tirait sa pipe et la bourrait :

— Voulez-vous du bon tabac canadien… Je le fais venir de Saint-Jacques… Vous appréciez l’arôme ?

Il tirait de longues bouffées qui chassaient l’odeur de pétrole dans la chambre.

— Où est le crachoir I Ah ! je vois que la Maureault l’a emporté… Elle est toujours comme ça : pas de saleté ! C’est une religion pour elle. Cette femme jaune aime mieux laver le plancher que son intestin.

Le docteur Marquette montrait un mufle hideux. Boursouflé de partout, avec des marbrures rouges, on aurait dit qu’il avait une fluxion sur les deux joues, avec un mal d’oreille et une ophtalmie purulente : on était surpris de ne pas apercevoir de pus sur cette face. À l’aise, très à l’aise, ce visage ne cessait de sourire dans ses poils et ses couleurs.

— Je vois que vous n’êtes pas installé… Passons plutôt dans ma chambre.

Philippe se leva ; il ne pouvait refuser, et ce lui serait une distraction. Cependant, ils étaient sur le seuil, qu’il dit au docteur :

— Attendez-moi, je vous rejoins. J’ai oublié quelque chose.

Ce qu’il avait oublié, c’était, sous l’oreiller, sa bouteille de jaune qu’il goba d’une traite : remis, Philippe pouvait écouter le docteur :

— Il y a déjà trois mois que je suis ici, et la Maureault, j’ai pu l’observer… Elle se plaint toujours de ses maux d’estomac… C’est qu’elle ne mange pas. Elle se mange au lieu de manger…

Le docteur Marquette souria d’un sourire scientifique.

— Il y a plusieurs façons de se suicider, vous savez et, pour les avares, la plus commode, c’est de le faire sans qu’on s’en aperçoive : la Maureault se fait mourir de faim… Ensuite, elle dit : « Je suis malade à cause de mes malheurs », si elle n’avait pas été malade, elle n’aurait pas eu de malheurs…

Le docteur riait lui-même de sa plaisanterie.

— Pas surprenant qu’elle soit laide comme un péché, un péché d’hygiène… Je sais bien que notre Père Adam a laissé un héritage hypothéqué, mais ce n’est pas une raison pour emprunter en deuxième.

Ils entraient dans la chambre.

— Mon garage, vous entrez dans mon garage…

Capharnaüm inouï. On apercevait d’abord les tablettes d’une petite bibliothèque ; au lieu de livres, des rangées de chaussures de toutes dimensions…

— Vous regardez mon laboratoire du pied : je vous expliquerai ça.

Sur le lit, il y avait une de ces tables mobiles d’hôpital :

— Je vous avertis tout de suite que je ne lis pas dans mon lit, cette table n’est là que pour les journaux et les revues, ça fait de la place…

En effet la table débordait de journaux et de vieilles revues.

— J’ai un principe : on ne peut lire et travailler que dans une chaise confortable… Voyez la mienne.

Il montrait un fauteuil à bascule, aux bras mobiles :

— Je n’ai qu’à visser ou dévisser, et j’ai la chaise qui convient à mon travail…

Il s’approchait lentement du fauteuil, comme on approche d’un animal de luxe, il en manœuvrait les ressorts, les leviers, les écrous :

— Vous voyez.

Cela avait l’air d’une bête fantastique, les bras, les pattes, sous la pression du docteur, remuaient, gigotaient, fauteuil de dentiste pour dessins de Walt Disney, mécanique troublante et fruste encore, avec des retouches et des retailles, maquette de monstre antédiluvien et futuriste à la fois.

Devant, le docteur Marquette, pommettes enflammées et oreilles rouges, avait quelque chose du prêtre démoniaque.

— Vous avez devant vous la cathédramètre, le siège qui se mesure à vous-même, et auquel vous mesurez votre travail. Vous saisissez ?

Philippe n’avait pas le temps de placer un mot. Du reste, dans l’extase de sa drogue, il souriait béatement.

Enfin, par un dernier mouvement, le docteur remit en place sa mécanique.

— Aux genoux du bon sens, plions cet art rebelle… C’est ce que disait en un bon vers le Père Delaporte, un des bons écrivains de notre temps…

Quand il ne citait pas le Coran, le docteur Marquette citait des écrivains inconnus, qu’il plaçait très haut. Philippe s’aperçut bientôt que la culture de son nouvel ami était fort vaste et disparate encore plus. Rarement citait-il des modernes, et plus rarement encore des classiques : ce n’était pas dédain, c’était que le docteur avait ses classiques et ses modernes à lui. Son romancier préféré était Rabusson et son poète Albert Mérat, si bien que Philippe, croyant d’abord à quelque blague, dut vérifier les noms dans les dictionnaires et anthologies : Philippe croyait que le docteur mettait sur le dos des autres ce qu’il inventait. En médecine, il citait toujours un certain docteur Catto, du ton dont on aurait nommé Claude Bernard ou Metchinikoff.

À terre, s’empilaient dans les coins, sur le rebord de la fenêtre, sous le lit, la commode, la toilette, s’empilaient revues et journaux, liés par des ficelles :

— J’ai du pain sur la planche, comme vous voyez… L’Ecclésiaste dit : « Mieux vaut vivre à deux que solitaire. » Il y a pour les deux un bon salaire dans leur travail… Ma moitié, à moi, c’est mon œuvre, et vous voyez là les vêtements de mon œuvre… Vous surprenez ma moitié en déshabillé…

Il apprit alors qu’il préparait un livre, l’Héritage d’Hippocrate.

— Je m’adresse à ceux qui ne portent pas une ceinture de chasteté philosophique. Non pas que je casse les vitres. Casser les vitres me déplaît, et il y en a trop qui dépierrent nos bonnes terres pour en lapider toute l’humanité. Je montre, après mon maître Hippocrate, qu’il y a autant de cerveaux malades que de corps. Ne dites pas qu’on va profiter de l’occasion. Au contraire, pour ne pas passer pour fous, les gens s’abstiendront de faire des bêtises.

Philippe ne disait mot. Il avait peur. Il avait peur de cette mécanique, cette chaise, cette cathédramètre, immobile pourtant dans son coin qui, pour Philippe, bougeait toujours avec des gestes hallucinatoires. Il avait peur du docteur, ce contraste d’un bon sens de parole posée, égale et d’un regard allumé dans une face débordante de santé fausse, comme un cancer. Il avait peur que le docteur ne l’arrachât à sa retraite et à sa dôpe — ce qui eut lieu du reste, mais indirectement.

Philippe ne savait comment se l’expliquer, il lui semblait qu’il avait été attiré dans un traquenard opératoire, qu’il servirait de cobaye à une vivisection hoffmannesque.

Le docteur passait maintenant aux chaussures, il les tirait les unes après les autres de ses tablettes :

— On ne sait pas se chausser. Tout le mal vient de là. Les esprits sophistiqués s’en prennent aux conserves, aux nourritures synthétiques. Ils n’ont pas toujours tort, bien qu’un jour, je l’espère, on arrivera aux synthèses naturelles. Mais si on commençait par la base, par le pied. Quand on bâtit sur de mauvaises fondations, l’édifice s’écroule. L’homme mal chaussé ne peut être qu’un homme malade… Vous-même, pardonnez-moi de vous le dire, essaieriez-vous de vous fuir en vous gorgeant de jaune, si vous portiez de bonnes bottines ?

Le docteur Marquette l’avait toisé avec un sourire narquois, et Philippe, découvert, tremblait d’effroi. Il voulait fuir, et il restait cloué à son siège.

– Tiens, vous voyez cette paire de chaussures, je suis sûr qu’elles sont à votre pointure : si vous promettiez de les porter, je vous promettrais à mon tour que d’ici une semaine vous ne prendriez plus une goutte de votre sale drogue.

Le docteur, la main levée, secouait, comme un drapeau, des bottines invraisemblables, ces bottines hautes : jambières, bottines de ski, ou bottines de jeunes Anglaises du siècle dernier. La poussière s’en détachait, une poussière qui, remuée avec la poussière de la chambre, faisait comme un halo gris autour du docteur dans le soleil. Toute la chambre était du reste poudreuse et Philippe se demandait par quel sortilège le docteur avait réussi à esquiver le balai de la Maureault. Et aussi par quel paradoxe, cet homme des fenêtres ouvertes consentait à garder ces saletés.

Philippe voulait s’expliquer, Philippe voulait nier, et justement il sentait une envie à l’estomac qui le brûlait d’avaler un coup de sa drogue :

— Prenez une bonne gorgée, et essayez-moi ensuite ces excellentes bottines. Puis allez faire une marche, et vous me direz si l’obsession ne diminue pas.

Philippe rougit, il tira quand même de sa poche la petite fiole, qu’il vida. Tout de suite, abolissant ses peurs comme un rayon de soleil, un bien-être se faisait jour. Il chaussa donc les bottines invraisemblables, et, la face rouge de l’effort, il se mit à arpenter la pièce :

— Vous verrez, vous n’en voudrez plus d’autres, après quelques heures… Allons faire une marche…

Philippe passa dans sa chambre, les pieds serrés dans cet étau de cuir, et grandi, lui semblait-il, par les talons. Il endossa un imperméable défraîchi qu’il tira de sa serviette et rejoignit le docteur :

— Ne boutonnez pas votre manteau. Si l’on veut profiter de l’air, il faut avoir la poitrine dégagée… Moi, l’hiver, je ne porte qu’aux jours les plus froids un manteau d’ouvrier qui me laisse les jambes libres.

De fait, il n’était qu’en veston.

En bas, par la porte entrebâillée de la salle à manger, ils entendirent des chuchotements :

— La Maureault reçoit. C’est son directeur, l’abbé Lallemant. Écoutez !

Philippe n’entendait qu’un murmure, un murmure en cul de poule, et de petits rires fâchés, comme si la Maureault avait été lutinée.

— L’abbé rit d’elle, et elle aime ça. C’est fête plus pour elle, aujourd’hui, les visites de l’abbé, elle y pense pendant trois jours.

Il y avait en effet comme un air de fête indéfinissable dans le couloir. Philippe se demandait pourquoi, puis il vit la douillette de l’abbé jetée précieusement sur la chaise de l’entrée, avec le chapeau et le bréviaire, nature morte pieuse et presque sacrée. Philippe croyait flairer un parfum d’encens. Il renifla, ce n’était que l’eau de Floride dont s’était imbibée la dévote.


LE SÉMINARISTE

Philippe n’alla pas loin, le docteur et les bottines lui causant le même effroi. La démence que, certains jours, il craignait tant, commençait-elle à se manifester sous ces formes grotesques ? Son pied serré lui était un symbole du monde qui se rétrécissait autour de lui, pour l’emprisonner, l’avoir enfin. Philippe souriait lui-même de cette comparaison, mais, comme tout était burlesque, il fallait que sa terreur le fût aussi.

Philippe avait une autre raison de revenir, l’eau de Floride de la dévote et la douillette de l’abbé l’intriguaient vivement. Lorsqu’il entra, ce fut le séminariste, l’ancien séminariste qu’il rencontra. Philippe n’entendit pas d’abord ce que ce grand garçon blondasse lui disait, mais sur un signe de celui-ci, il ne sut que le suivre.

Sa chambre faisait contraste avec celle du docteur Marquette et lui ressemblait aussi. C’était une vraie petite chapelle, avec des chapelles latérales en outre. Ce qui surprit le plus Philippe, ce fut une série de gravures, de chromos posés à hauteur égale et qui, sur trois côtés, coupaient les murs en deux.

— Mais, c’est un Chemin de croix, fit-il.

— Un vrai Chemin de croix. J’ai obtenu ça avec toutes les peines du monde : on ne vend pas un Chemin de croix à un laïc sans s’étonner, et, après tout, je ne suis qu’un laïc. Mais je dois vous dire tout de suite que je n’ai pas la permission de faire mon Chemin de croix ici : on n’a d’indulgences qu’à l’église. Cependant, quand je suis malade, en disant mes Pater et mes Ave, je peux me recueillir devant chaque station. Et, quand je puis aller à l’église, je me prépare ici, et, au retour, je médite à nouveau devant ces gravures, sur mon Chemin de croix…

Aux quatre coins de la pièce, il y avait des tablettes avec statues, devant lesquelles brûlaient des lampions. Le chiffonnier était le piédestal d’un grand Enfant Jésus de Prague, et, près du lit, une petite table-bibliothèque, qui ne contenait que missels, livres de prières, heures saintes et offices divers. En outre, la courte pointe du lit était ornée d’une grande croix rouge en flanelle.

— Décidément, cette maison est le capharnaüm de toutes les folies, songea Philippe.

— Je ne vous ai pas offert d’eau bénite, comme je suis distrait ! fit le séminariste. J’ai si peu de visites !

Il y avait un bénitier, près de la porte, sur monté d’un bout de palme jaune. Toutes ces bondieuseries, comme il disait en mordant dans le mot, donnèrent à Philippe le goût du sacrilège, et il tira sa bouteille, en crânant :

— Vous permettez ? Moi, je ne suis pas un saint homme, je suis même un dôpé, et je dois sacrifier à mon vice.

— Pauvre jeune homme ! comme je vous plains ! J’ai été malheureux, moi aussi, mais grâce à Dieu, j’ai eu la force de résister. Voulez-vous que je vous conte mon histoire ? cela vous fera peut-être du bien.

Philippe n’écouta rien d’abord de ce que l’autre lui débitait d’un ton onctueux. Comme il lui arrivait si souvent, les paroles d’un autre ne lui servaient que d’accompagnement à une scène qu’il revivait. Philippe ne causait guère, les conversations ne lui étant que des prétextes qui donnaient comme le déclic à un film qui se déroulait.

Cette fois, c’est à Bernard, son camarade Alfred Bernard qu’il pensait. Le samedi après-midi, les classes terminées, ils étaient quelques-uns du collège à se rendre dans une pâtisserie, où, en causant, ils mangeaient des gâteaux. Un jour, Philippe avait proposé d’aller faire une promenade dans le quartier des filles. Alfred Bernard, qui était pieux, avait suivi pourtant les autres. Même, devant une maison aux persiennes closes, Philippe avait dit à Bernard :

— Je parie que tu n’auras pas le courage de sonner.

Le respect humain du jeune garçon avait surmonté sa honte, mais dès que la porte s’était ouverte, il était revenu à ses camarades :

— Je vous assure qu’il n’y a personne… Allons-nous-en…

— Il y a quelqu’un, j’ai vu la grosse femme…

— Il n’y a personne…

Philippe s’était beaucoup réjoui d’avoir fait frôler le vice à cet être pudibond, de l’avoir effrayé et même de l’avoir forcé à mentir. Le pauvre Bernard en avait été triste pour deux semaines, et Philippe était sûr qu’il s’était accusé plusieurs fois devant son confesseur d’être allé dans une « mauvaise maison ».

Maintenant, bien que le séminariste, avec sa chevelure éteinte et ses yeux d’albinos, lui donnât à rire, Philippe, parce qu’il avait la bonté de l’escalier et la pitié rétrospective, s’attendrissait. Il se força donc à écouter l’histoire du séminariste. Rien n’était plus banal, cependant. Il avait dû quitter le séminaire, parce qu’il était de santé trop délicate. Alors, il était entré à l’emploi d’un marchand d’objets de piété, qui l’avait envoyé au Canada comme démarcheur. Peu de temps après, il avait reçu un petit héritage, mais il n’avait pu se résoudre à retourner en France, parce que ce pusillanime craignait le mal de mer. Toutes épreuves dont il était fier que son humilité, vraiment chrétienne, osât les confesser. Il les colorait du reste, et le séminariste ne manquait ni de raisons ni de prétextes :

— On peut faire du bien, partout, même dans mon humble sphère… Et le Canada français est tellement religieux, tandis qu’en France, avec ce sale gouvernement… Savez-vous ce qui nous manque ? Un roi, d’abord, bien entendu, et, aussi, pour changer l’état de ces esprits pervertis et faussés, des prêtres historiens, comme vous en avez plusieurs, des prêtres qui nous prouveraient notre mission providentielle, qui continueraient le Discours sur l’histoire universelle. Vous, vous êtes chanceux, la lignée de Bossuet ne s’est pas éteinte chez vous, et on sent bien que tout peuple chrétien est le peuple de Dieu. Il y a toujours des Nabuchodonosor qui projettent sa destruction, mais Dieu est toujours vainqueur. Vos écoles séparées sont vos catacombes, mais bientôt vous verrez la victoire du Christ et de vos héroïques maîtresses d’école sur les Anglais et Néron. Amherst, Craig, Colborne, Borden, Meighen, ce sont là vos Néron, et vous avez commencé vos Croisades, lorsque vos héroïques ancêtres allaient brûler les villes de la Nouvelle-Angleterre.

Le séminariste était fier de sa fraîche érudition, et il était si heureux de faire plaisir à Philippe ! Celui-ci s’amusait et, voyant un tapage possible, il ne contredisait pas le naïf. Il renchérissait même :

— Et Madeleine de Verchères est notre Jeanne d’Arc, sans compter que nous n’avons jamais eu de Voltaire pour se moquer niaisement de notre Pucelle.

Philippe avisait, sous le lit, une pile de journaux. Le séminariste s’en aperçut :

— Ce sont des journaux français, Candide, Gringoire, qui préparent à leur façon le retour de l’ordre dans mon pauvre pays. Malheureusement, ils s’adressent à un public perverti, et c’est pourquoi ils se pensent obligés, pour faire avancer la bonne cause, de glisser des nouvelles et des dessins immoraux. Dieu jugera de leurs intentions. Des grands écrivains comme Bourget et Bordeaux ont bien été obligés de proposer leurs leçons morales au moyen d’histoires impures d’adultère.

Le séminariste prononçait avec une telle horreur le mot d’adultère que celui de sodomie venait immédiatement à la bouche de Philippe. Il se contint, il ne voulait pas rater sa quête.

— J’ai la permission de mon confesseur, vous savez ! J’ai même obtenu celle de lire tout Maurras. Celui-là nous reviendra, soyez sûr, il pense trop bien, et il en a tellement converti : Dieu ne peut lui tenir rigueur.

La conversation commençait à paraître longue aux impatiences de Philippe, qui, sans préambule, aborda son histoire : il la composait au fur et à mesure :

— Vous avez été prêtre…

— On n’a jamais été prêtre, on reste prêtre, je n’ai été que séminariste…

— Je vous demande pardon. Mais vous étiez digne d’être prêtre. Je veux vous demander un conseil. Je suis pécheur, je l’avoue, et j’ai eu une maîtresse…

Le séminariste clignait des yeux. Puis il regarda ailleurs, joignant les mains, d’un geste inconscient.

– Ma maîtresse a un fils, sept ans. Le père veut l’envoyer à l’école protestante, où des amis peuvent lui obtenir une sorte de bourse. Mais la mère est chrétienne, malgré tout…

— Cela la sauvera.

— Et je suis moi-même très attaché à l’enfant. (Philippe sourit d’un air qui fit rougir le séminariste, si bien que Philippe avait honte de ce mensonge, comme si l’histoire eût été vraie et qu’il révélât goujatement des choses intimes). Je suis très ami de la famille, et si je proposais de payer l’instruction de l’enfant, on accepterait un collège religieux. Mais je n’ai pas le sou…

Sans dire mot, le séminariste se dirigea vers le chiffonnier : la statue contenait une cachette, et, la renversant, il en tira une liasse de billets :

— Le Saint-Enfant-Jésus de Prague me sert de porte-monnaie, et c’est plus sûr que la banque… Prenez ceci, et faites un petit chrétien de votre filleul… Ce sera votre filleul devant Dieu, et les Anges diront peut-être que je suis son parrain spirituel de confirmation, sa confirmation dans la foi.

Cela avait été trop aisé, et Philippe restait là sans prononcer un mot.

— Allez, tout de suite, porter cet argent au père, ou plutôt, demandez-lui tout de suite de placer son enfant au collège, accompagnez-le et donnez vous-même l’argent au directeur… Mais je vais vous demander une promesse. J’entreprends une neuvaine pour votre conversion… Je ne vous crois pas perverti, mais il y a toujours à expier… Et les saints eux-mêmes se convertissent. Vous vous unirez à ma neuvaine. Et priez pour la France.

Le séminariste accompagna Philippe jusqu’au couloir, en ajoutant à mi-voix :

— Ce sont des épreuves qu’il faudrait à la France, des épreuves qu’elle accepterait chrétiennement. Je rêve d’un grand chef, qui lui dirait : France, c’est maintenant le temps de la pénitence et de l’expiation.

Philippe n’entra même pas dans sa chambre. Ces billets le brûlaient, et, subitement, il décida de vérifier s’il était devenu, par la dôpe, cet impuissant dont il rougissait. Arrivé devant la maison de rendez-vous, il était déjà dégoûté, et, là, il ne sut que boire. Aux filles, il disait :

— J’ai une maîtresse qui me trompe, je l’ai dans la peau, et je ne peux même pas la tromper.

— Pauvre chou ! s’écriaient les filles, en se moquant.

C’est vous qui êtes à plaindre, vous n’êtes même pas capables d’amour, pauvres petites filles…

Il bafouillait, et on le fit coucher.

Cette fantaisie ratée lui coûta cher, mais, revenant chez la Maureault, il avait encore assez d’argent pour passer une semaine délicieuse et d’oubli, sa dernière volupté.

Cependant, la crainte le fit frapper à la porte du séminariste. Celui-ci était en train d’encadrer une reproduction du Saint Suaire de Turin :

— Excusez-moi, vous me prenez à l’ouvrage…

Avant qu’il eût pu observer la mine de Philippe, celui-ci se couvrit :

— Tout est arrangé, le petit ira au collège. Mais cela a été dur, et j’ai été obligé de boire avec le père…

— N’y pensez plus, allez vous reposer, votre bonne action vous rendra la santé et le courage.

Ce fut alors que Philippe fut malade pour de bon. Durant deux semaines, c’est à peine s’il pût se lever deux, trois fois par jour, le temps d’aller à la pharmacie, ou acheter quelques sandwichs. Même, le plus souvent, le séminariste se laissa convaincre et fit les courses. Philippe lui avait dit :

— Il n’y a que cette drogue qui me calme, et je ne pourrai m’en passer que graduellement…

— Je sais, mais prenez sur vous, Sursum corda

Il regardait Philippe avec de bons yeux tristes, puis partait et, dix minutes après, revenait avec la jaune :

— Vous m’avez promis que la bouteille durera jusqu’à ce soir, tenez votre promesse…

Lorsque Philippe faisait le geste de lui rendre l’argent, l’autre disait :

— Ce n’est pas la peine. Je vous donne ça, pour obtenir votre guérison, je l’offre…

Philippe ne sortait et avec peine que deux, trois fois par jour : le matin, pendant que son compagnon était à la messe, il n’y manquait pas, pour faire sa provision d’une journée et en tout cas : les bouteilles du séminariste, ce n’était que de l’accessoire.

Cependant, Philippe baissait. Il vivait maintenant dans la terreur. À tout instant, il se jetait à bas de son lit, des crampes dans les jambes. Certains moments, il ne se retrouvait plus, cherchait jusqu’à son nom. Et ce n’était qu’images fantastiques qui lui passaient devant les yeux. Des souvenirs, puis un présent déformé.

D’autres fois, il était dégoûté de lui à vomir. Jamais il n’avait eu d’amitiés pures, nettes. Il aurait si volontiers volé la femme de Dufort, lorsque son mari était mourant. Sa liaison avec Claire, c’était une vengeance posthume contre Julien. Même Florence il l’avait arrachée au jeune Américain. Il lui revenait encore d’autres histoires. Longtemps, il avait été lié avec François, à demi divorcé et qui, dans un hôtel, oubliait ses amours entre ses livres et une bouteille de whisky. Des mois, Philippe l’avait vu chaque jour, causant longuement avec lui. Puis, invité un soir chez la femme de François, à la fin d’une beuverie, il l’avait prise dans ses bras, l’embrassant à pleine bouche. Ensuite, une seule fois, elle s’était donnée à lui, comme pour se venger, elle aussi, de son mari. Et François, il ne l’avait plus revu, et, quelques mois après, dans sa solitude, il s’était suicidé. Philippe ne voyait que des bassesses dans sa vie. En ce moment, il était couché, parce que, trompant un pauvre fou (et qui sait ? ce naïf avait peut-être un grand cœur !), il avait dépensé l’argent que l’autre destinait après tout, si niais fût-il, à une belle action. Alors des rages prenaient Philippe. Il appelait le séminariste :

— Je veux bien revenir à la pratique religieuse, mais tout me scandalise…

C’est le séminariste que, naïvement, bien entendu, il voulait scandaliser :

— Quand les prêtres s’occupent d’action, ils y mettent une passion troublante, qui laisse bien loin tout fanatisme politique. Je connais un abbé, un saint homme qui, à chaque élection, dit : « Ce n’est pas une élection comme les autres », parce qu’il veut faire passer le candidat de son collège, qu’il croit tenir, et qui se moque de lui… Quand les prêtres font quoi que ce soit, ce n’est jamais comme les autres.

— Vous avez raison, ils travaillent pour un but surhumain.

Philippe retombait dans ses cauchemars, pour se réveiller et se mettre à rire : « Quelle mouche le piquait de s’intéresser au cléricalisme ? » Il réussissait à joindre les deux bouts et il percevait que, s’il en avait contre les prêtres en ce moment, c’est que le séminariste lui rappelait ses années de collège et ce catholicisme des livres français de la génération de Veuillot qui l’écœurait.

Philippe ne savait pas qu’à travers ces caricatures, dans peu de temps, il retrouverait paradoxalement la foi.

Il se sentait comme séquestré. Souvent, il se levait pour vérifier si la porte s’ouvrait, si les fenêtres n’avaient pas été verrouillées. Le docteur ferait de lui un cobaye, le séminariste et la Maureault, dont il entendait la voix, le gardaient quelques jours pour le livrer aux sœurs d’un asile d’aliénés, où on le remettrait de force aux pratiques religieuses : « on parle des francs-maçons, je les ai connus, et il n’y a rien de vrai dans ces bobards, mais s’il y avait une franc-maçonnerie catholique ?… »

Philippe partit, une nuit. Il ne savait où il irait. Peut-être, le lendemain, à l’hôpital, où le docteur Dufresne, qui n’était pas croyant, le défendrait contre ces menaces onctueuses.

Et toute la nuit, il marcha. Il se forçait à ne pas penser. Des souvenirs se levaient quand même. Le pavé froid et vide, l’asphalte le ramenaient à Florence, lorsque, pour agacer cette femme économe, presque avare, il avait semé sa route de sous et de pièces d’argent, pour le plaisir de la voir se retourner, et en criant : « Tu es fou », se mettre à la recherche de la monnaie.

Cette grosse maison de pierre, cossue même la nuit, lui rappelait une vieille folle : elle s’était cloîtrée dans une chambre qu’elle louait pour inonder la ville de lettres anonymes. Cette libre-penseuse — elle avait toujours ce mot à la bouche — s’en prenait aux faux ménages. Ce n’était pas vertu, mais, chaste toute sa vie, elle était maintenant jalouse des maîtresses de tous ses amis.

Philippe repoussait ces images. C’est le repos qu’il voulait. Pour éviter l’asile d’aliénés, il songea à se faire pincer par la police : la prison véritable vaudrait mieux que cette prison de sœurs.

Ce qui arriva. Assis sur le pas d’une porte, n’en pouvant plus, un agent l’emmena au poste. C’était le petit matin, et des ivrognes ronflaient encore dans les cellules d’une saleté infecte.

Il y avait un petit gars pris dans une rafle, qui obtint la permission de téléphoner :

— Maman, on m’a arrêté pour rien…

Un gros agent arracha le téléphone des mains du jeune garçon :

— On va voir si t’as été arrêté pour rien… Dis à ta mère que le cautionnement est pas de dix piastres, mais de vingt-cinq piastres pour un petit voyou comme toi.

Un frisson courut sur le dos de Philippe, qui téléphona à son séminariste. Dans ses peurs, il le voyait descendre dans une robe de chambre invraisemblable jusqu’à la salle à manger où la Maureault avait son téléphone. La Maureault devait bougonner, mais son séminariste l’empêchait de trop faire voir.

— Je suis malade, je suis au poste, faites venir l’ambulance de l’hôpital, dites que je suis le patient de mon ami le docteur Dufresne.

On le laissa partir, le docteur Dufresne étant persona grata à la police.

Dans la voiture d’ambulance, il y avait le séminariste, qui n’avait pas voulu laisser son nouvel ami entrer seul à l’hôpital.


DANS L’AMBULANCE

L’interne avait attaché Philippe sur une civière. À l’intérieur de la voiture, ils étaient seuls, le séminariste et lui :

— Si, au moins, vous aviez pensé à ma jaune ! Je me meurs.

Le séminariste avait même pensé à cela. Sa charité s’abandonnait à toutes les imprudences : il regarda cependant, en avant, sur leur siège, l’interne et le médecin, qui ne s’occupaient d’eux.

Lesté de son cordial, Philippe s’abandonna encore une fois à ses images. Maintenant, il ne vivait plus que de cela, que déclanchait toujours la première gorgée. Le séminariste, dont la haute taille était gênée, s’était agenouillé, et Philippe revoyait une bonne de son enfance, à genoux devant le curé, ami du docteur, qui avait placé chez eux cette orpheline. S’agenouiller avait été son premier réflexe, lorsque le curé avait paru, et Philippe, tout enfant alors, avait tremblé de peur : cet enfant, mû par je ne sais quelle précocité, avait lutiné cette bonne contre laquelle il se frôlait, et il pensait qu’elle se confessait de son crime.

Il voyait aussi la mère de son ami Godin[2] agenouillée devant le piano, un dimanche qu’il était entré subitement dans le salon, sans qu’elle l’attendît. Elle disait :

— Le piano des petites filles : Le piano des petites filles !

C’était monsieur Godin qui, déplaçant le piano, sous lequel avait roulé une pièce de monnaie, en avait écorché la base. Un crime !

Philippe s’abandonnait. Ses années de collège lui paraissaient délicieuses, lorsque pourtant, dégoûté du manque de goût de ses professeurs et d’une piété que son incroyance taxait d’idolâtrie et de fétichisme en même temps que de moyen trop commode de garder le pouvoir, il avait tout fait pour être premier, en sorte qu’on le laissât tranquille dans ses pensées indépendantes.

La sirène de la voiture semblait moins sinistre à mesure que l’on avançait. Philippe en souriait : c’était, comme lorsque les gamins se mettent à courir sur le passage des pompiers. Les pompiers, comme il en avait eu peur, lorsque, à quinze ans, il se promenait devant le lac et qu’il pensait à son ami Pelland. La veille, les journaux lui avaient appris qu’un incendie avait rasé la moitié de la petite ville de Saint-Sauveur, où habitait son ami Pelland, son premier amour : ce fut bien la seule fois que Philippe versa dans le corydonisme, et en tout platonisme, du reste. Il aima Pelland, parce qu’il avait des manières moins frustes que ses camarades et parce qu’il le battait souvent dans les compositions : toujours ce goût de s’humilier devant l’adversaire, et ce goût de l’adversaire ! Et Philippe, lorsqu’il faisait ses interminables promenades devant le lac, essayait de distinguer à l’horizon, sous le ciel indéfini de l’été, le clocher de la petite ville. Alors, souvent, il fondait de douceur et de mélancolie.

Les souvenirs affluaient, mais on approchait de l’hôpital, et, comme obéissant à un devoir, Philippe voulut déverser l’anticléricalisme que lui inspirait ce faux prêtre à genoux près de lui : tous les prêtres étaient pour Philippe des faux prêtres. S’il s’était analysé, cet incroyant aurait découvert que, s’il était anticlérical, c’est qu’il se faisait une idée trop parfaite du prêtre. Il voulait un prêtre pur, comme une littérature pure, sans les faux-fuyants d’une thèse. Philippe lançait, au hasard, en vrac, confusément, les phrases d’un article qu’il ne ferait jamais. Il avait cette habitude de penser ou de parler en s’adressant à des livres qu’il avait lus, en référant à des réflexions qu’il avait faites il ne savait quand :

— « Je suis venu chercher les brebis perdues », a dit le Christ, et l’on ne s’intéresse qu’aux moutons du troupeau, on se colle ensemble, on fait des petites fêtes, des tombolas et des séances et des parties de cartes ensemble, dévots et dévotes ne se laissent d’un pas dans la bergerie, ils se réchauffent, à leur propre chaleur surette, on fait de l’action en famille, et les autres on ne s’en soucie pas. Des tirages pour des statues qui émerveilleront la piété des dévotes, et il y a cinquante mille incroyants dans la ville, qui attendent qu’on laisse ces joujoux pour venir les chercher. Ce n’est pas de l’action, c’est de l’agitation de vieilles et de vieux garçons qui prennent l’accessoire pour le principal…

Ce dôpé faisait un discours, et, à travers ce chrétien imbécile qui lui avait été plus naïvement charitable que les autres, Philippe voulait blesser tous ceux qui lui avaient ridiculisé une Église dont il avait toujours la nostalgie :

— Vous n’acceptez pas les incroyants qui se font une idée incomplète mais pure de Dieu, lorsque vous-mêmes en faites une image à votre ressemblance : vous mettez des langes à Dieu comme vous en mettez à vos enfants, pas surprenant que votre Dieu paraisse boiteux plus tard aux incroyants !

Le pauvre séminariste essayait de calmer cette exaltation, qu’il prenait pour un anticléricalisme sectaire, lorsque Philippe ne détestait M. Bournisien que parce qu’il haïssait M. Homais.

— Rappelez-vous le grand écrivain Émile Faguet sur son lit de mort qui baise la croix pectorale et couvre de baisers la bague de l’évêque qui venait de lui donner l’absolution.

— C’est ça que vous appelez une conversion, cette piété de petite fille… L’absence du mâle crée pour les dévotes un Dieu à leur image. Ces Bovary de sacristie ! Si elles mettaient au service du client de passage cette ardeur !

Le séminariste eut, pour une fois, un mot :

— Qui sait si Dieu, par un insondable mystère, ne tient pas à se cacher sous la laideur ? Philippe se mit à rire, à rire de bon cœur. Il était désarmé, il était guéri. Mais il entrait à l’hôpital, la voiture pénétrait sous les voûtes basses.

Il en sortit guéri. Plusieurs jours, ce n’avait été que souvenirs et hallucinations, puis, quelques instants, Philippe avait perçu que son intelligence sombrait : les véritables émotions de Philippe ne duraient jamais qu’un instant. Lorsqu’il s’était senti arraché à Claire, dans une minute atroce, s’il avait essayé de lui décrire cela, la revoyant, elle aurait dit : il ne m’aimait pas, et c’est à ce moment, dans cette douleur fulgurante, qu’il l’aima pour toute une vie. La peur l’arracha de même à sa dôpe, comme, quelques semaines plus tard, en un instant, il revint à Dieu. Ces blancs psychologiques sont comme les blancs du poème, ils en donnent parfois toute la signification, comme donnent celle de toute une portion de vie. On ne peut décrire, on ne peut se rappeler que les approches et les suites.


LA TANTE BERTHA

La tante Bertha était venue voir Philippe à l’hôpital, et, riche d’un petit capital, elle avait recueilli Philippe chez elle. La présence de la tante Bertha suffit à rendre vie à Philippe, qui avait à exercer sa critique, et la tante Bertha en son genre était un résumé de toute une petite humanité : ensuite cette présence lui était un tel agacement que, par cet agacement, Philippe payait largement son écot.

La tante Bertha, c’était Marthe qui bâcle son ménage et sa vaisselle pour se donner un petit bout de Marie. Elle faisait tout à l’avance pour donner plus de temps à ses rosaires. Comme un prêtre son bréviaire, cette bigotte anticipait le repas du soir, quand on n’avait pas mangé celui du matin. Dans la cuisine, la table était mise pour le petit déjeuner et le rôti de six heures était déjà au four. Un peu plus, cette dévote aurait biné. Au fait, elle cuisait la viande du dîner, et elle oubliait que Philippe mangeait aussi le matin.

La tante Bertha était trop pressée. Elle ne portait pas ses innombrables prières, comme d’autres ne portent pas la boisson.

Parce qu’il n’avait pas parlé depuis des jours, Philippe se mettait à conter, sans y songer, une histoire grivoise. La tante Bertha rougissait, elle allait éclater :

— Des débauchés ! Des cochons !

La tante Bertha aurait vomi. Devant sa poitrine, Philippe dit malicieusement :

— N’est pas débauché qui veut. Il y faut de l’estomac.

La tante Bertha comptait sans cesse l’argent de son sac à main. Elle amassait petit à petit l’argent de son assurance. Elle n’avait pas d’héritier, puisqu’un jour il faudrait bien que Philippe se débrouille, à moins qu’il ne veuille entrer dans les ordres, comme il le devrait (s’il se convertissait au moins !) : alors, elle amassait l’argent des messes, qui les privait tous deux du nécessaire aux fins de mois. D’autres célibataires ménagent toujours pour les enfants qu’ils n’ont pas.

Elle disait à Philippe, qui en grinçait des dents :

— Le travail est une chose sérieuse.

C’est qu’alors elle partait coller les timbres pour la souscription de la statue nouvelle qu’on destinait à la chapelle de saint Joachim.

Comme Florestine[3] la tante Bertha méprisait les grues, et Philippe la surprenait qui se mettait du rouge aux lèvres :

— Je n’ai pas le droit de faire peur, disait- elle, d’un air gêné.

Elle allait rendre compte au curé des feuillets qu’elle distribuait. Si le curé ne riait jamais d’elle, lorsqu’il la voyait, l’envie ne manquait pas, et chaque fois qu’il rencontrait Philippe, à qui la tante Bertha avait fini par le présenter, en regardant si sa cravate était bien nouée, si Philippe lui parlait de choses insignifiantes, il attendait, il ne partait pas que Philippe n’eût fait rire son gros ventre de la dernière de tante Bertha.

Il fallait la voir marcher son Chemin de croix, ses génuflexions, ses élancements. Philippe disait au curé que, pour tante Bertha, le calvaire n’était pas une colline mais un pain de sucre.

Comme au temps du docteur, la tante Bertha vivait toujours dans l’épouvante. Lui arrivait-il quelque désagrément qu’elle s’asseyait, le chapelet à la main, et se mettait à pleurer. Comme l’autruche, elle ne regardait jamais le danger ou c’était comme le chien, pour japper et s’enfuir aussitôt.

Philippe, dans la maison de la tante Bertha, ne reprenait goût à rien, si ce n’est qu’il ne manifestait sa vie qu’en s’indignant ou en la faisant mordre à ses pièges. Ce n’était jamais que des mots. Cette convalescence de la dôpe était aussi plate que la dôpe elle-même.

Et la tante Bertha continuait à donner la comédie. Elle se tordait, lorsque Philippe, pour s’amuser et la faire taire, lui parlait des Indous et des moulins à prières. Elle riait encore, en commençant son chapelet, surveillant le fourneau, où cuisait ce qu’elle avait mis à cuire. Le rosaire terminé, elle en avait encore le rire aux lèvres, commençant à réciter son office, elle s’interrompit :

— Ces pas fins, ils prient avec des machines, sans savoir ce qu’ils disent.

Et elle continuait à marmotter :

— « Nous avons entendu dire que l’Arche était en Ephrata, nous l’avons trouvée dans la forêt. »

Un dernier sourire courait sur ses lèvres.

La tante Bertha ne refusa jamais à un prêtre. Les prêtres ont souvent de petits services à demander, comme ces douairières qui ne surent jamais se servir de leurs mains, ou les Grands d’Espagne qui ne se baissent jamais pour ramasser un papier : la tante Bertha n’a jamais su leur refuser. Maîtresse servante platonique du docteur, c’était la servante au grand cœur. Il y avait le porte-coton de Sa Majesté, qui le torchait avec admiration : le plus modeste vicaire est le Grand Roy pour toutes les Bertha du monde. C’est pourquoi Philippe disait au curé :

— On ne connaît pas de Bertha qui refuse, ça ne s’est jamais vu : quelle meilleure preuve que le prêtre est chaste et que les incrédules le calomnient.

Les rites de la religion et jusqu’aux moindres observances étaient l’étiquette de la cour de Bertha, mais quelle foi que cette foi, se demandait Philippe. Plus tard, revenant sur lui-même, il se demanderait : « Quelle foi est la mienne ! » Relativité.

Ce qu’observait Philippe avec malice, à voir l’affairement et l’air distrait de la tante Bertha, c’est que les occupations pieuses de la tante Bertha produisaient les mêmes effets que la jaune naguère chez lui. Philippe n’était pas assez niais pour ne voir dans la religion que l’opium des peuples de Karl Marx, mais il n’en observait pas moins que les œuvres de la tante Bertha lui étaient au moins du parégorique.

Ces petits événements, grands pour la vie de la tante Bertha, se produisirent durant la convalescence de Philippe et coupèrent son ennui. Un aventurier s’était installé au presbytère, cousin du curé, toujours aux petits soins devant lui. Un homme habile qui se mêle d’être dévot l’est deux fois. Il servait pieusement la messe du curé chaque matin, et, lorsque la tante Bertha allait ranger chasubles et manipules, Monsieur le curé lui dit :

— Florent s’occupe de ça.

Bertha allait partir, digérant sa peine, lorsque justement parut Florent :

— J’ai fait ça pour éviter du travail à mademoiselle Bertha (on l’appelait ainsi partout, en souvenir du docteur, où on ne l’appelait pas autrement). Mademoiselle Bertha fait ça mieux que moi.

C’est alors que la tante Bertha s’aperçut que Florent avait une jolie moustache, et cette vieille femme fit des rêves d’amour, elle trompa le docteur. La nuit, Florent faisait d’autres rêves, alourdi par la cuisine au cochon du curé : ce curé avait deux passions, le rôti de porc et la vieille théologie, l’antique patristique, dont il émaillait ses sermons, en pure perte, parce que la paroisse de Philippe n’était pas distinguée et que la parole du curé était empâtée par la cochonnaille de la veille. On sentait qu’il s’était endormi sur saint Jean Chrysostome, dont il tournait les pages d’un doigt poisseux de graisse de rôt. Sa perruque, qu’il portait à la frère, en était toute souillée aussi : elle luisait aux tempes.

Mais le beau Florent partit pour une nouvelle cure, et, comme pour commencer une nouvelle vie, la tante Bertha s’acheta un nouveau livre d’office.

Le grand événement dans la vie de la tante Bertha, ça ne fut pas Florent ni le docteur ni Philippe, ce fut le changement de curé. Jamais elle ne sentit pareille angoisse. Trois jours, à la maison, ce fut une exilée. Philippe songeait aux régions envahies qui craignent la déportation. La tante était comme sur le quai de la gare, assise sur ses valises. Allait-elle déménager, suivre l’autre curé ?

Le nouveau lui sourit. Tout de suite, il lui demanda un petit service, et la tante Bertha déboucla sa malle : elle pouvait rester, le bonheur l’attendait encore.

Philippe se demandait ces jours-là ce qui l’attendait. Un soir, avant de se coucher, il avait parcouru des pièces obscures, et, dans son lit, une peur des morts lui était venue, une peur d’enfants, qui n’était pas tout à fait une terreur, mais qui le laissait éveillé. Ensuite il craignait un cauchemar dont il serait trop lent à se réveiller. Philippe, avec son pyjama et ses couvertures, reprenait son âme d’enfant. Il était à peu près guéri, et il lui semblait que l’enfant allait faire la place à un homme. Il savait qu’il surviendrait de l’inattendu. Sa vie allait être changée.


CLAIRE REPARAÎT

Philippe décidait d’aller voir Pageau. Décidé, comme toujours, il éprouva que cette décision était prise depuis longtemps, si bien qu’il lui semblait, tant le définitif l’arrachait à lui-même, que c’était un autre qui avait pris la décision. C’est que Philippe recommençait sa vie si souvent qu’il ne s’y retrouvait plus. Une de ses manies était son goût de ranger, de classer, pour biffer et déchirer presque aussitôt, non point tant d’écœurement que de paresse et d’impatience. En cela s’exerçait son instinct de destruction. Chaque jour, Philippe se détruisait, et lorsqu’il allait reconstruire, il était déjà fatigué. Une conversion subite au catholicisme, si elle avait changé sa vie n’avait rien changé à ses démarches : Philippe était obligé de se souvenir volontairement de Dieu.

Philippe avait trouvé chez un bouquiniste un livre qu’il ne connaissait pas, d’un auteur qu’il ignorait, un voyage au Canada d’un abbé inconnu : ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps, il avait acheté un livre. Il le revendrait à Pageau, amateur de vieilles choses, il le revendrait un prix fort. Cette entrée chez le libraire avait comme ouvert la porte sur un passé qu’il oubliait, qu’il racontait et répétait aux autres tel qu’un récit de lecture, et, tout de suite, était venue cette tentation de trafic et de parasitisme. Philippe s’était remis lui-même dans ses propres pas, dans ses propres traces. Le long détour des derniers mois le ramenait encore au Philippe qui était encore le Philippe des autres et de ses amis, mais qu’il avait oublié.

Philippe n’avait pas besoin d’argent, ce jour-là, et pourtant une fièvre animait sa marche. Le double qui, en lui, l’observait toujours, remarquait que ce trouble était le même qui, jadis, le poussait vers le mauvais lieu, et naguère encore chez Claire. Voilà que tout à coup Philippe songe à Claire. Non plus depuis des semaines il n’avait songé à Claire. Et songeait-il à Claire ? Son esprit prononçait le nom : il ne voyait le visage ni aucun souvenir. Pourtant, cette sensation de culpabilité était comme redoublée : il allait parasiter chez un ami, il faisait comme Claire, il répétait ce qu’il avait déjà fait pour Claire. Son action avait pour lui un parfum d’amour coupable.

La pluie cinglait son visage, fouettait sa honte : Philippe avait déjà honte, non plus du parasitisme, mais de sa volte-face à propos de Maurin. Il savait que Pageau admirait toujours le « grand homme » et chaque fois que Philippe avait écrit sur le « grand homme », contre le « grand homme », il avait eu peur de Pageau. Bien entendu, en même temps avait-il voulu biffer Pageau de sa vie, avait-il voulu biffer Maurin : alors aussi, il se sentait coupable surtout d’avoir jadis donné à croire que lui aussi avait admiré le « grand homme ». Et il n’avait accepté les compliments sur son esprit et sa prose qu’avec mauvaise conscience.

Philippe s’épongeait le visage, pour enlever la pluie et cette honte qui collait sur lui, avec sa fausse réputation. Philippe biffait-il toujours pour arriver à cette sincérité qu’il avait cherchée jusqu’au plus profond de l’hypocrisie ? Philippe avait peut-être aussi été hypocrite pour atteindre encore plus de sincérité, cette sincérité qui, du moment qu’on la regarde, n’est plus la sincérité.

Philippe avait honte encore d’aller chez Pageau, parce que Pageau était un des nombreux créanciers qu’il avait trompés. Cette honte restait cependant secondaire, comme un reste de peur enfantine. À moins qu’elle ne fût si profonde, qu’elle ne se camouflât sous ces puérilités, qui tenaient presque à la peur du gendarme. Philippe, lorsque ces craintes le prenaient, se disait, pour se donner du cœur : « J’ai peur de mes créanciers », comme, lorsque, dans les rues vides, « j’ai peur des petits chiens qui jappent sur mes pas. »

Il passait devant une église. Il hésita d’abord, puis, brusquement, ce fut comme si un autre que lui y entrait. Philippe s’agenouilla. Il n’avait plus honte devant Dieu. Les yeux rivés sur le tabernacle, tous les muscles tendus, il s’efforçait de se donner à Dieu : « Mon Dieu, je suis celui dont j’ai honte, je vous donne ça, avec tous les désirs et les craintes dont je n’ai pas encore conscience. Prenez ça, ô mon Dieu ! peu importe moi, il n’y a que vous. » Et Philippe, fatigué comme d’une longue prière, les membres détendus, quitta l’église, presque joyeux, une sorte de sensation heureuse au creux de l’estomac.

Philippe pressentait que sa joie était suspecte. Ce n’est que plus tard qu’il sut qu’alors inconsciemment il songeait à Claire. Après tant de mois, il fallait que sa joie rejoignît Claire, comme il fallait que sa peine la retrouvât. Philippe se surprenait, qui regardait les femmes avec plus d’attention. Même, sa vue essayait de distinguer, dans la brume pluvieuse, les formes qui se détachaient au coin, là-bas, comme aux heures de longues attentes, lorsqu’il se disait : « Est-ce elle, enfin ! »

Il était devant l’immeuble de Pageau. Il hésitait de hâte, pour en finir et ne voulant plus, comme ces jours d’adolescence, quand il passait et repassait devant les mauvais lieux. Le cœur lui battait, il avait le sang aux joues, et Philippe ne sut pas comment il entra. Mais ses yeux suivaient involontairement une femme, toujours comme au temps de Claire, une femme sur qui se referma la porte de l’ascenseur.

Philippe était emporté, mais quelque chose résistait en lui. Il aurait voulu s’effondrer sous terre. Il voyait que les autres avaient raison et toute sa duplicité. Cependant une voix s’excusait en lui : il n’était pas sincère, lorsque, pour flatter Pageau et d’autres, il louait, avec les réticences et le manque d’abandon de Philippe, le « grand homme », il n’était pas sincère, et on aurait dû s’en apercevoir : ainsi sa volte-face actuelle ne serait plus une volte-face. Avoir menti jadis absolvait aujourd’hui. Et c’est Claire qui était responsable, il avait voulu plaire aux amis de Claire. Mais c’est à ce Pageau qu’il en voulait, Pageau qu’il voulait voir, justement parce que Philippe ne pouvait s’empêcher d’aimer ceux à qui il en voulait.

Tout à coup Philippe s’aperçoit qu’il est maintenant catholique, qu’il n’a pas le droit d’abandonner Dieu maintenant, et, du bout des lèvres, il dit : « Mon Dieu, je vous offre ça. » Naïvement, il sent qu’il ne sent rien. Mais Philippe a maintenant assez d’expérience pour se rappeler : je ne sens pas ma volonté, et c’est en ce moment qu’elle est le plus volontaire : « Mon Dieu, prenez-moi comme je suis, faites ce que vous voudrez de moi. » Et, se traitant d’hypocrite, le sourire presque aux lèvres, Philippe pria pour Pageau : « Mon Dieu, je prie votre Miséricorde de faire d’une prière d’hypocrite une prière sincère. »

Queue basse, Philippe entra dans l’antichambre. Le sourire de la « garde » le remonta : elle le reconnaissait, et c’était un sourire plus amical que complice. Lorsque Philippe allait taper les gens, les secrétaires lui paraissaient toujours complices, comme s’ils eussent été associés pour gruger le patron, en riant. Parce qu’il était rasséréné, Philippe était prêt maintenant à des bassesses, à des reniements. L’odeur de ce cabinet de dentiste le grisait un peu : il y avait longtemps qu’il avait mis les pieds dans ces sortes de bureaux, et la nouveauté faisait comme mousser des idées qui ne se formulaient pas.

M. Pageau est seul, je vais vous faire entrer tout de suite.

Pour prendre une contenance, Philippe s’assit un moment, feuillette un magazine, regarde les fleurs dans une jardinière sur la table : « Tiens, il n’avait pas ça, avant ! » Puis, il va à une gravure, une tête de femme : elle a les yeux de Claire. Alors, il se rappelle le sourire extatique de Claire, lorsqu’elle voulait. Il songe d’abord à une comédie de Claire, et un sourire lui vient aux lèvres, puis un afflux de sang au visage : « Tiens, je ne suis pas guéri de ça. »

Philippe n’était pas guéri de ça, et il perçut pourtant qu’il était prêt à tout, et à recommencer sa vieille vie, lorsque le sourire d’accueil, la main tendue, cet air rajeuni ( « enfin, je vais oublier les patients, je vais causer de littérature » ), lorsque toute la petite personne de Pageau s’avança vers lui. Pageau lui enlevait ses craintes, le poussait même à crâner, et c’est avec un peu d’effronterie que Philippe, lui ayant serré la main, se mit à arpenter le cabinet. Nerveux, trop à l’aise, il fouillait déjà dans les papiers, parmi les livres. Il écoutait à peine Pageau.

— Ça n’a pas changé chez vous.

— Mais vous, vous avez changé. Pour le mieux.

Philippe se rengorgeait. Il souriait d’un sourire de supériorité, comme si son abaissement des dernières années n’eût été qu’un rêve, ou plutôt une comédie volontaire. Il avait quelque remords de cette fierté ; il savait bien qu’il n’avait pas le droit de s’affirmer ainsi, et il avait honte de son visage réjoui comme d’une nudité. Mais il glissait sur la pente, il était emporté. Sur le bureau de Pageau, il avait aperçu une photo, la femme de Pageau sans doute, et c’était encore le sourire de Claire. Philippe n’était plus que l’homme qui ouvrait la porte d’une chambre de rencontre, en s’effaçant pour faire entrer Claire, tellement qu’il se surprit à prier machinalement pour Claire. Alors, il sourit de son hypocrisie, sachant qu’il verrait Claire. « Mais comment puis-je la voir : je ne sais même plus où elle habite. »

D’un air gêné, mais avec le sourire de celui qui s’est dit : « Il faut que je le lui dise », Pageau commençait :

— Il n’y a qu’une chose que je ne vous pardonne pas…

L’étourderie de Philippe rougissait, songeant aux procédés indélicats que furent les siens à l’endroit de Pageau, en dépit de toute l’amitié qu’il n’avait cessé de lui témoigner, pressé qu’il était alors par sa dôpe et pour lui apporter — il se rappelait un samedi de fièvre, par exemple — pour lui jeter, sur sa table quelques sous, dont il s’était vanté toute une fin de semaine : et toute la fin de semaine, Claire avait été heureuse.

Philippe pensait à ses quêtes, essayant de lier les phrases obscures de Pageau. Philippe s’était assis devant Pageau, et, à chaque allusion qui, pensait-il, touchait ses quêtes, il détournait les yeux, attendant un coup plus direct.

Enfin le quiproquo s’éclairait : Pageau ne reprochait à Philippe que ses articles sur Maurin, le « grand homme ». Philippe rit jaune d’abord, puis, satisfait d’une moindre honte, il tenta de s’expliquer. Il y mettait de l’ardeur, une ardeur superficielle : au fond, Philippe consentait à des reniements, parce que Pageau lui reprochait et qu’il avait craint d’abord, il le craignait moins, il en avait moins honte que ce qu’il avait craint, ce dont il avait eu honte ensuite. Philippe se défendait avec l’ardeur qu’il aurait mise à défendre un autre, la cause d’un autre qu’il n’aurait fait sienne que dans l’enthousiasme et la mauvaise foi d’une discussion.

— Je savais bien que vous n’aviez parlé sur ce ton de Maurin que parce que le directeur du journal vous le demandait.

Sur le coup, Philippe était blessé. Il lui restait encore quelques-unes de ces susceptibilités qu’il n’avait pas eu l’occasion d’émousser, et il répondit d’un trait :

– Il y a quatre ans que je ne l’ai vu. Je lui laisse mes articles à l’administration ou par la poste…

Mais Philippe était désarçonné, et justement sur un point où il ne se sentait pas coupable. La photo ne lui rappelait plus Claire maintenant. Il était fatigué, il voulait tout abandonner, et ce fut avec l’ennui d’une leçon apprise et récitée vingt fois qu’il entama ses excuses et ses explications.


RECHUTE

Quittant Pageau, Philippe était presque l’ancien Philippe, et ce fut l’ancien Philippe qui revit, sur le seuil de la porte, une garde qui avait si souvent secouru sa détresse, durant ses semaines d’hôpital. Elle était moins jolie que sous sa coiffure, mais encore désirable, si bien que Philippe constata une fois de plus comme sa nouvelle vie était fragile. Il était revenu à Dieu en un seul instant et il pourrait quitter Dieu en un seul instant. Il fit un bout de route avec elle :

Vous n’avez pas changé… Vous souvenez-vous ? Vous rappelez-vous ?

Il ne l’écoutait pas. Il revivait les instants de sa conversion. Il lui semblait qu’il était sûr qu’il allait maintenant laisser tout ça, et les images lui en étaient d’une présence accablante.

À l’hôpital, la tante Bertha était venu le voir : des mois, il n’en avait eu la moindre nouvelle, et c’est dans sa maison qu’il était allé passer sa convalescence. Sans trop songer à ce qu’il ferait, il restait là, indécis et heureux somme toute. Des après-midis, il rencontrait de vagues camarades qui donnaient à boire au parasite : Philippe ne se grisait pas trop, craignant de retomber dans l’état où il avait failli sombrer. Un soir, il s’était laissé tenter, et le lendemain, honteux de cette sottise, mécontent de lui, il lisait vaguement un roman policier. Tout à coup, sans qu’il eût pensé à ça depuis des jours, l’idée de Dieu surgit en lui. Il s’apprêtait à ressasser ses objections, comme ce pédant scrupuleux et méticuleux faisait toujours, lorsqu’il comprit, sans la moindre raison, que c’était vrai. Et il croyait. Philippe essaya de se débattre, comme un animal blessé, et, à ce moment, il se crut définitivement fou. Mais, il n’y pouvait rien, c’était vrai. Déjà des scrupules paraissaient : « Si c’est vrai et que je crois, je suis tout de même hérétique, puisque je ne vois pas de raisons de croire, que je ne crois pas qu’il y ait de preuve de tout ça. » Son esprit était vidé, il n’y avait rien que cette pâle croyance, qui devenait une obsession.

Philippe ne pouvait lire, ne pouvait écrire. Il marchait, ne tenant en place. S’il avait eu de l’alcool, il se serait grisé jusqu’au sommeil. Et il n’avait même pas le courage de faire des démarches. Des bouts de prières lui venaient sur la langue, qu’il n’osait formuler. Il avait honte de lui : « Je ressemble à tous ces lâches… »

Autour de lui, il n’y avait rien de changé, et pourtant le monde n’était plus le même. Le catholicisme paraissait maintenant à Philippe une nécessité, une nécessité terrible et sans douceur. Il lui faudrait se débarrasser de tout, laisser tout. Il pensait aux moines qui quittent le monde, qui s’enferment : croire, c’est s’enfermer, pensait-il. Il lut le Serpent de Valéry : la beauté des vers lui parvenait comme la voix d’une pièce voisine. Il se demandait : « Pour moi, la beauté sera désincarnée désormais ! » Puis il essayait de se persuader que c’était là encore une de ses fantaisies, qu’avec le sommeil, cela disparaîtrait. Et il tentait de chercher, de trouver les raisons de ce revirement subit. Bien entendu, il avait toujours été attiré par la littérature mystique : « Mais ce n’est pas la même chose, pas plus que l’amour que décrivent les romans et le théâtre, Racine ou Proust, ne ressemble à ce que j’éprouvais pour Claire et pour les autres, la plus vivante littérature n’est jamais qu’abstraction, comme un ballon dont on coupe la corde. » Lorsqu’il lisait des mystiques, des écrivains religieux, Philippe avait sous la dent quelque chose de substantiel : il se voyait, maintenant qu’il croyait sans le vouloir, devant le vide le plus absolu qu’il ait connu. Dieu était, et, pour ainsi dire, il n’était rien, et Philippe, avec un sourire qui disparut bien vite, se souvint du vers de Bossuet :

Dieu est tout, mais rien de tout ce que je pense.

Philippe se rappelait les preuves de l’apologétique : il les estimait encore aussi stupides, et comme son évidence était d’autre sorte ! Eh bien ! s’il faut croire qu’il y a des preuves. je croirai ces preuves parce que je crois. » Et, dans un goût d’humilité, il était prêt à tout accepter d’un bloc.

Ce n’était pas si facile. Il lui faudrait se confesser. Vingt-quatre heures, Philippe hésita. Dans son lit, avant de s’endormir, il fut humilié à crier, en constatant qu’il avait peur de l’enfer. Cela lui était venu tout à coup, qui lui donnait la preuve qu’il croyait vraiment ; il avait peur de mourir sans avoir reçu l’absolution, d’être damné. Et, pourtant, jadis, naguère, lorsqu’il envisageait l’hypothèse d’une conversion, il se disait toujours : « Moi, ce n’est pas la peur du diable qui me fera changer. » Ce n’avait pas été la peur du diable, mais, assuré maintenant dans sa croyance, il éprouvait l’épouvante d’il ne savait quelle chose atroce.

Le lendemain, Philippe s’achemina vers l’église. Il n’était pas encore décidé à la confession, mais il ne voulait pas manquer la messe, et, parce qu’il était complètement sans le sou, honteux, il se tint debout, dans un des bas-côtés.

Puis l’angoisse reprit, et toujours ce vide, cette absence de raisonnements, de sensations et de sentiments. « Décidément, Dieu ne prend pas de faux-fuyants, il veut être aimé pour Lui-même, et Lui-même, je ne sais pas ce que c’est », se disait Philippe, qui tournait en rond.

Enfin, le jour suivant, il entra dans un confessionnal, sans ferveur, sans autre foi que cette croyance qu’il percevait comme extérieure à lui-même et qui adhérait pourtant à lui et qui le poussait. Le prêtre le remit cependant au lendemain, ce qui désespéra Philippe.

Non loin de l’église, Philippe rencontra Lucien Dubois, qui l’invita à prendre un verre. Ils passèrent des heures dans le café, où Philippe tint un discours ému : l’émotion de l’ivrogne, sur le catholicisme. L’autre répliquait du même ton, mais c’était l’émotion conventionnelle de la femme du monde, avec quelques instants de sincérité.

Par fantaisie et snobisme, Lucien emmena Philippe dans une maison de négresses, une sorte d’antre de vols et de sensualités naïves, presque puériles. Le néophyte débutait bien, et, comme pour se débarrasser de cette nouvelle croyance qui lui collait au corps, qui l’empoissait, il rêvait à des corps polis dans la chaleur, sous les palmes. Exotisme banal, que des spirituals justement, corrigeaient, portés par la radio, et Philippe percevait à travers cette mystique toute une chaleur d’Afrique refoulée.

Le lendemain, Philippe avait reçu l’absolution, et il fut tout surpris d’être heureux : cela lui rappelait, pour l’obsession, ses amours d’adolescent, lorsque tout était pur. C’est à peine s’il sourit à la naïveté du prêtre à qui il disait qu’il n’avait été pour rien dans sa conversion, qu’il ne savait comment c’était arrivé, lorsque le prêtre lui répondit :

— Vous vous êtes converti, le jour de notre fête patronale, voulez-vous que nous inscrivions parmi « les faveurs obtenues » ?

Qu’importe ! le récit de Théramène ne gâte pas les autres vers de Phèdre.

Philippe était un autre homme. Voilà que cette femme le dérangeait, comme un réveil brusque d’un rêve, et, au fait, lorsqu’il regardait cette femme, tout ce qui venait d’arriver s’abolissait comme un rêve :

— J’ai une course importante à faire, mais ensuite nous dînerons ensemble… Comme vous êtes mon malade, je vous invite à manger.

Philippe était trop bourgeois pour ne pas être humilié de se faire payer à dîner par une femme : ne reprenait-il pas sa vieille vie, et pourquoi ne serait-il pas souteneur platonique un instant ?

Il s’en fut encore à l’église, demandant hypocritement au Ciel de lui épargner la tentation, la chute : pour Philippe, il lui suffisait que le désir pointât, pour qu’il fût déjà réalisé, et, toute sa vie et en tout, avait-il jamais eu plus que des désirs ? Le reste n’était que de l’accessoire.

Le dîner fut morne. Philippe ne contait que ses souvenirs récents, et Justine Sauvé que ses souvenirs d’avant-hier. Les souvenirs de l’un ne s’accrochaient pas aux souvenirs de l’autre. Ils se quittèrent, et Philippe ne la désirait plus. Il sentait pourtant que son désir était comme en disponibilité, qu’il servirait encore. Si bien qu’il avait la sensation de la culpabilité, bien qu’il fût certain que sa volonté n’eût eu aucune part à tout ça. Sa volonté lui était aujourd’hui extérieure, comme ce désir était extérieur à toute personne.

En le laissant, la garde lui avait remis un livre :

— Vous le lirez, en pensant à moi.

C’était l’Homme, cet inconnu, un bouquin que Philippe n’aimait pas, parce que ces explications trop faciles sentent la vulgarisation américaine et qu’il ne l’aimait, en souriant, que chez les Américains.

Dans le volume, il y avait un billet de dix dollars. Philippe rougit de honte : « Celle-là aussi avait eu pitié du parasite. » Bouleversé par cette journée, Philippe ne put alors s’empêcher d’aller boire, pleurer sur lui-même, écrire des pages de journal pleurard, qu’il déchira aussitôt. Enfin, sa sentimentalité se muant en dévotionnette, il s’avisa d’aller faire une retraite.


AU CLOÎTRE

Ce n’était pas la première fois que, depuis sa conversion — Dieu qu’il trouvait le mot emphatique, mais il se plaisait à le prononcer depuis que bourgeois, prêtres, bonnes âmes et amis se réjouissaient ouvertement de cette conversion, qui en même temps qu’un changement moral amènerait par voie de conséquence nécessaire un changement dans sa bourse : l’esprit utilitaire de la nation et de la religion nationale de Philippe n’est pas encore arrivé à la séparation des pouvoirs, et les pieux paysans songent encore à une belle, une grosse cure pour le fils qui porte la robe — ce n’était pas la première fois que Philippe retournait à ses vieux vices. Philippe vivait une autre vie intérieure : le corps, quand le précepte n’était pas là pour établir une barrière, continuait plus ou moins à suivre sa pente. Philippe n’avait laissé, somme toute, que le doute et la luxure — un mot qui le faisait rire, surtout pour la poésie qu’il ajoutait à des expériences qui, pour lui, avaient été souvent burlesques. Philippe avait aussi cessé de mentir et de médire, ce qui lui fut bien pénible : cependant, comme il vivait à peu près seul, il n’avait qu’à se battre contre les mensonges qu’il aurait pu se faire à lui-même. Chez un autre, la bataille aurait été plus dure, mais Philippe, de longtemps, avait tenté de ne s’en plus faire accroire.

Bref, si Philippe ne pensait plus à la jaune, qui l’avait conduit aux portes de la folie, il cherchait encore le repos dans l’alcool. Combien de fois alla-t-il communier, l’haleine encore lourde d’alcool ? Philippe ne s’en faisait guère scrupule, craignant surtout que les niais de ses messes matinales n’en prissent ombrage et qu’on ne crût à quelque comédie de sa part.

Ainsi, dès qu’il avait quelques sous, la part faite aux quelques cadeaux d’usage à la tante Bertha, qui lui donnait le gîte, en attendant des meilleurs jours de sa conversion, Philippe s’enfermait avec un livre et, fumant pipe sur pipe, la larme au coin de l’œil, il écrivait de longues lettres à des prêtres de ses amis, où, avec trop de littérature pour qu’il n’y eût pas hypocrisie, il déduisait l’un après l’autre les sentiments de sa belle âme mystique. (Les prêtres devaient bien rire, d’abord parce que Philippe se montrait ridicule, et ensuite parce que ces spécialistes n’aiment pas plus qu’un profane parle de sainte Thérèse qu’un notaire n’accepte avec plaisir qu’un comptable dresse la feuille des impôts ou qu’un patient pose trop de questions à un médecin embarrassé dans son diagnostic ou son pronostic : l’ère de privilèges n’est pas close, et l’on appelle ça compétence professionnelle. Philippe, soumis au magistère de l’Église, ne s’indignait que des formes.)

Naguère, au fond de la bouteille, Philippe trouvait des rêves d’amour : maintenant, il y trouvait une religiosité, dont il ne laissait pas, écœurante, de se moquer, le lendemain. Il songeait à ses lèvres papelardes, ses paupières lourdes de dévotion, la sclérotique embuée de cafardise. C’était, du reste, assez agréable, mais priait-il avec sincérité ! Il y avait si peu de différences avec ces nuits qu’il passait dôpé, à écrire avec délices d’interminables épîtres en vers blancs à la pauvre Claire, à qui il pensait maintenant, parfois, avec un désir purifié et par conséquent avivé. Les mots se forçaient alors à cette sincérité particulière de celui qui se dédouble.

Philippe, sa décision prise, était gris à se faire remarquer, et déjà, il n’était plus décidé : pour Philippe dire oui redoublait toujours les objections qui l’amèneraient à un non plus définitif. Il gardait un souvenir tellement mauvais des retraites. Un jour que son adolescence avait voulu se faire pardonner des paroles trop imprudentes, il avait accepté d’aller faire une retraite, dont il gardait encore l’horreur : cette bonté onctueuse du directeur, ces méditations où le mélodrame de l’enfer se mêlait aux sucreries du ciel, cette insistance sur la volonté, dont ces ascètes ne connaissaient pas plus le mécanisme que les commis voyageurs éloquents de l’américanisme, ces repas trop lourds, voluptés permises, entre deux pensées sur « les fins dernières », ce frôlement des intimités de la communauté, pour vous en donner le goût, qui faisaient penser Philippe aux vieilles filles qui font l’étalage de leurs colifichets, vous initiant à leurs mystères. Ce qui dégoûtait le plus Philippe de cette expérience, c’était le souvenir de ses bassesses : chaque fois qu’un prêtre entrait dans sa chambre, il fixait avec épouvante son manteau accroché au mur, parce que, dans une des poches, il y avait enfoui le Père Goriot, qu’il avait apporté, se proposant de lire ce livre défendu à ses moments dérobés, mais la crainte d’être surpris l’empêchait toujours. Philippe revoyait aussi ce bon frère doucereux qui, par la fenêtre, indiquait le petit cimetière, « où reposent paisiblement nos bons religieux ». En ce moment, Philippe concédait la sainteté des âmes pures et naïves à ce bon vieux : cette façon gauche de « vendre » jusqu’à la mort au chaland qu’on englue ne le dégoûtait pas moins, par sa fadeur insistante.

Le plus humiliant, c’est que Philippe, rassasié de la psychologie élémentaire que proposaient les méditations à son incroyance, au bout de deux jours, avait voulu quitter cette retraite et qu’il s’était servi d’une ruse puérile. Il s’était dit malade, et, pour se rendre malade, il s’était gavé de chocolats, dont il avait apporté une boîte, tournant en rond ensuite, pour se donner la nausée. Et il avait fait une confession générale mensongère au directeur.

Se rappelant ces fades souvenirs, Philippe se demandait s’il pouvait regretter d’une autre façon que de l’humaine cela qui, après tout, était une faute. Alors, ces pratiques religieuses avaient pour lui si peu d’importance, et le sacrilège n’était qu’une espièglerie d’enfant vicieux. Le casuiste Philippe ne savait parvenir qu’à une humilité diablement humaine : « Je ne suis qu’un sale type, le plus médiocre caractère que je connaisse. »

Philippe hésitait, lorsqu’il rencontra Lucien, et, voyant que l’autre remarquait avec tristesse que son ami qu’il croyait guéri était encore retombé dans son vice, Philippe, touché de l’intérêt que lui portait Lucien, sentit le besoin de s’excuser, d’abolir cette honte auprès de celui à qui il avait raconté sa conversion dans d’interminables confidences. (Dieu que Philippe était las de lui-même, du trop connu de sa psychologie, de la monotonie de ses réflexes : Philippe s’était trop lu pour n’avoir pas le goût de changer de peau.) Philippe dit donc son projet d’aller dans quelque retraite religieuse parachever sa guérison morale et physique. Lucien suggéra un monastère où l’on accueillait les laïcs, conduisit Philippe à la gare et solda le coût du billet, ajoutant quelques sous : le prix d’une bouteille, dont se munit précautionneusement le pénitent.

Philippe ne resta qu’une nuit. Il but, écrivit, confessa sa belle âme à un prêtre qui souriait, but, dormit, et fut mis à la porte. Rien ne l’impressionna que la qualité de l’air, ce couvent étant niché dans la montagne, et le silence, le silence parfait de la nuit, un silence qu’on aurait pu couper, semblait-il.

Ce qu’il avait écrit, c’était des lettres à des prêtres, pour s’excuser et s’expliquer à l’avance, si on apprenait sa rechute. Le lendemain, à la taverne, décidant d’aller voir son ami Toupin, curieux homme qui vendait des montres et des bagues en buvant du vin et en lisant Bossuet et saint Jean de la Croix, il lui écrivit, avant de le voir, comme il faisait naguère avec sa maîtresse (les habitudes ne se soucient pas des personnes et leur survivent), une longue lettre sur les religieux qui manquent de charité. Pourtant, Philippe ne haïssait pas souvent, comme il n’aimait pas souvent : il buvait peut-être aussi, par impuissance à éprouver les sentiments de tout le monde.

En écrivant, Philippe regrettait le couvent qu’il venait de quitter, la montagne, le lac qui fait une échappée d’air vif au tournant de la route, et il entendait maintenant psalmodier les offices. Philippe n’avait connu l’amour que dans la séparation et il savourait la poésie des cloîtres, sachant bien que jamais son indépendance ne se plierait à une règle, sa maladive indépendance.

Ce fut pourtant la dernière évasion de Philippe aux paradis artificiels, dont il se détacha aussi aisément qu’il s’était détaché de la dôpe. La première fois, il avait eu peur, cette fois, il avait honte, il s’estimait un goujat, du spectacle qu’il avait donné aux religieux. Il avait trop honte pour revenir sur cette retraite.

Il ne lui restait qu’une goujaterie finale à commettre, et dont Claire serait victime, mais, quelques semaines, il ne pensa ni à Claire ni à sa garde, dont le souvenir se liait à l’autre. Philippe faisait deux parts de sa vie : dans l’une, il s’efforçait, par la lecture, de comprendre intimement la prose des saints, et dans l’autre, il s’évertuait à rire des ridicules qui l’entouraient, sans y mettre cette malice qu’il se reprochait, lorsque, sans paroles, il s’agenouillait devant le Saint-Sacrement, dont il s’apercevait avec ébahissement qu’il devenait son refuge le plus vrai. Dans l’ombre de l’église, presque sans pensées, vivait le vrai Philippe, le nouveau Philippe qui essayait de convertir l’autre, enlisé encore dans ses médiocrités et ses vaines critiques.

Les mois passaient, et cependant, Philippe n’avançait guère. Il priait, il communiait, mais ses confessions lui étaient toujours extrêmement pénibles, et c’est en se confessant qu’il découvrait son pharisaïsme.


LA CONFESSION

Philippe décidait de se confesser. Il remettait toujours ses confessions à demain, puis enfin se décidait. En route, il songeait déjà à éluder les aveux trop pénibles. Non pas qu’il voulût mentir, il craignait que le prêtre ne comprît rien à ses subtilités. Il méprisait ce prêtre d’avance. Surtout, il avait peur que le prêtre le méprisât, qu’il le confondît avec les pénitentes du commun.

Philippe se donna du temps. Il prit par le plus long. C’était un beau samedi d’automne. Ça sentait le congé. Aux arrêts de tramway, il y avait plus de jeunes femmes, mieux maquillées, dans des manteaux plus neufs. Les hommes, eux, se pressaient moins. Ce n’était pas tout à fait la lenteur des dimanches, et ce n’était pas non plus la précipitation de la semaine. Il y avait aussi plus de jeunes chiens qui couraient. Sur les marches des maisons, les jeunes filles prenaient plus de temps à vérifier leur rouge dans le petit miroir. Tout le monde s’acheminait au théâtre, au cinéma. Philippe allait à confesse.

Il hésitait. Peut-être que l’abbé qui va vite ne serait pas là : il lui faudrait alors se confesser à un autre, qui le tiendrait longtemps, tout rouge dans la chaleur du petit réduit. Mais déjà son scrupule, qui tout à l’heure minimisait ses péchés, le voyait en état de péché mortel. Un instant, il eut peur d’être damné. Pourtant il savait bien que, s’il était loin de Dieu, loin de la présence de Dieu, le plus souvent, c’est à peine s’il n’avait pas arrêté assez tôt les tentations. Rien de positif, et cela l’énervait d’autant.

Cependant, il craignit encore plus le prêtre que l’enfer. Sa religion était devenue tout à fait matérielle, et Philippe s’écœurait du contraste entre ses frousses de vieille fille et la splendeur de ce samedi. Le ciel avait l’azur des fins de semaine réussies. L’automne mettait une dernière coquetterie, une coquetterie avisée et raisonnée dans les petites feuilles qui restaient aux arbres et qui, sous la brise, s’agitaient avec le sans-gêne et l’imprudence de l’été. La verdure se donnait toute, dans sa ménopause. Vernissées, nickelées, les autos glissaient avec un air de printemps. Le soleil, plus clair, n’avait pas cette fièvre de l’automne, c’était un soleil qui avait envie de durer.

Philippe se voyait déjà dans l’église obscure, indécis, laissant passer les pénitents les uns après les autres, pour être le dernier à se confesser. Ou bien, il voulait se glisser entre deux, afin que l’absolution fût bâclée.

Il était déjà à l’église. Là, on sentait le factice de ces derniers beaux jours, l’église dégageait un froid inquiétant, qui n’était pas la fraîcheur voluptueuse des églises d’été, ni le froid tout rond de l’hiver, les matins de basses messes. Philippe, après avoir trempé ses doigts dans le bénitier, se coula dans l’ombre, pas très loin d’un confessionnal. Il voulait déjà rebrousser chemin.

Il s’avisa plutôt de faire son Chemin de croix. Les va-et-vient de l’allée le dérangeaient, et Philippe avait déjà les joues rouges des aveux. Au lieu de compatir aux douleurs du Christ, sous le poids de la Croix, il cherchait inconsciemment à se débarrasser en catimini de ses péchés. Comme la contrition lui était aisée devant Dieu seul ! Machinalement, il priait, « nous vous adorons et nous vous bénissons, à cause de votre sainte Croix… ». Par instants, il avait des remords : « C’est le Christ qui tombe là, devant toi, l’épaule lourde de ce bois… Et c’est toi qui le regardes avec les yeux ironiques de la curiosité… » Alors, il essayait un acte de contrition sincère, et tout de suite il raisonnait : « J’ai évidemment la contrition parfaite… Je ne me rappelle plus mes péchés, mais qu’importe, je ne peux que regretter tous les péchés du monde, parce que le péché, c’est le mal, la bêtise par excellence… » Un sentiment d’orgueil se faufilait : « Si je disais ça au prêtre, comprendrait-il ? Peut-être serait-il émerveillé, abasourdi devant une si sincère compréhension du péché… »

Lorsqu’il approcha du confessionnal, Philippe fit un rapide demi-tour, et c’est avec soulagement qu’il baissa la tête devant la huitième station. Il pria pour ceux qui se confessaient, il s’unit à toutes les saintes âmes qui, avec les saintes femmes, accompagnent dans les siècles des siècles Jésus sur son Chemin. Avec ferveur, devant le Crucifiement, il s’agenouilla longtemps, renouvelant ses actes de contrition pour lui et pour les autres.

À son banc, il se dit : « J’ai la contrition parfaite… Tant pis si le prêtre comprend mal. L’absolution effacera tout… » Il ne s’en traitait pas moins de pharisien, et de plus en plus il craignait de faire une confession sacrilège.

Enfin, Philippe prit sa place à côté du confessionnal. Entre deux distractions, il eut le temps d’un Ave. De l’autre côté, un homme faisait une confession interminable : Philippe voyait les pieds qui dépassaient le compartiment. Il avait chaud pour ce pauvre diable, et Philippe vit son péché : il était étendu à côté d’une femme laide. Philippe méprisait ces péchés de pauvre, ce qui le ramenait à lui-même, à des aventures aussi pitoyables.

Les jambes remuèrent, disparurent, puis surgit, sous la tenture, le vieux qui l’agaçait à la messe, chaque matin. Philippe eut un sursaut : « Ce n’est pas un adultère, mais une gourmandise de vieux garçon. » Et Philippe à son tour entra dans le confessionnal. Il y avait un grand Christ de métal, qui brillait faiblement : Philippe pensa aux pénitences stupides que lui donnerait le prêtre, et il commençait déjà un article sur la statuaire ecclésiastique, se revisant après : « C’est vieux tout ça, après Huysmans et Ghéon… »

Derechef, il s’excita à la contrition, il en fit encore un acte : arrive que pourra maintenant, il avait regretté ses péchés.

Derrière la grille, le prêtre remuait, et il entendait un murmure. Philippe s’approchait, se collait à la grille, que ses lèvres touchèrent avec dégoût : ainsi ses péchés ne seraient pas entendus de ses compagnons, ses péchés dont il n’était plus sûr maintenant. Un vide se faisait en lui, et une courte terreur de n’avoir plus rien à dire, de rester bouche bée.

Il faisait très chaud dans cette guérite, et Philippe détacha son manteau, il respirait une odeur sure, et il imaginait la mauvaise haleine du prêtre, comme de ce prêtre aux dents pourries à qui il s’était déjà confessé. Il revoyait cet autre qui avait toujours le mouchoir à la main, qu’il portait à sa bouche, pour éviter l’haleine des pénitents. Quelle pénible corvée que la confession !

Cependant Philippe remarquait que d’autres prêtres donnaient avec une grande joie l’absolution aux vieux pécheurs et qu’alors, ils se sentaient vraiment l’instrument de Dieu, qu’ils donnaient en vérité l’absolution au nom du Christ.

Un remuement, un bruit de jambes, et la grille s’ouvrit. Le prêtre penchait l’oreille, et Philippe prenait maintenant l’attitude de la confidence explicative, de la confidence psychologique. Philippe s’entendait prononcer des phrases de roman d’analyse. Il présentait un cas. Le prêtre ne disait mot. C’était plus fort que lui, Philippe ne confessait pas Philippe, il confessait un autre. Inconsciemment, il quêtait la lueur d’admiration qu’il observait dans l’œil de ses amis, lorsque son orgueil confessait littérairement ses turpitudes.

Cet aveu pénible, fait et arrangé en phrases, avec virgules, points-virgules et points d’exclamations, Philippe était certain maintenant de n’avoir pas commis de péché mortel, il n’était qu’un scrupuleux, et, comme s’il jouissait de la fatigue pleine après un travail de bonne prose, il était heureux, soulagé, soulagé non tant d’avoir avoué, que d’avoir élucidé et écrit. Et, avec le pharisaïsme de celui qui est heureux de n’avoir à confesser que des péchés bénins, il s’empressa d’avouer un quelconque gros péché de sa vie passée.

Ensuite, sa tâche étant finie, Philippe écouta distraitement les deux, trois phrases du prêtre. Il se recueillait pour un acte de contrition qu’il sentirait vraiment, ce qui ne lui était jamais arrivé dans la honte du confessionnal. Même, il ajouta : « Mon Dieu, je vous offre toute cette honte. »

Quand le prêtre lui demanda de prier pour lui, Philippe reprit d’un air sournois : « Priez aussi pour des âmes que je voudrais convertir. » Philippe se redressait dans la fierté de son apostolat.

Il sortit, se rappelant surtout que le prêtre lui avait donné comme pénitence à lire l’épître du dimanche : « Il y a des prêtres plus intelligents que ceux qui nous demandent de prier dix fois la Bonne Sainte Anne. »

Agenouillé, libéré, Philippe s’abandonnait à l’amour de Dieu. Plus de craintes d’avoir fait une confession sacrilège. Il priait de toutes ses forces pour les autres et pour lui. Et c’est avec allégresse qu’au sortir de l’église, il alluma une cigarette, qu’il jeta pour manger, au restaurant, une tablette de chocolat. Philippe était en état de grâce spirituel et corporel. Le monde était beau, et il aurait entonné le Cantique des Trois Enfants, si la poésie ne lui en avait point paru trop maigre pour sa joie.


LA DERNIÈRE COMÉDIE

Elle ne se fit pas attendre, trop tardive pourtant au gré de Philippe, qui ne pouvait plus supporter la tante Bertha et qui cherchait le moyen de s’évader : le travail normal lui répugnait.

La tante Bertha, en effet, était de plus en plus doucereuse avec Philippe. Celui-ci se souvenait de son père, dont l’humble tante Bertha, dans son amour, avait fini par devenir propriétaire : sa ruse inconsciente n’avait pas épousé celui qu’elle aimait, elle le gouvernait, et, pour cette femme sèche, c’était beaucoup mieux. Philippe avait succédé à son père, et, maintenant que, nantie d’un minuscule héritage, elle pouvait se vouer corps et âme aux œuvres pies, maintenant que Philippe allait chaque jour communier à la messe, la tante Bertha s’était emparée de Philippe. Elle s’était surtout emparée de sa conversion. Elle qui, jadis, ne sortait de la maison que pour se rendre à l’église ou chez les fournisseurs, avait des amies, des amies qui n’existaient que pour entendre le récit de la fameuse conversion et de la piété de Philippe.

Philippe, dans sa jeunesse, avait formé comme tous ceux qui écrivent, des rêves de gloire littéraire, qui étaient vite déchus en rêves de simple notoriété : les dernières fois qu’il écrivit, ce n’était que pour s’amuser, s’amuser à critiquer quelques sottises pour ceux dont il n’aurait pu se faire entendre autrement, dans le bredouillement de ses conversations. Les dernières fois qu’il écrivit, Philippe ne fit que mettre au net ses rêveries, et n’en tira le plaisir que de constater qu’elles étaient encore plus fumeuses qu’il ne pensait. Voilà qu’il atteignait la notoriété, une notoriété de paroisse : Philippe était le converti. Ses péchés n’avaient été pourtant que les plus mesquines des fautes. Il en ajoutait une plus mesquine, en enlevant à la tante Bertha le plaisir puéril d’abriter un « converti », d’en avoir l’usage.

Philippe voulait quitter ce petit monde rance, et ce fut Claire qui lui en donna l’occasion. Le hasard ménagea leur rencontre. Dès qu’elle l’aperçut, elle lui sourit comme à un ancien camarade. Philippe fut révolté. Il n’osa cependant rien manifester, parce que c’était toujours le même regard, et, s’en apercevait-il pour la première fois, c’était toujours la même bonté, qui rayonnait dans tout son visage.

— Moi aussi, tu sais, je me suis convertie.

Curieuse entrée en matière. Claire avait-elle rencontré la tante Bertha, et lui faudrait-il aller communier au bras de Claire, pour réparer une faute dont il excusait Claire, mais dont il ne voyait que la bassesse et la niaiserie, quant à lui ? Claire avait des antennes et cette femme, qui préféra toujours la société des hommes, savait toujours ce qui se passait à l’intérieur des maisons les plus fermées, aussi bien qu’une commère parfaite. Disons que chez elle, le papotage était pur, comme la poésie de Paul Valéry ou l’amour platonique.

— Il faudra venir chez moi causer de tout ça. Elle lui donna son adresse, et le quartier lui parut un peu trop chic pour les moyens de Claire. Elle était tellement débrouillarde ! Mais elle lui donna les explications que sa gêne ne demandait pas, que sa curiosité attendait :

— Je suis veuve de nouveau, pour ainsi dire, et je suis libre comme toujours. Les enfants sont placés.

Il comprenait à son sourire que, si le vieux ne l’avait pas épousée, il était mort, sans oublier cependant de lui laisser quelques sous. À ce moment, Philippe était loin de penser lui-même au mariage : son indélicatesse ne rêvait que d’un « petit emprunt », qui lui permettrait de vivre seul quelques mois en écrivant ce qu’il voulait écrire.

Mais ce fut le mariage, le plus banal et le plus stupide.

Il était allé chez elle, et, au cours de la route, il avait souri, remarquant qu’à la façon des dévots, il avait peur de se trouver seul avec une femme. Et, en même temps, ce sceptique qui voulait toujours toucher du doigt, constatait que, puisqu’il était dévot jusqu’à la pudibonderie, sa conversion était vraiment sincère. Il n’y avait eu ni préambules ni circonlocutions :

– Tu me disais que si, un jour, tu avais des sous, tu m’épouserais : j’ai des sous à ta place…

Cette femme de tête prenait tout sur elle, et Philippe était embarqué. Il avait quelques scrupules : il ne l’aimait pas, maintenant, et, tout le reste de sa vie, il serait un parasite ; mais pouvait-il s’opposer à la volonté de Claire ?

Philippe se laissait faire. Il accepta tout, même que la tante Bertha vînt habiter chez eux : Claire voulait réhabiliter tout de Philippe, et adopter sa nouvelle famille. En vérité, Philippe passait des mains de la tante Bertha aux mains de Claire, qui s’emparait par la même occasion de la vieille dame. Philippe se laissait faire, parce qu’il ne savait comment se déprendre. C’était vraiment le mariage forcé de la comédie.

Si, du moins, il avait eu le dérivatif de la jaune ou de l’alcool : tout ça dégoûtait Philippe à un point qu’il n’y pouvait toucher. Et, le comble, c’est qu’il percevait que même la piété, aux commencements de sa nouvelle vie, lui avait été aussi une évasion, qu’il avait goûté cela à certains moments, comme on prend plaisir aux jouissances ordinaires : dans sa sécheresse, il ne pouvait que bénir Dieu de lui avoir laissé la foi et de lui faire comprendre enfin que le monde spirituel n’est pas le monde charnel.

Philippe préparait son mariage. Claire, il le savait, s’en occupait, quant à toutes les formalités indispensables : lui, puérilement, songeait qu’il lui faudrait, sinon l’habit de noces du grand-père, du moins un complet plus convenable que celui qu’il portait. Il pensa au docteur Marquette, collectionneur de chaussures, qui avait peut-être des accointances chez les tailleurs.

Chez la Maureault, Philippe se débarrassa des questions de la dévote, qui lui rappelait trop la tante Bertha, et il grimpa tout de suite chez le docteur. Il le surprit en consultation, si l’on peut dire : un gros homme en petit caleçon qui se balançait sur la cathédramètre, des mollets obscènes, avec les marques des jarretelles.

— Excusez-moi…

— Entre hommes, ce n’est pas la peine.

Le docteur fit les présentations. C’était un pieux propriétaire, qui ne jurait que par ce docteur, par son notaire, « un vrai, un des rares notaires de famille » et par le chanoine, son ancien curé. Le docteur lui avait fait lire quelques articles de Philippe et le gros dévot disait, « pour faire plaisir » :

— Je trouve ça bien, mais je ne m’y connais pas : mon neveu, qui, lui, s’y connaît, affirme qu’il y a quelque chose là-dedans. Surtout, vous pensez bien, dans un temps où, malheureusement, jusqu’aux prêtres sont socialistes.

Cette parole incitait Philippe à la réflexion. N’était-il pas un hypocrite du genre de ce dévot propriétaire, qui parlait de ses droits comme de droits divins : lui, catholique, se laissait marier à une femme qu’il n’aimait pas et qui lui donnerait le gîte, Philippe lui donnait une vague respectabilité. Toute sa vie, Philippe avait commis les bassesses de tout le monde, en les poussant cyniquement jusqu’à leurs conséquences, et, ce qui ajoutait à sa responsabilité, il avait toujours agi consciemment. Et, dans cette chambre ridicule, devant la cathédramètre, Philippe priait Dieu, si telle était sa volonté, de le faire mourir au plus tôt et de lui infliger le plus mérité des purgatoires (un miracle, c’était un miracle, l’avait tiré de l’enfer), afin qu’il pût expier ce que le lâche n’avait pas le courage d’expier sur la terre.

Il avait même mal jugé le docteur Marquette, qui le reconduisant, aux regrets de ne pouvoir lui procurer le complet de noces :

— Je suis sûr que vous ne m’avez pas compris, cette journée des bottines. Je suis un vieux sceptique, je ne crois à peu près qu’aux forces de recouvrement de la nature, à l’hygiène, et à la bonne conduite, la bonne conduite de la vie. Seulement, si je laissais partir mes patients sans remèdes ni ordonnances qui les frappent, ils courraient s’emplir de pilules chez le pharmacien et ils oublieraient mes leçons : une bottine qui leur serre les pieds ne peut leur faire beaucoup de mal et cela leur rappelle mes leçons. Quand ils reviennent, je leur donne des chaussures moins étroites et les achemine ainsi vers la guérison, quand la guérison est possible. Seulement, mes confrères n’aiment pas tous ma méthode, et je pratique incognito chez la Maureault. Ainsi tout le monde est content.

Philippe fut encore détrompé, lorsque Claire se fâcha presque pour cette recherche du complet :

— Tu es fou ! Nous nous marions comme nous sommes. Nous ne ferons pas de voyage de noces. Je veux qu’on sache que nous étions déjà mariés et que seules les circonstances nous empêchaient de rendre ça public. J’ai des dispenses de bans et nous serons seuls avec nos témoins, dans la chapelle Sainte-Gertrude. Pas de voyage de noces, mais, le lendemain du mariage, nous irons à X., où les mauvaises langues ont parlé, et nous communierons ensemble à la grand’messe : ça leur bouchera la gueule.

Jamais Claire n’usait de gros mots, et Philippe, par ceux-ci, jugea comme elle avait souffert de la situation suspecte qui avait été la leur. Encore un motif de se mépriser : Claire avait été bonne, et si elle l’avait trompé, ce n’avait été que par amour de ses enfants. Il n’y avait que Philippe qui eût le cœur sec, et à qui il ne pouvait trouver d’excuses. « Quand serons-nous débarrassés de ce corps de chair ? » se demandait saint Paul : il était plus urgent pour Philippe de se débarrasser de Philippe.

Ce n’est pas le mariage qui le débarrassa. Devant le prêtre, à côté de lui, qui se sentait ridicule, Claire était pâle, ce qui la rendait moins jolie pour Philippe, qui, néanmoins lui trouvait une belle jeunesse ; mais jusqu’à ses pensées qui, en ce moment, voulaient la salir. Il se rappelait cette scène chez Florence, lorsqu’il s’était réconcilié avec Florence. Un jour qu’il avait des sous et qu’il s’était grisé longuement chez elle, était entrée son amie Clara, une belle fille saine, dont il savait pourtant le métier : c’est pourquoi, cyniquement, il demanda à Florence de s’entremettre auprès d’elle. Florence accepta, et lorsqu’ils furent dans une chambre, il remit, dans un grand geste, un billet de banque tout neuf à la fille qui, alors, le regardant dans les yeux, se mit à rire :

— Maintenant que j’ai l’argent, je m’en vais. T’es trop laid…

Philippe songeait à répondre : « Non, elle est trop laide », à la demande du prêtre.

Il n’en fit rien, et ils étaient mariés.

Malgré lui, à la maison, Philippe craignait les discours et les gestes sentimentaux, et c’était plus fort que lui, il ne l’aimait plus. Lorsqu’il l’embrassait, il se retirait aussitôt, il avait honte de lui, de cette comédie. Elle souriait, un peu triste, et courait ailleurs. On aurait dit que Claire avait deviné : elle n’avait pas renvoyé la tante Bertha qui, depuis quelques jours, avait emménagé chez elle.

Le plus clair de la journée se passa en classements de manuscrits : Claire, visiblement, voulait qu’il écrivît en beauté leurs aventures, avec les déguisements nécessaires, et elle tenait à rester son égérie. Riant malgré tout, Philippe se disait : « Elle va me faire vivre, et elle ne demande en échange que cette petite illusion que je puis lui procurer. » Il se sentait ignoble.

On n’entendait pas la tante Bertha, tantôt dans la cuisine, qui serait sa cuisine, tantôt dans la chambre qu’on lui avait aménagée. Ou on entendait ses petits pas menus : elle rangeait. Ou encore le cliquetis de son chapelet :

À onze heures, Philippe conduisit Claire à sa chambre, l’embrassa sur le front, puis :

— Je vais m’étendre, cette nuit, sur le divan du boudoir.

Elle pâlit, mais se résigna aussitôt : avait-elle pour lui d’autre sentiment qu’un bizarre amour maternel ?

— Bonne nuit !

Il passa devant la chambre de la tante Bertha. Elle était assise, près du mur qui donnait sur la chambre de Claire. Quand elle le vit, elle baissa les yeux. Qu’attendait la tante Bertha ? Philippe sourit, passa, se coucha et s’endormit.

Le lendemain, jour de congé, les enfants parurent. Claire était heureuse de leur montrer Philippe :

— C’est votre nouveau Papa… Il va bien vous aimer. Vous vous rappelez ses cadeaux ?

Elle était fébrile, s’affairait.

Philippe s’offrit d’aller reconduire les enfants à leur pension : elle refusa, et c’est à son retour, qu’elle dit à Philippe :

— Les locataires d’en haut partent à la fin de la semaine… Tu pourras t’installer là, écrire tranquille. Je ne te demanderai de descendre que lorsque les enfants viendront, et, certains jours, recevoir avec un petit nombre d’amis. Il faut garder les apparences. Il faut surtout réparer.

Et, lorsque Philippe monta dans son petit appartement, il s’observait qui redevenait amoureux de Claire, parce qu’il n’était plus heureux de rentrer dans sa solitude. Un peu plus il s’oubliait.

  1. Le Mariage blanc d’Armandine.
  2. Voir le Mariage blanc d’Armandine.
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