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Les illégalités et les crimes du Congo/5

La bibliothèque libre.
Comité de protection et de défense des indigènes
(p. 27-31).

DISCOURS DE M. FRANCIS DE PRESSENSÉ

député du rhône
président de la ligue des droits de l’homme


Citoyens,


J’éprouve un vif regret de me voir encore hors d’état de participer en personne à la réunion de ce soir. J’aurais voulu joindre ma voix à celles qui s’élèveront pour flétrir les crimes commis dans nos colonies et pour susciter un mouvement de nature à y mettre un terme, à les châtier et à en empêcher le renouvellement. Vous me permettrez du moins de vous présenter brièvement, par l’intermédiaire d’un ami, quelques-unes des principales observations que j’eusse souhaité vous soumettre en personne.

La mission de Brazza avait été provoquée par le scandale grandissant de certaines révélations que l’on n’avait pu étouffer. Ceux qui ont intérêt à garder le silence et à faire l’obscurité sur ces choses douloureuses ont repris confiance et espoir quand Brazza est mort, victime de son dévouement. (Applaudissements). Bien loin que cette fin héroïque et qui scellait en quelque sorte l’œuvre de Brazza ait fait taire les coupables, on les a vus se livrer sur cette tombe à peine fermée à d’indécentes manœuvres, frapper de suspicion un témoignage que son auteur ne pouvait plus défendre, mais qui n’en devenait, aux yeux de tous les gens de cœur et de sens, que plus sacré, et enfin oser prendre l’offensive contre celui qui avait donné sa vie pour faire la lumière dans ce sombre drame. Le Ministre des Colonies a eu la faiblesse de céder à cette intrigue impudente. (Vifs applaudissements). Il a commis la double faute de renverser les rôles, de traiter en accusé le ministère publie qu’il avait lui-même investi de sa mission — et de charger d’une enquête souverainement déplacée et inconvenante en soi, quelques-uns de ceux qui peuvent, dès demain, être appelés à leur tour à la barre de l’opinion et qui, malgré la meilleure volonté du monde, ne peuvent pas ne pas se sentir solidaires du collègue soumis à leur examen. Un instant on a pu craindre que la conspiration du silence ne fît triompher la cause scélérate. La courageuse initiative de mon collègue et ami Rouanet a suffi à écarter ce péril et cette honte, et j’ai été fier et heureux de voir que c’était un socialiste qui prenait en main la défense de l’humanité outragée, ce m’est un réconfort d’un autre genre de constater que des hommes de tous les partis, des modérés comme des radicaux et des catholiques comme ce Paul Viollet (applaudissements) que l’on est sûr de trouver chaque fois qu’il s’agit de droit, de justice et de liberté, avaient entendu la voix de leur conscience et s’étaient jetés dans la bataille.

C’est qu’il ne s’agit point d’une question de parti, mais de quelque chose de plus haut et de plus impérieux. Nous sommes de ces Français qui ne se consoleraient pas de voir ternir le nom du pays de la Révolution et des Droits de l’Homme. Nous sommes de ces Français dont le patriotisme ne se sépare pas de l’amour de la justice ; qui ne croient pas que la patrie puisse être servie par la violence, le crime et la fraude ; qui ne pensent pas qu’il puisse être de l’intérêt d’une politique coloniale de violer tous les droits, mais qui, s’il leur était démontré qu’il faut opter entre une grandeur matérielle obtenue par de tels moyens et l’abandon de possessions si chèrement achetées, n’hésiteraient pas un instant, au risque de se faire dénoncer par les soi-disant réalistes, à dire bien haut : Périssent les colonies plutôt que de payer un tel prix un empire colonial ! Nous savons très bien que la France n’est pas seule à porter la responsabilité de ces attentats contre l’humanité. Tous les pays conquérants ont commis où commettent de telles abominations. À cette heure, le roi Léopold est en scandale au monde civilisé par la froide cruauté de son administration de l’État dit libre du Congo ; l’Allemagne recueille dans les révoltes de l’Afrique occidentale et de l’Afrique orientale le juste fruit de ses odieuses pratiques : la Hollande, depuis un demi-siècle, soutient à Atchin une guerre qui est la Némésis de semblables forfaits ; l’Angleterre à frémi à la révélation des atrocités dont sont victimes les indigènes de l’Australie occidentale. (Applaudissements) Tout cela est vrai : mais nous sommes de ceux qui pensent qu’il appartient avant tout aux citoyens de chaque pays de dénoncer les fautes dont leur propre nation est responsable et dont leur lâche silence les rendrait solidaires. Il nous déplait de pratiquer la méthode chère aux nationalistes qui s’époumonent à flétrir comme sans excuse chez les autres les actes qu’ils recommandent comme héroïques ou défendent comme innocents chez eux. Et puis enfin, s’il est vrai que noblesse oblige et que la France de la Révolution est tenue plus que tout autre pays à ne pas se souiller de tels abus, comment oublier qu’en ait les autres nations ont accompli leur devoir à cet égard ; que ce sont des Belges qui mènent la campagne contre le cynique souverain du Congo ; que Angleterre du xviie siècle, avec Pitt, Fox, Burke et Shéridan, s’unit pour poursuivre le Warren Hastings, qui avait pourtant faire à son pays le royal cadeau des Indes ; que l’Allemagne de Guillaume elle-même a réprouvé les sauvageries d’un grand conquistador africain, le docteur Peters ; qu’en Hollande, la plume vengeresse de Multatuli a cloué au pilori les malfaiteurs coloniaux.

Il nous appartient donc, et comme hommes, et comme Français, et comme fils de la Révolution, de mener le combat contre les atrocités coloniales jusqu’à ce qu’elles aient cessé de nous déshonorer et de préparer des revanches qui, pour justes qu’elles puissent être, n’en seraient pas moins affreuses. D’autres vous rediront en détail, ce soir, l’histoire de ce martyrologe des races dites inférieures. Ils vous montreront que ce n’est pas seulement les noirs d’Afrique, que c’est aussi les indigènes de Madagascar, ceux de l’Indo-Chine qui ont à supporter les intolérables excès d’un régime d’arbitraire, d’exploitation et d’anarchie. Pour moi, je me contenterai de résumer à grands traits ce tableau et d’indiquer sommairement ce que nous demandons, ce que nous exigeons, ce que nous arracherons à tout prix pour mettre un terme à cet état de choses.

1° — L’autorité est radicalement mauvaise en pays colonial, parce qu’elle n’émane à aucun degré de la population, parce qu’elle n’est soumise à aucun contrôle effectif, parce que sa responsabilité n’est qu’une plaisanterie. Tant qu’on confiera, loin de toute surveillance, en dehors de toute action possible de l’opinion, à des jeunes gens frais émoulus de l’École, un pouvoir illimité, un droit de vie et de mort, dans des circonscriptions grandes comme des États européens, sur des hommes appartenant à une autre race, il faut s’attendre non seulement aux coups de folie de l’Africanite, aux aberrations individuelles, mais à un système de caprice, de tyrannie, de meurtre, de rapine et de viol.

2°. — L’autorité a jugé bon de remettre un démembrement de l’omnipotence qui est déjà si dangereuse entre ses mains à des concessionnaires, compagnies ou particuliers, et à leurs agents. On a confondu l’impôt et le trafic. On a mis les forces publiques au service de l’intérêt personnel. On a créé des fiefs où règne une intolérable oppression doublée d’une anarchie sans bornes. Des ministres coupables ont commis ces attentats aux principes de notre droit publie et ont en même temps livré à leurs créatures des litres que ceux-ci entendent faire valoir contre le trésor français, le jour peu éloigné où, conformément aux Conventions, une conférence internationale proclamera la déchéance ou plutôt l’inexistence de monopoles constitués contrairement à l’égalité obligatoire et à la liberté du commerce.

3° — Donc l’humanité est outragée, nos lois sont violées ; une école de meurtre et de dol est ouverte en notre nom ; les indigènes sont acculés à la haine et bientôt, comme à leur suprême espoir, à de sanglantes vêpres ; les richesses du sol sont gaspillées ; le commerce est tué dans l’œuf ; le trésor va se trouver appelé à indemniser ceux-là mêmes qui ont contribué à créer cette banqueroute, des prétendues pertes qu’ils diront avoir subies.

4° — L’heure a sonné de liquider cette folie. Je n’ai pas la sotte prétention de demander l’abandon de notre domaine colonial. Outre que ce serait se vouer d’avance à l’insuccès d’une juste cause maladroitement compromise, nous avons contracté des obligations envers les populations que nous n’avons pas le droit de précipiter dans le chaos après leur avoir inoculé nos vices et nos maladies et les avoir décimées. D’autre part, je sais trop le lien étroit qui existe entre le système colonial et le régime capitaliste pour nourrir l’illusion que le premier puisse disparaitre avant le second. Ce qui est possible et nécessaire c’est : 1° la répression — sans faiblesse et sans outrance individuelle — des crimes accomplis ; 2° la modification radicale de l’organisation gouvernementale administrative, financière de nos colonies ; l’institution d’un contrôle incessant ; d’une responsabilité effective ; le remaniement des délimitations ; la transformation du recrutement des cadres coloniaux ; la suppression de l’impôt commercial ; l’abandon de l’idée de la colonie fiscalement profitable et de l’indigène taillable et corvéable à merci, la réforme de la magistrature coloniale ; la création des fonctions — déjà établies ailleurs — de Protecteurs des Indigènes avec larges attributions et autonomie ; le remaniement complet du système fiscal. 3° la suppression immédiate et sans indemnité, vu la violation du cahier des charges, de toutes les concessions (applaudissements).

Voilà ce que le Gouvernement de la République doit, et doit sans retard, comme un minimum, à l’humanité trop longtemps outragée, aux indigènes maltraités, à la France qui ne peut laisser indéfiniment ni déshonorer son grand non, ni compromettre ses intérêts essentiels. J’ose espérer que le mouvement inauguré ce soir ici contribuera puissamment à forcer la main à nos gouvernants, même s’ils n’ont ni l’esprit assez clairvoyant, ni la raison assez haute, ni la conscience assez ferme pour démêler d’eux-mêmes et pour accomplir spontanément un devoir aussi primordial (Applaudissements prolongés).