Les illégalités et les crimes du Congo/3

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DISCOURS DE M. PAUL VIOLLET

membre de l’institut
président du comité de protection et de défense des indigènes


Avant de commencer son discours, M. Paul Viollet s’adresse en ces termes à M. Frédéric Passy :


Cher et très honoré confrère,


Je vous remercie de nous avoir fait le grand honneur de présider cette réunion.

Votre présidence suffit à en dire la nature et le caractère : elle n’est point politique, elle est purement humanitaire.

Infatigable apôtre de la paix, j’entends de la paix honorable, de la justice et de la vérité, vous méritez, vous aussi, et mieux que l’ancêtre illustre auquel je fais allusion, vous méritez un titre que vous ne vous êtes point donné, mais que nous vous donnons, celui d’Ami des hommes.

Si les années ont blanchi votre tête, elles n’ont point refroidi votre cœur et vous restez un jeune.

Cette jeunesse de l’âme, cette jeunesse du cœur, nous la voulons toujours garder comme vous.


Mesdames, Messieurs,

Je vous remercie tous d’être venus prêter l’appui de vos talents, de vos caractères, de vos volontés à cette démonstration humanitaire. La cause des faibles a besoin de l’appui des forts.

Nos noms, et tout particulièrement ceux des deux orateurs inscrits en tête de nos listes, disent très clairement que cette assemblée est composée d’hommes qui, par leurs opinions religieuses ou antireligieuses, philosophiques, sociales, politiques, appartiennent à des écoles différentes et même entièrement opposées.

Lorsque des Français, divisés par ailleurs d’opinion, très divisés, se groupent dans une pensée commune, dans un sentiment commun, ils démontrent par là même, ils démontrent avant toutes choses qu’il y a encore une France, et que cette France, cette patrie, leur est chère. Où serait la France, existerait-elle encore si sur aucun point, sur aucune question les Français ne pouvaient s’entendre et sentir de même ?

De nombreux orateurs vont prendre la parole. Ils exprimeront sous des formes diverses une même pensée. À cette pensée chacun ajoutera sa note personnelle. Quelques-uns nous laisseront peut-être entendre l’écho de leurs convictions politiques et sociales. Le Comité de protection et de défense des indigènes que j’ai l’honneur de représenter ici, et qui compte lui-même dans son sein des hommes appartenant à tous les camps, à toutes les opinions, n’a qu’une chose, une chose unique en vue, et prend ici par ma bouche la responsabilité d’une seule et unique pensée : défense des natifs opprimés ; répression par la justice de tous les crimes commis aux colonies.


Après ce court préambule, voulez-vous me permettre d’entrer in medias res et de jeter un coup d’œil sur la question si grave dont nous avons aujourd’hui à nous occuper. C’est une sorte de préface à vos importantes communications que je voudrais ébaucher

La puissance guerrière des nations occidentales venait, grâce à des inventions destructives, de faire de gigantesques progrès, lorsqu’une moitié du monde, jusque là ignorée, fut ouverte à notre petite Europe. Tous ceux qui n’avaient point nos armes, sauvages ou civilisés, furent asservis, furent broyés. Un genre de conquête tout nouveau se créa : la colonie. Conquête d’espèce nouvelle, car elle est le résultat, non plus d’un combat heureux qui, engagé entre adversaires de force, sinon tout à fait égale, au moins comparable, pouvait fort bien être un combat malheureux, mais d’une victoire qui en théorie est certaine, Ces victoires-là mériteraient le nom d’écrasement plutôt que de victoire, écrasement suivi trop souvent d’extermination complète ! En d’autres termes, disproportion absolue des forces : telle est la base stratégique, tel est le fondement solide des conquêtes coloniales. Certes, le conquérant dont je parle peut éprouver des mécomptes. Il n’est point infaillible, il croyait marcher à une conquête coloniale, par conséquent il se croyait placé en dehors des chances ordinaires de la guerre. Il s’est trompé ! — Pareil accident est très rare.

Qu’il me soit permis de rappeler ici qu’au moment même où se créait celle notion nouvelle, celle notion de colonie, il se rencontra, pour l’honneur de l’humanité, quelques âmes généreuses qui s’efforcèrent, avec un courage inlassable, d’atténuer les horreurs de ces conquêtes. Leurs efforts ne furent pas toujours vains.

La colonisation continua, d’ailleurs, de s’étendre sur le monde.

Si nous regardons les choses de haut, sans nous arrêter aux accidents de la route, nous constatons que les nations colonisatrices ont éprouvé jusqu’ici fort peu de déceptions quant à la réalisation assez rapide de leurs convoitises (je ne parle pas ici des désenchantements ultérieurs). Nous pourrions presque aller jusqu’à dire qu’elles n’ont pas éprouvé jusqu’à ces derniers temps de graves mécomptes.

Mais l’heure vient de sonner où les nations européennes s’aperçoivent qu’elles sont brusquement arrêtées, en Extrême-Orient, dans leur marche envahissante. La Chine aujourd’hui est sauvée. Elle ne sera pas, comme l’Afrique, partagée entre les nations européennes. Celles-ci, il y a peu d’années, ne concevaient are d’autres desseins que de l’opprimer et de se la partager comme un butin. Le Comité de protection et de défense des Indigènes lança, en Mars 1900, contre « ces habitudes de brigandage des gouvernements européens » une énergique protestation[1], protestation qui fut comme prophétique car le Comité, non content de protester au nom du droit des peuples, signalait aux Européens l’imprudence et le redoutable danger d’une pareille conduite. L’effroyable soulèvement de Pékin survint trois mois plus tard.


Messieurs,

Les colonies se font de deux manières : par conquête, c’est la voie directe ; par protectorat, c’est la voie oblique.

Je voudrais, en ce qui concerne la voie directe, la conquête, signaler et blâmer avec vous, non pas les procédés employés de nos jours dans toutes les conquêtes coloniales, mais les procédés employés, hélas ! quelquefois, employés trop souvent.

Je voudrais ensuite, en ce qui concerne la voie oblique, vous dire par quel procédé l’un de nos protectorats a été récemment transformé, de fait, en colonie. Ce procédé, vous ne l’approuverez pas non plus, j’en ai la certitude.

Quand j’aurai ainsi conduit la colonie jusqu’à son établissement définitif, je dirai un mot du régime colonial considéré en lui-même.

Si je choisis exclusivement mes exemples dans les milieux français, ce n’est pas que je considère les autres nations colonisatrices comme plus humaines, plus justes, plus équitables que nous. Oh ! nullement. Mais nous sommes ici entre Français et nous devons tendre à ce que nos efforts aboutissent pratiquement à des résultats. Voilà pourquoi je parle des choses françaises. Il serait, hélas ! bien facile de montrer que les autres nations ou les chefs d’État n’ont rien à nous envier.


Je commencerai mon exposé par les faits qui appartiennent à l’histoire de la voie directe, c’est-à-dire à l’histoire de la guerre coloniale. Je choisis, si vous voulez, la guerre africaine.

Je ne me servirai ici que de documents authentiques et parfaitement indiscutables.

Ouvrez l’Officiel du 18 Juin 1895 et lisez le procès-verbal de la séance du Sénat du 17 : Interpellation Isaac, discours du Ministre des Colonies.

Permettez-moi de saluer au passage ce nom d’Isaac, car il nous est très cher : Isaac, après la mort du vénérable Antoine d’Abbadie, premier président de notre Comité, a dirigé nos travaux pendant plusieurs années. Avec quel dévouement !

Que nous apprennent ces deux orateurs ? Une chose honteuse : à l’ombre du drapeau français l’esclavage se crée. Des femmes et des enfants pris à la guerre, comme on prend des bœufs ou des moutons, sont partagés, sous les yeux de nos officiers entre nos auxiliaires africains. Un ministre confesse ces faits à la tribune et essaie de les justifier !

Les vieux peuples européens ou les Européens devenus Américains prétendent porter par le monde, véhiculer la civilisation. En réalité, ils envoient au loin des pionniers hardis et courageux qui trop souvent se barbarisent au contact des barbares.

Je dis qu’ils se barbarisent.

Avez-vous lu le récit de la prise de Samory en 1898 ?

Je vous en citerai le trait final.

Le narrateur vient de raconter la capture du grand chef. Il continue en ces termes. Je cite textuellement :


« Pendant ce temps, les autres fractions de la reconnaissance avaient occupé les diverses parties du campement ; les marabouts, chefs de bande et griots viennent se rendre successivement. Un cavalier est envoyé à Moktar et à Saranké-Mory qui se trouvent à 12 kilomètres de là et leur porte l’ordre de venir immédiatement faire leur soumission, sous peine de voir mettre à mort leur père et leur mère. À une heure, ils sont au camp, apportant leurs armes et leurs munitions… »

Vous avez entendu : mettre à mort leur père et leur mère.

Ce récit est signé : E. Chaudié[2].

Vous me demandez qui est-ce Chaudié ?

Voici ses titres :

« Inspecteur général des colonies françaises, gouverneur général de l’Afrique occidentale française, officier de la Légion d’honneur. »

Au reste, il est ici simple narrateur, simple rapporteur, mais rapporteur officiel.

Si je ne m’étais pas imposé la loi de ne parler que des choses françaises, je rapprocherais de ces documents français les déclarations de « civilisés », qui, dans des colonies européennes qui n’ont rien de français, annoncent solennellement la résolution de massacrer en masse tous leurs adversaires ; j’appellerais à notre barre une troisième puissance européenne et en quatrième lieu un chef d’État. Contre eux tous cette même terre d’Afrique se porte accusatrice de crimes récents ! J’y appellerais enfin les Américains ou mieux les Européens d’Amérique, lesquels sont parfaitement dignes de leurs frères de ce continent.

Oui ! j’ai le droit de le répéter, les colonisateurs travaillent à se barbariser.

Je ne multiplie pas ces citations douloureuses.


J’arrive aux colonies créées par la voie oblique du protectorat, et je me contenterai de vous faire connaitre ici un mode de transformation que le Comité de protection et de défense des Indigènes a cru devoir hautement blâmer. Il s’agit de la Grande Comore et du sultan Saïd-Ali, notre protégé. Voici en quels termes le Comité écrivit au Ministre des Colonies, le 9 février 1903 :

« Le sultan Saïd Ali, chevalier de la Légion d’honneur, a été expulsé de son pays en 1893 et est actuellement interné à la Réunion. Depuis cette époque, le sultan ne cesse de protester contre la mesure prise à son égard, mais aucune suite n’a été donnée à ses diverses démarches. »

De quelle manière le sultan, notre protégé, a-t-il été expulsé ?

« Saïd Ali, écrivions-nous au Ministre en 1903, affirme avoir été invité à diner, le 21 novembre 1893, à bord du transport de guerre l’Eure, par le gouverneur de Mayotte, avoir été retenu prisonnier à bord, puis envoyé à Diego Suarez et de là à la Réunion. »

Le sultan demande tout simplement, soit à retourner dans son pays, soit à comparaître devant un tribunal français de répondre à une accusation d’assassinat qui aurait servi de prétexte à son envoi en exil.

« Nous nous garderons bien, concluait le Comité, d’entrer dans le fond de la question et de discuter le plus ou moins de fondement de l’accusation grave qui semble peser sur le sultan Saïd-Ali, sans avoir même été formulée ; ce que nous demandons, est qu’il soit autorisé à se défendre.

« Quoi qu’il arrive, nous pensons que la mesure prise en 1893 est injustifiable et contraire au droit des gens. »

Le Ministre des Colonies nous répondit, le 14 février :

« Si certains témoignages recueillis à l’époque par M. Lacassade, gouverneur de Mayotte, tendaient à incriminer l’ancien sultan, il n’en a pas été fait état par mon département et son exil n’a été considéré que comme une mesure politique s’imposant par suite des troubles dont son maintien sur le trône était la cause ou l’occasion… »

Le Ministre, remarquez-le bien, ne conteste ni directement, ni indirectement la véracité des dires de Saïd Ali quant au procédé par lequel il a été attiré hors de son pays.

Le Comité ne s’est pas cru en droit de publier les deux mémoires dans lesquels Saïd-Ali protestait contre la mesure dont il avait été l’objet, des personnalités plus ou moins officielles, dont il appartient aux tribunaux d’apprécier la responsabilité, y étant mises en cause.

Mais la lecture de ces documents ne permettait pas au Comité de cesser son intervention. Il écrivit une fois encore au Ministre, le 5 mai 1903, affirmant à nouveau qu’une mesure politique, conséquence vraisemblable d’une appréciation individuelle, ne suffisait pas, en droit et en équité, à justifier l’internement prolongé et sans terme défini du sultan, internement dont le caractère arbitraire a encore été aggravé, s’il est possible, par le procédé employé pour s’emparer de sa personne.

À cette lettre le Comité n’a reçu aucune réponse. Quelle réponse pouvait-on lui adresser ?

Une conclusion nous parait s’imposer :

Si la présence de Saïd-Ali dans son sultanat donne seulement lieu à des compétitions et provoque des troubles, la France se doit à elle-même de soutenir l’autorité de celui qui l’a appelée sur son territoire et a demandé son protectorat. Si, au contraire, ce sultan a démérité, il faut porter au trône son successeur légitime[3].


Faut-il vous avouer, Messieurs, que j’ai parfois la crainte, l’inquiétude que ce procédé d’un autre âge et qui, à aucune époque, n’a été un procédé français, ne soit pas unique dans notre récente histoire coloniale ?

Behanzin, ce roi nègre captif, qui demande à juste titre un sort plus doux, Behanzin n’aurait-il pas été, lui aussi, victime d’une surprise inavouable ?

Voici ce qu’il écrivait, le 10 octobre 1902, à M. Gerville-Réache :

« Monsieur le Député, vous n’ignorez pas que, lorsque de ma propre initiative, je me rendis auprès du colonel XXX (un nom propre), je lui demandai spontanément de me conduire en France pour conférer avec le chef de l’État et éclaircir le malentendu dont j’étais victime. Je croyais donc me rendre en France pendant que j’étais dirigé sur la Martinique. »

M. Gerville-Réache ne démentit point cette assertion. Il répondit au roi captif qu’il transmettait sa lettre au gouvernement de la République, et il ajoute, s’adressant à Behanzin, quelques mots très profondément sentis, que je suis heureux de reproduire ici :

« Je serai d’accord avec tous les Français pour demander d’ores et déjà d’adoucir les vieux jours d’un vaincu par les mesures les plus bienveillantes qui sont en son pouvoir[4]. ».

Tout récemment, le roi nègre a fait encore une fois parvenir jusqu’à nous cette même assertion si grave, si inquiétante, au sujet de l’initiative prise par lui et du voyage qu’il avait cru faire en France pour conférer avec le chef de l’État[5].

Qu’il me soit permis d’ajouter ici une observation personnelle. J’ai relu tout récemment les journaux du temps, chose facile pour moi, car, pendant l’année 1893, je découpais et je classais les dépêches et les nouvelles qui filtraient sur le compte de Behanzin à travers la presse. Eh bien, Messieurs, il est de mon devoir d’affirmer que ces dépêches rendent à mes yeux très vraisemblable le dire du pauvre roi nègre, dire bien cruel pour nous.


Mais je n’insiste pas sur les procédés par lesquels les nations colonisatrices savent se faire des colonies.

J’arrive au régime intérieur de ces colonies. Je l’examine en lui-même.

Ce qui le caractérise d’une manière générale, c’est la suppression du droit commun, c’est l’établissement d’un droit d’exception.

Ce droit d’exception est libellé et distribué méthodiquement par articles dans les décrets d’indigénat. À ces décrets s’ajoutent, tantôt pour les appliquer, tantôt pour les violer, les arrêtés des gouverneurs.

Deux choses attirent surtout mon attention dans ces décrets : le droit d’interner sans jugement les natifs ; le droit de séquestrer leurs biens. Séquestrer, dans les colonies, est ordinairement synonyme de confisquer ; interner très souvent synonyme d’emprisonner ou de condamner aux travaux forcés.

Le désir de diminuer, d’amoindrir ces brutalités est manifeste dans quelques décrets d’indigénat tout récents. L’abolition du régime de l’indigénat a même été proclamée en Cochinchine[6], et le Comité se félicite d’avoir contribué à cette décision[7]. Je dois malheureusement ajouter que nous recevons d’Extrême-Orient des nouvelles qui nous font craindre que l’amélioration obtenue ne soit sérieusement menacée.

Mais laissons de côté le cas spécial de la Cochinchine. Les décrets d’indigénat récents, décrets adoucis, demeurent formidables.

Vous en jugerez.

Je lis celui du 21 novembre 1904, relatif à l’Afrique occidentale française.

L’internement des indigènes non justiciables des tribunaux français et le séquestre de leurs biens « ne pourront en aucun cas être prononcés pour une durée supérieure à dix ans. »

Pour quels faits ces mesures extra-judiciaires pourront-elles être prises ? Rien de plus vague, rien de plus élastique que certaines expressions du libellé adopté :

« L’internement et le séquestre ne pourront être ordonnés que pour faits d’insurrection contre l’autorité de la France, de troubles politiques graves ou de manœuvres susceptibles de compromettre la sécurité publique et ne tombant pas sous l’application des lois pénales ordinaires ».

Toute mesure de ce genre doit être prise par arrêté du gouverneur en conseil de gouvernement, sur la proposition du lieutenant gouverneur compétent et l’avis du procureur général. Dans les mêmes conditions et pour les mêmes faits, une contribution peut être imposée aux villages et aux tribus[8].

Tel est, en ce qui concerne l’Afrique occidentale, ce qui a été fait de plus doux.

Ainsi, sous prétexte de manœuvres susceptibles de compromettre la sécurité publique — que peut-on imaginer de plus vague, de plus élastique ?, — sous ce prétexte si facile à forger, tout indigène peut être privé de ses biens et de sa liberté. Et cela sans être interrogé, sans être entendu, sans pouvoir se défendre ou se faire défendre !

Un décret d’indigénat plus ancien (1897), mais toujours en vigueur, vaut la peine d’être signalé. Il concerne la Nouvelle-Calédonie. Ici, nulle restriction n’est apportée au pouvoir souverain du gouverneur siégeant en conseil privé. Il est maître absolu de la personne et des biens de ses sujets. Aucune limite quant à la durée de la peine. Aucune spécification de délit : « L’internement des indigènes non citoyens français et de ceux qui leur sont assimilés, ainsi que le séquestre de leurs biens, peuvent être ordonnés par le gouverneur en conseil privé ».

Bien entendu, l’indigène n’est ni entendu, ni défendu.

La seule garantie à laquelle on ait songé est celle-ci : « Les arrêtés rendus à cet effet sont soumis à l’approbation du Ministre de la marine et des colonies. »

« Ils sont provisoirement exécutoires ».

Ce droit de séquestre perpétuel sur les biens, séquestre prononcé sans débat, est accompagné en Nouvelle-Calédonie du droit permanent de « fixer la délimitation de chaque tribu ».

Rien de plus simple que l’exercice de ce droit : une commission, qui pour la forme a dû convoquer le chef de la tribu et lui demander son avis, dresse un procès-verbal et décide que telle réserve indigène sera formée désormais d’une superficie de… Grâce à ce système, les décisions qui ont pu être prises antérieurement, décisions en vertu desquelles es réserves indigènes avaient telle et telle étendue, sont incessamment soumises à révision, au gré des amateurs blancs de bonnes terres fécondées et cultivées par les indigènes. Des villages entiers peuvent ainsi être expropriés d’un trait de plume. Un gouverneur, s’il est en veine de générosité, accordera, en prenant 100 hectares, 75 fr. d’indemnité pour le transfert du village et le trouble causé. Moins bien disposé, il s’emparera purement et simplement de telle réserve ou de telle partie de réserve, en expliquant que ces terres font retour au domaine. L’euphémisme « reprendre » couvre d’invraisemblables spoliations.

Ces expropriations qui, dans un pays où la bonne terre n’est pas abondante, aboutissent à l’anéantissement des natifs, sont d’autant plus faciles à réaliser que le géomètre, chargé de déterminer ce qui est domaine et ce qui est réserve, a pu légalement considérer comme domaine des villages et des cultures, propriétés séculaires qui se trouvent ainsi, sans que les intéressés le soupçonnent, transformées ou précaires.

Le Comité de protection et de défense des Indigènes a dressé le sinistre tableau des spoliations de ce genre effectuées pendant une courte période de treize mois : Janvier 1899 à Janvier 1900[9]. C’est un spécimen effrayant du régime auquel est soumise la malheureuse population canaque.

Tout récemment encore, les terres d’un chef très dévoué à la France furent convoitées. On fit entendre à ce chef que les deux villages où sa tribu était installée, vous entendez bien les villages, étaient placés sur des terrains du domaine de l’État. Lui, se lamenta, se récria. Comme c’était un vieil et fidèle ami des Français, l’administration voulut se montrer conciliante. Que trouva-t-elle ? Elle proposa à son ami cette transaction : Gardez vos villages, mais cédez-nous la même quantité de terrain sur vos réserves.

En d’autres termes : Nous voulions prendre des terrains à droite ; nous sommes bons princes, nous les prendrons à gauche.

Kaké — c’est le nom du chef — n’entendit pas de cette oreille. Il n’accepta pas la proposition.

Dès lors, l’administration française usa de son droit : « Les villages furent évacués » — ce sont les termes d’une lettre ministérielle. — Mais les scènes de l’évacuation ne sont pas décrites.

Cependant, voyez, Messieurs, à quel point l’administration coloniale reste soucieuse de récompenser un chef fidèle. Sans doute, elle a dû prendre à cet ami de la France les deux villages de sa tribu. « Mais — je copie toujours la même lettre ministérielle — loin de méconnaitre les services rendus à notre cause par Kaké, l’administration locale lui a toujours témoigné les plus grands égards, et s’il l’avait voulu, il aurait pu garder, par le moyen qui lui était offert, l’emplacement de ses villages. À sa mort, le gouverneur s’est fait représenter à ses obsèques, et des dispositions ont été prises pour que celles-ci fussent décentes et en rapport avec le passé et le rang du défunt ».

Délicieuse attention ! Le spoliateur enterre avec décence sa victime !

Au Congo, le droit au sujet des réserves n’est pas aussi élastique et aussi large. Le décret fondamental du 28 Mars 1899 proclame l’intégrité des réserves indigènes. Le Comité de protection a démontré récemment ans deux lettres adressées au Ministre des colonies que cette loi fondamentale était savamment éludée ou mieux violée par l’arrêté du commissaire général du gouvernement au Congo, en date du 9 octobre 1903. La disposition de cet arrêté la plus invraisemblable en même temps que la plus contraire aux principes élémentaires du droit et de l’économie politique est celle qui limite l’activité du malheureux noir et la productivité de son sol. Le terrain qui lui est laissé est condamné de par le commissaire général à produire un tiers en moins que la même superficie faisant partie des terres concédées à une des compagnies financières et agricoles qui exploitent le Congo. Cette énormité est mathématiquement formulée dans l’arrêté sur lequel nous avons à deux reprises appelé toute l’attention du ministre des colonies[10].

Je viens de mentionner ces compagnies concessionnaires du Congo qui font en ce moment beaucoup trop parler d’elles. Qu’il me soit à ce propos permis de rappeler l’énergique protestation que le Comité de Protection et de Défense des indigènes formula en 1896 contre les « compagnies à charte[11] ». L’événement ne nous a-t-il pas cruellement donné raison ?

Je viens, Messieurs, de vous signaler quelques-unes des iniquités illégales qui pèsent sur nos sujets ou sur nos protégés.

Je viens de fatiguer votre attention ; et cependant je n’ai pas parlé encore d’une bien singulière anomalie qu’aucun législateur, encore moins, aucun administrateur n’a jamais systématiquement organisée, préparée, je me le persuade du moins et qui cependant existe dans un bon nombre de nos colonies.

Nos sujets de Madagascar, de la Nouvelle-Calédonie, du Congo et de plusieurs autres colonies sont réputés français, non pas citoyens français. Dans le monde romain, le vaincu pouvait être élevé au de citoyen romain : le Malgache, le Soudanais, le Canaque, ne peut, dans l’état actuel de la législation, devenir citoyen français.

Comment cela ? me direz-vous. Voici. Ce Malgache, ce Soudanais, ce Canaque est français. Or, le décret relatif à la naturalisation dans les colonies (7 février 1897) ne vise que les étrangers : ceux-ci peuvent devenir citoyens français ; le Soudanais étant malheureusement déjà français ne peut, lui, devenir citoyen français. Vous entendez bien : un Russe, un Allemand, un Grec, établi à Madagascar, par exemple, peut devenir citoyen français, Le Malgache ? Non.

Et pourquoi ?

Délicieuse raison légale, que j’ai déjà indiquée : l’indigène est déjà français (mais français inférieur) ; le Grec est étranger : c’est ce qui fait sa supériorité.

Je ne plaisante pas. Messieurs. Tout cela est rigoureusement exact. Examinez la situation d’un docteur malgache de la Faculté de médecine de Paris : je sais, pour ma part, deux Malgaches qui possèdent ce diplôme, conquis par un sérieux et solide travail : je ne serais nullement surpris qu’il y eût plusieurs autres Malgaches pourvus de ce grade. Admettez un instant que l’un de ces hommes de science, de formation toute française, ait rendu à la France, à la colonie, les plus signalés services. Il demande la pleine naturalisation. Malgré toute la bonne volonté de l’administration française, il ne pourra pas l’obtenir. À côté de ce Malgache français, un Allemand, un Anglais, un Espagnol, un Russe, un Italien ou un Grec a fait tranquillement sa fortune à Madagascar. Il sera très facilement, s’il le désire, citoyen français.

La législation actuelle, législation qui s’est faite, pour ainsi dire, toute seule, sans que personne, j’aime à me le persuader, l’ait pensée, l’ait voulue, est telle.

Dura lex ! Loi dure, loi aussi absurde que dure ! Les plus parfaites sottises et iniquités législatives ne sont pas toujours celles dont le législateur a la responsabilité directe.

Cette infériorité des Malgaches dans leur propre pays vis-à-vis non seulement des Français de France ou des nègres de la Réunion, mais vis-à-vis même des étrangers, est bien douloureuse à une foule d’autres points de vue. Elle est notamment inscrite en toutes lettres dans le décret du 20 février 1902, relatif aux mines.

C’est, d’ailleurs, le fait constant dans nos colonies nouvelles. La population y est divisée en deux classes : classe ou race supérieure, Européens ou assimilés ; classe ou race inférieure, indigènes ou assimilés ; ils sont corvéables ou taillables à merci.

À Madagascar, le gouverneur regrettait, il y a peu d’années, le croirait-on ? qu’on eût laissé aux indigènes le droit de se faire représenter et défendre devant nos tribunaux par des avocats français[12] ? Hélas ! En telle autre colonie que je pourrais citer, on n’a pas souvenir, me disait un magistrat qui y a exercé les fonctions judiciaires plusieurs années, on n’a pas souvenir qu’un indigène ait jamais osé porter sa cause devant le tribunal.

Je m’aperçois, Messieurs, que je m’arrête trop longtemps sur les documents officiels déjà si suggestifs. Et pourtant, je n’ai fait qu’effleurer le sujet ; j’ai à peine visé et les impôts effroyables, parmi lesquels l’odieuse et cruelle gabelle que nous avons établie en Extrême-Orient, les corvées inhumaines qui ont décimé notamment certains centres malgaches. — Que dis-je : Décimé ? — Ce mot, hélas est bien éloigné de l’effroyable vérité.

Que de fois le Comité a assiégé le Ministre de ses douloureuses objurgations[13] !


Messieurs, je viens de parcourir décrets, arrêtés, rapports de gouverneurs. Ce ne sont encore que les écriteaux qui ornent la façade du domaine colonial. Si je voulais pénétrer très avant dans ce domaine lui-même et y circuler avec vous un moment, nous ferions des rencontres aussi affreuses qu’inattendues. Quelques-uns des orateurs que nous allons entendre nous aideront à faire cette douloureuse exploration intérieure. Je me contenterai quant à moi d’une rapide indication relative à l’esclavage.

D’après un arrêt récent de la Cour de cassation, il n’existerait pas dans nos lois de disposition permettant de punir la traite des esclaves à terre. Et, à celle occasion, un journal très autorisé nous fait savoir que ce vide sera prochainement comblé : le ministère des colonies prépare, à cet effet, un projet de loi et le déposera dès la rentrée des Chambres. Voilà un projet de loi qui, certes, n’a rien de prématuré ! Aussi bien, ajoute-t-on, dans ces dernières années, le gouverneur général de l’Afrique occidentale s’est efforcé, par toutes les mesures en son pouvoir, de détruire l’esclavage dans l’immense domaine qu’il administre[14].

Fort bien ! Mais dans un autre gouvernement, l’esclavage a été, non pas importé, mais créé de toutes pièces, il y a peu d’années. Notre Comité a signalé au ministre un acte en vertu duquel des libres, hommes, femmes et enfants, dont nous avons les noms, ont été avec l’approbation formelle de l’autorité locale française faits serfs ou mieux faits esclaves, eux et leur postérité[15]. De cet acte de 1899 nous n’avons pas au Comité de nouvelle très récente. Nous n’avons pas appris jusqu’ici qu’il ait été annulé, ni que les familles aient été rendues à la liberté.

J’ai dit liberté ! Hélas ! quelle liberté, celle d’un Canaque, d’un Malgache ou d’un Congolais ! Un des orateurs que nous allons entendre, M. Chastand, écrivait en toute vérité et sincérité, il y a deux jours :


« À cette heure, si vous demandez aux Malgaches s’ils sont heureux de l’abolition de l’esclavage à Madagascar, ils sourient et vous répondent :

Avant la conquête, quelques-uns seulement d’entre nous étaient esclaves, maintenant nous le sommes tous[16] ».


Ah ! si les vaillants Amis des noirs qui, à la fin du règne de Louis XVI, préparaient la libération des esclaves, pouvaient revenir parmi nous, quel ne serai point leur étonnement, quelle ne serait point leur indignation !

Quand je songe aux crimes effroyables commis en Indo-Chine par un fonctionnaire qui, il est vrai, en se donnant la mort a fui le châtiment, mais dont les « travaux » ne semblent pas avoir été matériellement possibles dans l’isolement et le mystère, sans complicité et sans qu’aucune responsabilité soit engagée ;

Quand je songe aux crimes qui sur certains trajets de la malheureuse Afrique, sont l’affreux accompagnement du portage, crimes sur lesquels le Comité, dès les années 1898 et 1899, appelait l’attention des ministres, crimes contre lesquels j’ai eu l’occasion de protester encore à plusieurs reprises l’année dernière ;

Quand j’ouvre certains journaux d’Extrême-Orient ;

Quand je certains articles signés des noms les plus autorisés dans notre pays ;

Quand je vois des députés, des sénateurs se porter publiquement accusateurs et en même temps la justice de mon pays reprendre, après un insolite effort, sa coutumière inaction ;

Je me dis quelquefois qu’à cette inaction, si elle se prolongeait, je préférerais en vérité une mesure plus franche qui se pourrait énoncer en ces termes :

Abolition pure et simple du Code pénal dans les colonies au regard des crimes commis par les Européens sur les indigènes.

Ce serait plus net.

Que sais-je ? Il ne serait peut-être pas très difficile, en employant des expressions plus diplomatiques, de faire doucement pénétrer cette doctrine dans quelque convention internationale sur la question coloniale. De bons rédacteurs sauraient habiller le monstre de la parure humanitaire qui, en ces circonstances, est de rigueur.

La nouvelle conférence internationale qui aurait la gloire de trouver le libellé convenable serait-elle après tout autre chose que la suite et la continuation naturelle de la célèbre conférence qui naguère procéda au partage de l’Afrique ?

Quant à nous, Messieurs, c’est précisément contre cette doctrine, latente à la vérité mais vivante, de la suppression du droit pénal dans les colonies et a fortiori, plus généralement et plus simplement, de la suppression du droit, que nous protestons ici.

Oh ! sans doute, pareille doctrine n’est formulée nulle part, mais elle se cache, elle se dissimule au fond des consciences, au fond des âmes de bien des civilisés.

Nous avons, nous, d’autres principes et d’autres vues. Nous pensons avec M. Rouanet que « la cruauté, la cupidité et les exactions ne fondent rien[17] ».


Je conclus :


Pour les colonisés, pour les protégés nous demandons le droit commun.

Oh ! le droit commun élémentaire, les droits primordiaux de l’homme,

Nous réclamons pour ces pauvres gens le droit à l’existence, le respect des propriétés, la liberté individuelle.

Nous demandons, enfin, que tous crimes commis en pays colonisés, en pays protégés, en pays explorés soient déférés à la justice.


Messieurs,


Il y a quelques années, des Français courageux, appartenant à tous les camps, à toutes les opinions, s’efforcèrent de briser un silence criminel, le grand silence arménien,

Notre devoir aujourd’hui est de briser d’autres silences, tout aussi coupables, le silence africain, le silence asiatique et d’autres silences encore (Applaudissements prolongés).

  1. Elle a été publiée dans le Siècle du 23 Avril 1900, et dans la Revue Occidentale, t. XX, p. 373, Cf. l’Indépendance belge des 7, 11, 24 Avril et 2 Juin 1900.
    En Février 1901, plusieurs membres du Comité signèrent en cette qualité, avec d’autres citoyens de divers groupes, une protestation contre les massacres et les pillages commis par les Européens en Chine. Cf. le Siècle du 15 Février 1901.
  2. Journal Officiel de l’Afrique occidentale française, 24 nov. 1898, p. 430, 2e col. in fine.
  3. Cf. La situation des indigènes aux Comores, Paris, 1904, 17, rue Cujas (publication du Comité de protection et de défense des indigènes).
  4. L’Éclair du 28 octobre 1902.
  5. Le Matin du 13 septembre 1905.
  6. Décret du 6 janvier 1903.
  7. Lettre du Comité au Ministre des Colonies, en date du 12 février 1902. Cf. le Petit Temps du 6 Mars, le Bloc du 8 mars. Réponse du Ministre en date du 17 Mars. Cf le Temps, du 12 avril, le Siècle du même jour.
  8. Journal officiel du 30 novembre 1904, p. 7059.
  9. Spoliation des indigènes de la Nouvelle-Calédonie, Mémoire du Comité de protection et de défense des indigènes, Paris, 1904, rue Cujas, 17, p. 14 et suiv.
  10. Les lettres du Comité, en date du 2 Mai et du 12 Octobre 1905, ont été publiées dans l’Européen du 13 Mai et du 21 Octobre ; dans le Rappel du 20 Mai et du 19 Octobre 1905. Les lettres du Ministre au Comité ont été publiées dans l’Européen du 27 Mai et du 21 Octobre. Cf. le Rappel du 21 Mai et du 19 Octobre, le Petit Temps du 20 Mai et le Temps du 23 Mai 1905.
  11. La lettre du Comité est datée du 23 mai 1896. Voir le Soleil du 13 juin 1896, la Justice du 1er juillet, le Moniteur universel du 14 juin, le Moniteur de l’Algérie du 7 juillet, etc.
  12. Gallieni, Rapport sur Madagascar, dans Journal Officiel du 21 mai 1899, pp. 3355, 3956 in fine, 2357, 2e col.
  13. En 1898, en 1899, en 1900, le Comité réclame la cessation des abus de toutes sortes dont souffrent les Malgaches : corvées effroyables, impôts écrasants, confiscation, etc. Cf. l’Autorité du 31 Décembre 1898 et du 1er Janvier 1899, le Siècle du 1er Janvier 1899, le Soleil du 19 Mai 1899, le Siècle du 28 Mai 1899. Le régime des corvées a été adouci à Madagascar, mais la situation générale reste épouvantable. Cf. le Signal des 7, 11, 20, 28 Octobre 1905.
  14. Le Temps du 21 Octobre 1905.
  15. L’Européen du 2 Août 1902 (article de M. F. Lot) ; l’Européen du 29 Novembre 1902 (lettre adressée le 25 Octobre 1902 par le Président du Comité de protection et de défense des indigènes au Ministre des Colonies) ; la Grande Revue du 1er Janvier 1903 (article de M. Nouët) ; Un scandale colonial : Le rétablissement de l’esclavage sous la forme d’un contrat administratif, Nouméa, 1902.
  16. Le Signal du 28 Octobre 1905.
  17. L’Humanité du 25 Octobre 1905.