Les illégalités et les crimes du Congo/6

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Comité de protection et de défense des indigènes
(p. 32-38).

DISCOURS DE M. GUSTAVE ROUANET

député de la seine


Citoyennes et citoyens,


Lorsque le Comité de Défense et de Protection des Indigènes m’a demandé d’assister à cette réunion, je l’ai prévenu que je ne pourrais que vous apporter un témoignage très court, retenu que je suis le soir par des devoirs professionnels qui sont encore accrus en ce moment du fait de l’absence d’un certain nombre de nos collaborateurs. Je ne veux donc que vous féliciter et nous féliciter de la réunion de ce soir, qui marque que certains silences systématiques ne pourraient se prolonger bien longtemps. En effet, depuis tantôt un mois et demi, des révélations subites se sont tues spontanément, des promesses de critiques, de justice poursuivies par certaines feuilles, par certains organes ont été soudain oubliées le lendemain du jour même où on les avait faites. Eh bien ! malgré ce silence, dont nous connaissons les causes, les raisons, les origines, les intérêts…

Une voix. — Le silence est d’or !

M. Gustave Rouanet. — … malgré ce silence, l’écho des douloureux témoignages venus de la terre d’épouvante qu’est la terre du Congo, comme la terre d’Asie, comme la terre d’Océanie, cet écho est venu jusqu’à vous tous ce soir.

Le Comité de Défense et de Protection des Indigènes, dont je n’ai pas à vous rappeler l’œuvre grande et généreuse et désintéressée, les Ligues de la Paix, représentées ici par notre vénéré président, M. Frédéric Passy, l’homme de la justice internationale, de la justice entre les peuples et de la justice entre les hommes (Applaudissements) ; la Ligue des Droits de l’Homme, représentée par son dévoué secrétaire général, Mathias Morhardt, la Ligue des Droits de l’Homme, qui professe qu’il n’y a pas de races inférieures et de races supérieures (Vifs applaudissements) qui proclame que tous les individus constituent, quelle que soit leur couleur, quelle que soit leur origine, origine ethnique ou origine sociale, des consciences autonomes, des consciences libres ayant par conséquent droit à la dignité et respect, toutes ces sociétés réunies ici ce soir par leurs représentants les plus autorisés, témoignent de l’impression profonde produite sur la conscience de ce pays, et il le fallait bien ! Il fallait bien enfin, en ace des mensonges, des dénégations odieuses des et des criminels, que publiquement s’affirmât l’indignation de la conscience publique, car le mot « criminel » n’est pas trop fort !

Certes oui, vous avez raison, M. Viollet, lorsque vous vous attaquez au système, quand vous dites que le monde antique n’a certainement point connu les guerres barbares que sont les guerres coloniales d’aujourd’hui ! Et le citoyen Pressensé également a raison quand il dit que l’envoi là-bas de jeunes gens frais émoulus de l’École, pervertis par le milieu, est en partie la cause de ce qui se passe. Mais néanmoins il y a des responsabilités individuelles engagées, il y a des responsabilités personnelles, la preuve qu’un grand nombre d’entre eux sont conscients des crimes qu’ils ont commis, c’est qu’ils les nient, c’est qu’ils se sont efforcés de les masquer, c’est qu’ils disent : « Ce n’est pas vrai », c’est qu’ils mentent pour nier ce dont ils se vantent dans les réunions tenues soit dans les bureaux du ministère des colonies, soit dans les bureaux d’embauchage ou ailleurs. (Applaudissements).

Je dis « bureaux d’embauchage », car, en effet, la question coloniale ne se pose point seulement au point de vue de l’intérêt des faibles et des opprimés elle se pose encore au point de vue de l’intérêt des peuples oppresseurs… (Très bien !)… et jamais on n’a vu se manifester d’une façon si éclatante que dans les pratiques coloniales l’immanence de la justice. (Très bien ! Applaudissements).

Oui, les peuples noirs sont opprimés, les peuples jaunes sont opprimés ; oui, l’Europe dite civilisée est grande et forte et peut appuyer une main de fer sur ces peuples ; mais à l’intérieur de chaque pays se répercutent les pratiques, la moralité, la mentalité des oppresseurs et de ceux qui opèrent là-bas ; de telle sorte que la colonisation nous colonise à notre tour, et que, aux causes de corruption déjà naturelles existant dans divers pays, vient se joindre la grande corruption coloniale, la grande corruption de cette clientèle politique misérable qui a triomphé au commencement de cette année dans l’un de ses représentants (Applaudissements). Ah ! oui, ils se vengent de nous les rapports naturels des choses, et ils nous renvoient sous la forme éventuelle de présidents ou de candidats présidentiels… (Applaudissements prolongés).


Citoyennes et citoyens, j’invoque l’intérêt de la métropole, l’intérêt de la mère patrie pour mettre fin aux abominations qui se commettent dans toutes nos colonies. Mais comme vous l’a montré M. Viollet, il suffit d’être un homme désintéressé, ayant des notions élémentaires de justice, pour demander, au nom de l’honneur de chaque pays, dans chaque pays, la cessation de ces atrocités.

Tout à l’heure on disait que la presse française aimait à dénoncer les crimes qui se commettent par ailleurs et qu’on trouvait que les Allemands et les Belges ont la main singulièrement dure dans leurs concessions. Avez-vous remarqué, citoyennes et citoyens, combien la presse de ces temps derniers a été réservée non seulement sur les crimes commis par les administrateurs français, mais encore sur la campagne poursuivie à Bruxelles dans le Peuple, et à Berlin dans le Vorwaerts ? Nous voyons là la solidarité d’intérêts qui lie les négriers français aux négriers allemands, aux négriers belges et aux négriers anglais.

Eh bien ! c’est la seule réponse que je veuille faire ce soir à ceux qui nous accusent de trahir les intérêts de la France en dénonçant devant le monde les crimes commis par des administrateurs français : en réalité les criminels ne sont d’aucun pays, et ils sont justiciables de la loi pénale de tous les pays (Applaudissements).

Mais, si des crimes ont été commis, si des responsabilités individuelles ont été engagées, il y a néanmoins, et il faut en tenir compte, un système qui est le grand responsable, qui est le grand coupable, et ceux qui sont surtout responsables, ce sont ceux qui sont à la tête de ce système, ce sont ceux qui ordonnent ce système et qui hypocritement, mensongèrement, s’efforcent de le nier.

Tenez ! voulez-vous que je vous cite un fait à l’appui ?… (Oui ! oui !)… Tout à l’heure M. Viollet disait que la Cour de Cassation avait naguère rendu un arrêt légitimant en quelque sorte l’esclavage, la traite sur terre, à la suite d’un appel qui lui avait été déféré par M. Roume, Gouverneur général de l’Afrique occidentale qui voulait supprimer l’esclavage dans sa colonie. Et bien ! non, Monsieur Viollet, ce n’est pas tout à fait exact. Il y a, au Sénégal, des villages de captifs, il y a, à Saint-Louis, à Dakar, des captifs, des hommes non libres, des personnes humaines qui ne sont point libres au regard des règlements de là-bas. Je ne parle pas de la loi française. Un jour, un indigène de Saint Louis est allé sur la rivière avec la commission d’acheter une fillette et de la ramener à Saint-Louis. Il acheta la fillette, préleva la commission sur le prix et revint à Saint-Louis. La fillette qu’il avait achetée avait été volée à ses parents. La mère suivit le ravisseur à la trace, vint à Saint-Louis, et, à la suite de circonstances qu’il serait trop long d’indiquer, parvint jusqu’au Procureur général. Là, le Procureur général invité à requérir contre ce Sénégalais qui, hélas ! investi des droits de citoyen français, imitait ses professeurs de civilisation… (applaudissements)… en faisant la traite des esclaves, le Procureur général, ouvrit une enquête et dit qu’on ne pouvait pas poursuivre ce Sénégalais parce qu’il avait fait la traite ; que, d’ailleurs, c’était un fait de notoriété publique attendu que M. un tel, ingénieur, M. un tel, des blancs demeurant au Sénégal, avaient été fournis par lui à diverses reprises d’esclaves et qu’au surplus, si l’on devait poursuivre ce Sénégalais pour fait de traite, la moitié des Européens de Saint-Louis et de Dakar devaient être poursuivis de même façon. Ceci, citoyens et citoyennes, est inscrit et dit dans une pièce officielle, dans un document dont je n’ai pas le numéro présent à la mémoire, dans la correspondance officielle du Procureur général à Saint-Louis. Alors, il y eut un magistrat… (Mouvement.)

Je blesse peut-être des susceptibilités !

Une voix. — Oui, vous généralisez.

M. Gustave Rouanet. — On ne parle jamais de ces histoires là sans blesser quelques susceptibilités. Dernièrement, quelqu’un vint me voir au journal. Je lui parlai d’un fonctionnaire indo-chinois qui m’avait parlé des Annamites en excellents termes. Je lui dis : « Est-ce que vous connaissez ce monsieur ? » « Oui, me dit-il. Il semble qu’il a la main un peu dure…, c’est un Africain. Il a été aux Comores. » Et alors je lui dis : « Connaissez-vous un certain M. Bénévent ?… J’ai reçu une lettre d’un ingénieur qui a été sur les lieux… Ce Bénévent aurait fail scier le cou avec un couteau à deux indigènes, dont l’un avait été pris sur ses chantiers. » Il me répondit : « Cela m’étonne, c’est un de mes amis. Cela peut arriver à tout le monde, mais cela m’étonne. »

Vous voyez qu’on n’est jamais sûr, dans une réunion comme celle-ci, que ce qu’on dit n’éveille pas quelques susceptibilités

Eh bien ! il y avait au Sénégal un procureur de la République, M. Briffaut, qui voulut faire son devoir. Des Pons contre l’esclavage furent ordonnées par lui. Il y eut acquittement. M. Briffaut protesta. Des associations maçonniques protestèrent. Alors M. Roume, bien loin de vouloir supprimer l’esclavage dans l’Afrique occidentale, demanda par deux fois à M Doumergue, ministre des colonies, et par un troisième câblogramme, avant d’arriver M. Clémentel, ministre des colonies actuel, le rappel de ce magistrat qui poursuivait pour faits d’esclavage ; et c’est sur des injonctions parties de Paris, la suite de protestations venues des Européens de là-bas, qu’un appel fut fait devant la Cour de cassation. Mais sur quoi était fait l’appel ? On s’appuyait sur la loi relative à la traite maritime. La Cour de cassation jugeait en droit ; elle n’avait pas à invoquer d’autres principes que ceux sur lesquels reposait l’appel a minima ; et elle déclara que la loi sur la traite maritime ne s’applique pas à la traite par terre.

Mais il y avait et il y a un article du Code pénal relatif à la séquestration arbitraire, qui punit des travaux forcés la séquestration, et si M. Roume, gouverneur général, avait voulu réellement déraciner l’esclavage, c’est pour séquestration arbitraire, sur les articles du Code pénal punissant les attentats à la liberté humaine, qu’on aurait fait appel. (Applaudissements).

Vous voyez donc comment, à côté du système, il y a la volonté opiniâtre et mauvaise de ceux qui ordonnent ce système, de ceux qui l’appliquent, de ceux qui veulent le conserver. Et la preuve qu’on veut le conserver c’est que, comme le rappelait tout à l’heure le citoyen Francis de Pressensé, à la suite des scandales abominables de Gaud et Toqué, une mission a été envoyée au Congo, à la tête de laquelle on avait placé de Brazza, parce qu’on disait : « Il a une autorité non seulement dans le monde colonial français, mais dans l’Europe et dans le monde, et ce qu’il aura vu, il pourra en apporter un témoignage autorisé. Oui, M. de Brazza est mort en route, on lui a fait des funérailles nationales, et avant même que les funérailles nationales fussent terminées, ses collaborateurs étaient frappés de suspicion. Les représentants directs de l’autorité du ministre, que sont les inspecteurs coloniaux, étaient inspectés à leur tour par ceux qui, comme l’a dit très bien Pressensé, seront appelés un de ces jours à s’asseoir, eux au à la barre de l’opinion pour y répondre des mêmes faits, des mêmes crimes. De telle sorte qu’à cette heure on se trouve dans cette situation : une administration coloniale dont tout contrôle est supprimé, sur laquelle l’autorité du ministre n’a plus de prise, parce que le ministre lui-même a brisé cette autorisé qui était entre ses mains en la frappant de suspicion (Applaudissements).

C’est contre tous ces faits que vous protestez ce soir ; c’est contre les camps de concentration, contre les camps d’otages, contre les femmes et les enfants servant d’otages et dont la vie répond à la fois de la bonne volonté au travail des indigènes et de la quantité de caoutchouc qu’ils devront ce dans les factoreries, soit sur la côte, soit dans l’intérieur. Vous voulez protester contre le dépècement et le dépeuplement des nations dites de race inférieure parce qu’elles ont une couleur différente de la nôtre : et encore, en Tunisie, les Juifs et les Arabes, qui sont des blancs comme nous, sont dans une situation inférieure, et sont des mineurs au même titre que les noirs et les jaunes. Vous voulez protester au nom de l’espèce humaine, au nom de la conscience humaine contre les crimes qui se commettent au nom de la France et de la civilisation. Eh bien ! vous pouvez faire cesser ces crimes si chacun de vous, individuellement et en association, dans sa vie quotidienne, s’efforce de convaincre autour de lui de la nécessité de mettre fin à cet état de choses.

En attendant, soyez remerciés, organisateurs de cette réunion, pour le concours que vous apportez à ceux qui, ayant à remplir un devoir souvent difficile, ont essayé de contribuer pour leur part à la fin de ces crimes et de ces abominations (Applaudissements prolongés).