Les instructions secrètes des jésuites/Chapitre I

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Libraire Bloud & Cie (p. 7-15).


CHAPITRE I


Genèse du pamphlet. — Les mystères des Jésuites. — Zahorowski le faussaire. — Lettres anonymes. — L’Inquisition. — Le livre condamné. — Aveux de l’auteur.


Sous cette humble rubrique : Monita privata Soc. Iesu, Notobrigæ 1612, paraissait à Cracovie, au mois d’août 1614[1], un livre sensationnel.

C’était là, disait l’Avant-propos, le recueil des « Instructions secrètes » que les Jésuites pratiquaient, non pas les novices, mais les initiés, les hauts grades, pour marcher méthodiquement à la conquête du monde. On y voyait peinte au vif, très en noir, — mais n’était-ce pas leur couleur ? — la vie occulte de ces hommes, d’une apparence aimable, mais au fond hypocrites et malfaisants. Les mystères de leurs conjurations, leur soif enfiévrée de domination et d’or, leurs menées insidieuses à la cour des rois, au conseil des évêques ou des cardinaux, dans les salons des princesses, l’art subtil qu’ils possédaient pour capter les bonnes grâces des veuves avec leur héritage, pour remplir de demoiselles nobles les couvents et, surtout, pour attirer chez eux les jeunes gens de famille bien doués et bien rentés ; tout cela, sans compter le reste, se trouvait sommairement formulé, codifié en seize petits chapitres ou avis, qui prétendaient exposer toute l’organisation ésotérique de l’Ordre.

Chose inexplicable à première vue, le renvoi de la Société occupait la place prépondérante dans ce code draconien ; trois chapitres entiers, X, XI et XIV, traitaient des motifs, tous également frivoles, qui provoquaient sur le maladroit la foudre des dimissoires. Le croirait-on ? Pour un rien, cette terrible, mais bien imprévoyante Compagnie mettait à la porte ses affidés.

Des révélations aussi étranges pouvaient paraître, en effet, peu croyables.

Mais l’authenticité du document ne s’imposait-elle point ? Car comment émettre un soupçon, un doute ? On possédait à Padoue, affirmait l’éditeur, un manuscrit espagnol, égaré par hasard des archives de l’Ordre et traduit aussitôt en latin. Or, c’était cette traduction même, expédiée de Padoue sur Vienne, puis de Vienne sur Cracovie, que l’auteur anonyme offrait au bon public.

En fallait-il davantage ?

Si quelques esprits chagrins se montraient plus exigeants, ils pouvaient, du reste, se référer aux seize Témoignages dont l’Avant-propos donnait le texte, témoignages également anonymes, il est vrai, pour la plupart, mais néanmoins bien caractéristiques, car ils s’accordaient tous à déclarer que, nonobstant l’approbation et les bulles des papes, la Compagnie de Jésus était une damnable institution.

Voilà qui faisait pièce !

Quelque grotesque et folle que fût l’invention, en dépit des incohérences grossières, des contradictions flagrantes et des criantes méprises, l’ouvrage, dans un certain milieu, fit rumeur. Des copies manuscrites avaient d’abord circulé sous le manteau[2] ; maintenant c’était l’édition imprimée qui pénétrait partout. Enchantés, luthériens et calvinistes s’emparaient de la trouvaille, si bien que l’auteur lui-même, enhardi par le succès et couvert par un haut personnage, sans doute le duc Georges Zbaraski, proférait obscurément de nouvelles menaces[3].

Il était temps d’intervenir. Aussi l’autorité ecclésiastique se mit-elle en devoir de rechercher activement diffamateurs et colporteurs.

Mais le faussaire s’enveloppait d’ombres ; mieux que personne il pratiquait l’occultisme. Non seulement le factum sortait, sans nom d’auteur, de presses clandestines ; mais pour donner plus adroitement le change, n’avait-on pas poussé le luxe des précautions jusqu’à ce raffinement d’antidater l’opuscule de deux ans ! Toutefois, aux premiers bruits de procédure, le pamphlétaire avait pris peur ; ce fut, autour de lui, silence de mort et nuit noire.

De graves indices accusaient pourtant, dans cette œuvre malsaine, la main d’un ex-jésuite : une connaissance assez intime de l’Institut, la variété et l’exactitude des citations, surtout cette opiniâtre insistance qu’apportait le rédacteur, sans souci de son texte et hors de propos, à justifier les membres congédiés de l’Ordre. Au tour de phrase, au choix des mots, on reconnaissait le Slave et les allusions, les traits de mœurs indiquaient assez la main d’un Polonais. Justement un certain Jérôme Zahorowski, curé de Gozdziec, avait été renvoyé de la Compagnie l’année précédente et plusieurs fois déjà convaincu de faux : les soupçons, confirmés d’ailleurs par un ensemble accablant de témoignages, devinrent bien vite assez fondés pour que Pierre Tylicki, son évêque, le 11 juillet 1615, informât contre lui.

Quel était donc ce Jérôme Zahorowski ?

Son histoire est brumeuse et il est difficile d’avoir à crayonner, en même temps, figure plus fuyante et, moins gaie. Volhynien de naissance, mais de bonne race, Zahorowski n’avait rien du caractère chevaleresque et de l’ouverture d’esprit de ses compatriotes. Dissimulé, ambitieux, vindicatif, épris de sa noblesse, il avait les défauts précisément qu’il reprochait à ses maitres et lorsqu’il fut entré dans la Compagnie, ni la règle, ni les exemples, ni la sereine contemplation de l’idéal ne purent avoir raison de cette âme altière, ni mettre la franchise dans son cœur, avec la bonté.

Et ce n’était point son intelligence qui l’eût aisément sauvé du malheur. Quand Zahorowski accuse les Jésuites de n’attirer à eux que les jeunes gens intelligents et capables, il se flatte en toute impudeur ; car nul mieux que lui n’a démontré la fausseté de cette accusation par sa propre insuffisance.

Sans parler de son pamphlet, qui plus tard témoignera cruellement contre lui, il suffit de noter qu’aucune branche d’études ne put convenir à ce cerveau restreint. Rude fut l’épreuve, et Zahorowski, tout d’abord frémit sous le coup silencieux.

Mais quand on l’envoya, pour lui confier un emploi à sa taille, enseigner les rudiments de la grammaire au collège de Sandomir, alors la fierté du Polonais s’effaroucha ; la blessure mal close se rouvrit, et cette âme si peu noble, rêvant de haine et de vengeance, s’abaissa, comme d’elle-même, aux pires moyens. Pour atteindre son but, il n’imagina rien de mieux que d’écrire toute une série de lettres aux grands seigneurs du royaume, lettres pseudonymes ou anonymes, fort malveillantes pour la Compagnie, tissues de faussetés, qu’il dicta en cachette, pour ne point se trahir, à ses petits élèves. Les premières sont du 23 août 1613.

La difficulté était surtout de faire parvenir ces messages clandestins à leur destination. Mais ce curieux homme n’était pas à bout de ressources.

Au P. Jean Wielewicki, recteur du collège de Lemberg, — celui-là même dont l’Académie de Cracovie vient d’éditer les Mémoires, — il expédia d’abord tout un paquet de ces missives, avec prière de vouloir bien les remettre à qui de droit, au grand échanson, aux chambellans de la cour, à l’évêque, à l’official, mission bénévole dont s’acquitta le bon Père avec la plus charmante candeur. Mais à peine rentré chez lui, il voit les destinataires accourir, apportant leur message et demandant tous à la fois des explications que Wielewicki, naturellement, ne put leur fournir.

D’autres séries avaient été dirigées sur d’autres points du royaume ; presque toutes furent retournées au P. Provincial, qui, renseigné sur le point de départ, accourut à Sandomir où déjà tous les petits secrétaires, outrés du rôle qu’on leur imposait, témoignaient contre l’indigne Zahorowski.

Après enquête, le régent fut congédié sur l’heure. Mais il niait éperdument et, sans retard, il en appela de cette sentence, au P. Argenti, Visiteur de Pologne.

Le P. Argenti fut bon, sur les instances du plaignant, il consentit à constituer des arbitres, deux au choix du demandeur et deux à son propre choix. Le 6 août 1614, à Jaroslaw, par devant le notaire public du consistoire de Przemysl, le jugement fut rendu ; il confirmait la première sentence et déboutait Zahorowski de sa demande. Celui-ci se hâta dès lors de réclamer l’argent qu’il avait apporté au noviciat ; on ne tarda guère à le lui remettre[4], lorsque déjà avaient paru contre la Compagnie ses Monita privata.

Mais cette fois, et de ce chef, une enquête autrement redoutable se poursuivait. L’Inquisition se mettait en mouvement, non pas certes contre les Jésuites, mais contre le calomniateur, et Zahorowski, estimant sans doute que la cause dont il s’était fait le champion ne valait point sa tête, se comportait, devant les commissaires spéciaux[5] du nonce et devant ses juges, très prudemment. Enfermé, comme Twardowsky, le Faust polonais, dans le cercle magique de ses négations, il était insaisissable et jura tout ce qu’on voulut. Contre la Compagnie, il n’avait aucun grief : il l’honorait fort. Impossible de tirer de lui d’autres aveux.

Sur ces entrefaites, la mort de l’évêque Pierre Tylicki retarda la sentence ; rendue peu après, le 20 août 1616, par l’administrateur de l’évêché de Cracovie, André Lipski, et affichée aux portes de toutes les églises de la cité, elle condamnait et proscrivait le libelle « comme portant un titre fictif, injurieux, rempli de calomnies, d’outrages, de sarcasmes, nuisible et pernicieux à quiconque voudrait le lire[6] ».

Ce n’était pas assez. Désireux d’obtenir une prohition générale et solennelle, le nouvel évêque de Cracovie, Martin Syskowski, se fondant sur le jugement déjà rendu par le tribunal de l’Inquisition, demanda au Saint-Siège, par requête officielle, une condamnation pontificale. Mais déjà la condamnation était portée. Dans sa séance du 10 mai 1616, la Congrégation de l’Index avait solennellement prohibé les Monita, comme étant « un recueil de calomnies et de diffamations. » Publication officielle du décret fut faite par le secrétaire de la Congrégation, le 28 décembre 1616, — jour où l’Église honore les Saints Innocents.

Quant au pamphlétaire, il continua de mener une existence vulgaire et monotone, aimant surtout, paraît-il, à faire mousser la bière blonde dans les tavernes[7]. Il ne semble pas, en l’absence de preuves absolument décisives, qu’on ait cherché à lui faire expier sa faute. Mais depuis les savantes recherches de l’Académie de Cracovie qui ont amené la publication des Mémoires du P. Jean Wielewicki, « l’histoire la plus achevée et la plus étendue que possède la Pologne, pour les règnes d’Étienne et de Sigismond III[8] », il n’est plus possible de révoquer en doute la culpabilité de Zahorowski, l’historien ayant eu bien soin de spécifier que la certitude était acquise, certo consentit[9].

Par pitié pour le malheureux, par égard aussi envers sa famille, les Jésuites, tant que vécut le diffamateur, ne livrèrent point son nom à la honte. Argenti, Bembo, Tanner, Cordara le connaissaient incontestablement : mais il leur « répugne » d’en parler[10]. Gretser, si bouillant qu’il paraisse dans l’allure de sa phrase, se contente de montrer nettement qu’il est au fait, et qu’il pourrait parler… — « Le renard se dissimule… Il croit qu’on l’ignore ? Pas tant que cela ! » Et, d’une double allusion, dénonçant le mystère dont s’enveloppait le lâche et les secours d’argent qu’il retirait d’un certain duc, il le peint tout entier par ce verset du Psalmiste : Sedet in insidiis cum divitibus, in occultis ut interficiat innocentem. — Il se tient en embuscade avec les riches dans l’ombre pour tuer l’innocent…[11], Ailleurs il évoque ses beuveries et va jusqu’à lui citer le nom de sa bière favorite[12].

Huylenbroucq est le premier, je crois, que les nécessités de la polémique aient amené à dévoiler le nom du coupable, dans les premières années du xviiie siècle[13].

Au reste, cette indulgente charité ne resta point sans récompense, Zahorowski, plusieurs années avant sa mort, revint de ses égarements et demanda pardon pour le passé. Il ne savait pas, sans doute, l’infortuné ! tout le mal que, dans la suite des temps, ferait son œuvre.

  1. La date est définitivement établie par la publication de l’Historicum Diarium domus professæ S. J. ad S. Barbaram inséré dans la collection des Scriptores Rer. Polon., t. XIV, Cracoviæ, 1889, p. 125. Au reste, le décret d’André Lipski, du 20 août 1616, prononçant la condamnation du libelle, et toute une série d’indices irréfragables, ne laissaient guère subsister le doute sur ce point.
  2. Gretser, Confra famosum libellum…, libri tres apologetici, dans les Op. omnia, t. XI, p. 990 C. Dans ce passage il ne s’agit aucunement, comme l’avait conjecturé le P. Sommervogel, Précis histor., 1890, p. 86, de lettres anonymes.
  3. Plusieurs historiens, pour établir que les Monita avaient joui dès le début d’une vogue particulière, ont cru pouvoir s’appuyer sur le choix de l’expression : libellum famosum, employée par Gretser dans le titre de son Apologie et, avant lui, par l’évêque Pierre Tylicki dans ses décrets de procédure. Étrange erreur. Faut-il rappeler que famosus garde ici le sens, non pas de fameux, mais de diffamatoire, et que l’expression famosus libellus, déjà employée par Tacite, Ann. I, 72, et par Suétone, Aug, 55, est le terme classique pour désigner un pamphlet, comme dans le titre 10 du Digeste, e. 16 : De injuriis et libellis famosis.
  4. Sommervogel, ib., p. 87
  5. Gretser, op. cit., p. 1015 sq.
  6. Le document se trouve dans l’Apologie de Gretser, p. 1014 sq.
  7. Gretser, ib., p. 992 B.
  8. Scriptores Rer. Polon., t. XIV, p. 110.
  9. Ib., p. 115.
  10. Cordara, Historia Soc. Jesu, t. I, p. 29.
  11. Gretser, op. cit., p. 949, C.
  12. Ib., p. 992, B.
  13. Huylenbroucq, Vindicationes alteræ, Gandavi 1713 p. 115.