Aller au contenu

Les instructions secrètes des jésuites/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Libraire Bloud & Cie (p. 29-50).


CHAPITRE III


Les archives des Jésuites. — Tu es ille vir ! — Le manuscrit du P. Brothier. — Les caractères d’une main de jésuite ? — L’original. — L’armoire secrète de Munich. — Les affirmations de M. Hochstetter. — La farde de Ruremonde. — Kaspar Schopp. — La légende de Christian l’Enragé. — Trouvé ?… Ou envoyé ?


Voici une étrange procédure. On trouve, un beau matin, un brave bourgeois égorgé dans son lit. La justice informe, recueille les pièces à conviction, interroge, et l’enquête suit son cours, sans que le coupable ait été arrêté. Survient chez le juge d’instruction un curieux, qui aperçoit, sous une liasse de dossiers, dans un coin obscur du cabinet, le poignard, instrument du crime. — « À l’assassin ! » crie notre homme. — « Le meurtrier ? Le voilà ! C’est lui ! » Et l’opinion publique, surexcitée par la presse, demande à grands cris la mise en accusation du juge.

Ce petit apologue, appliqué au cas qui nous occupe, cesse d’être fiction ; c’est l’expression fidèle de la vérité. On a trouvé dans une bibliothèque de la Compagnie de Jésus un exemplaire manuscrit des Instructions Secrètes : donc ce sont les Instructions de la Compagnie de Jésus. Tu es ille vir !

Et quand bien même on en aurait trouvé dix exemplaires, cinquante exemplaires, qu’est-ce que cela prouve ? On écrit contre vous une lettre anonyme ; on vous l’envoie et vous la gardez. En êtes-vous, pour cela, l’auteur ?

Il est exact que dans la bibliothèque du collège Louis-le-Grand à Paris, il existait jadis un exemplaire manuscrit des Monita Secreta. Admettons même que le manuscrit de Bruxelles ait appartenu réellement au collège de Ruremonde et celui de Munich aux Jésuites de cette ville, — ce qui est encore pure hypothèse. Ajoutons à cette liste incertaine les exemplaires — détail encore peu connu — trouvés à Saint-Sébastien en 1767, à Vitoria en 1773.

Et après ?

De l’existence de ces cinq documents, que conclure ? Que ces documents ne devaient pas se trouver là et qu’ils accusent leur possesseur ? Mais n’a-t-on pas le droit de se défendre ? N’a-t-on pas le devoir de prendre connaissance des attaques dirigées contre soi ou les siens ? Un manuscrit, pour tout archiviste, n’est-il pas une bonne aubaine qu’il gardera jalousement ? N’a-t-il pas sa valeur particulière, son intérêt qui croît avec le temps ? Certes, ce n’est pas le P. Brothier, bibliothécaire de Louis-le-Grand, qui eût laissé jamais une seule page d’un codex s’égarer hors de son rayon !

Et, de ce chef, que conclure, encore une fois ?

Qu’elles étaient fort bien tenues, ces bibliothèques et ces archives, et rien de plus.

D’ailleurs, le seul fait de déposer ces autographes à la bibliothèque de la maison, et, ainsi, sous les yeux de tous, prouve clair comme le jour qu’on les considérait comme un document, je ne dis pas historique, mais d’histoire, et non pas, suivant les fantaisies des adversaires, comme une pièce mystérieuse dont les seuls supérieurs devaient avoir la connaissance et la garde.

Ces libelles manuscrits pullulaient en leur temps, dès avant l’édition de 1614, comme en témoigne le décret de Pierre Tylicki en 1615. Est-il étonnant que les Bembo, les Gretser, les Tanner, et tous ceux qui ont eu à défendre par la parole ou par la plume la Compagnie de Jésus attaquée, se soient procuré dès le début ces documents, que l’on n’aura point détruits, et avec raison, Et ne voyons-nous pas que le Provincial de Pologne, en 1613, recevait de personnes amies ou simplement honnêtes toutes les lettres anonymes que leur adressait Zahorowski contre l’Institut ? Pourquoi ne lui auraient-elles pas envoyé de même le pamphlet anonyme ?

On ne peut donc rien arguer de ce fait, qui soit une condamnation de l’Ordre. Et les adversaires eux-mêmes, ceux du moins qui ne ferment pas les yeux à l’évidence des raisons, l’ont maintes fois reconnu. « L’existence de ces manuscrits ne prouve pas, cela va de soi, que les Monita soient sortis de la main des Jésuites et qu’elles leur aient servi de direction régulière. Les Jésuites ont pu les acquérir, parce qu’ils avaient besoin d’un exemplaire manuscrit où imprimé, pour se défendre. » Ainsi s’exprime Huber lui-même, dans son ouvrage : L’Ordre des Jésuites, page 106, et, il serait aisé de multiplier les témoignages. Mais en est-il besoin ? Faut-il un si rare effort de bon sens pour arriver à une conclusion aussi naturelle ?

Toutefois, puisque M. Hochstetter et avec lui certains historiens continuent à s’appuyer sur ce fait, pour prouver l’authenticité des Monita, je veux bien les suivre encore un instant sur cette voie et discuter jusqu’au bout l’argument. Au reste, il n’y a que cet argument à discuter, puisqu’il constitue à lui seul l’unique base de toute l’argumentation historique des adversaires, la seule raison invoquée — et il est difficile en effet d’en imaginer une autre ; mais aussi on la certifie péremptoire.

Voici, par exemple, comme elle vient d’être formulée tout récemment dans un important ouvrage en cours de publication, la Grande Encyclopédie, sous la direction de M. Berthelot, membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie française. L’article est signé de M. H. Vollet, docteur en droit ; il se trouve au tome XXIV, page 46, sous la rubrique Monita Secreta :

« En 1612 (sic), un livre intitulé Monita privata Soc. Jesu fut imprimé à Cracovie. Les instructions qui se trouvaient ainsi publiées n’ont été rédigées que pour être communiquées sous le sceau du plus profond secret, à quelques membres de la Compagnie dévoués et sûrs. Elles concernent la conduite à suivre dans les affaires les plus importantes, et elles formulent avec une audace ingénue, expliquée par leur caractère confidentiel, l’enseignement des vues ambitieuses, des menées tortueuses et des manœuvres perverses que les adversaires des Jésuites attribuent à l’Ordre. En 1615, Pierre Tilcki (sic), évêque de Cracovie, dirigea contre Jérôme Zahorowski (sic), curé de Gozdziec, auteur présumé de cette publication, une procédure qui ne paraît point avoir produit de résultat (?) »

M. Vollet ignorerait-il le décret d’André Lipski, du 20 août 1616, qui est précisément le « résultat » de la procédure ?…

Passant alors à l’édition de 1761, il ajoute :

« L’éditeur prétendait que le duc Christian de Brunswick avait trouvé ces instructions dans la bibliothèque des Jésuites à Paderborn, On disait aussi que des copies (?) avaient été découvertes chez les jésuites d’Anvers, puis à Padoue, à Prague et enfin sur un vaisseau allant aux Indes Orientales. Quoi qu’il en soit, la collection des manuscrits de la bibliothèque de Munich possède deux exemplaires des Monita privata. L’un provient du couvent des cisterciens d’Anspach (sic) il a été copié par la main d’un jésuite, vers la fin du xviie siècle ou au commencement du xviiie. L’autre a été découvert récemment dans une armoire secrète de l’église Saint-Michel à Munich, appartenant aux Jésuites ; il date de l’année 1738, mais il ne présente pas les caractères d’une main de jésuite (!!!)… Naturellement, les jésuites soutiennent que c’est un faux audacieux. Néanmoins Gretzer (sic) concède que l’auteur a peut-être appartenu à la Société. »

Voila donc la thèse in-extenso. Elle est étalée sans aucune référence, sans documentation, sans bibliographie, sans discussion. Comment s’étonner dès lors des inexactitudes de titre et de noms propres, des erreurs de dates et de faits dont l’article est étoilé ? Pour peu que l’auteur, avant d’aller plus loin, veuille bien se reporter au titre complet de la Grande Encyclopédie et réfléchir à la mention que cette première page porte en vedette : Inventaire raisonné des sciences, peut-être se demandera-t-il, comme je me le demande, lequel de ces trois mots se vérifie dans son article ? Et si une ombre d’hésitation se manifeste, alors nous serons bien près de tomber d’accord.

Mais revenons au point saillant. Qu’y a-t-il donc de péremptoire dans cet « argument des manuscrits », d’où le Professeur Hochstetter fait sortir magiquement sa thèse ?

J’avoue que l’on pourrait à la rigueur, et puisqu’on ne trouve rien d’autre, faire fond sur un pareil chef de preuves, mais à une condition pourtant, que nul ne peut prendre le droit d’éluder, c’est d’établir au préalable :

  1. Que l’autographe trouvé dans une maison de l’Ordre, est antérieur aux éditions et copies clandestines de 1612.
  2. Qu’il a été transcrit de la main d’un Jésuite.
  3. Qu’on l’a découvert dans les archives intimes des Supérieurs, à l’état de document secret.

Alors, et pas avant, on pourra induire de ce phénomène en apparence singulier, non pas encore une preuve, mais, une probabilité si l’on veut, une présomption que le document est authentique, qu’il était d’ordre pratique et constituait un moyen de gouvernement ; présomption qu’il faudra éprouver ensuite à la pierre de touche des faits et qui deviendra preuve s’il conte péremptoirement que ces prescriptions occultes émanent officiellement d’un général de la Compagnie ou du moins que les Jésuites ont réalisé quelque chose de ces horreurs.

Qu’en est-il ?

Pas n’est besoin de remarquer d’abord que les manuscrits en question ont été saisis dans les bibliothèques ou dans les archives publiques des maisons signalées. Si donc, comme le F∴ des Pilliers et M. Vollet se plaisent à le prétendre, la Compagnie de Jésus est coupée en deux clans, celui des initiés — rarissimes ! — et celui des profanes, celui des coquins et celui des gens honnêtes, n’est-on pas dès lors en droit de présumer que le groupe des agrégés coquins n’ira point, au risque évident de se trahir, étaler son code abominable sous la prunelle limpide des honnêtes profanes ? Et c’est bien ainsi que s’explique d’elle-même l’injonction sacrée par laquelle s’ouvrent ou se terminent — suivant les éditions — tous les exemplaires des Monita : « Chefs de l’Ordre, gardez pour vous, et chez vous, dans le plus grand secret, ces secrètes instructions ! »

Or, au moment de la suppression de l’Ordre, de rigoureuses et soudaines perquisitions ont été menées avec l’art le plus raffiné et le plus malveillant, par des estafiers sans scrupules, dans tous les couvents d’Espagne, de Portugal, d’Italie, de France, des Pays-Bas, d’Allemagne : où est le document saisi ? Que l’on cite le moindre papier, la note la plus hiéroglyphique, où l’on ait pu soupconner même une allusion compromettante : « J’ai vu de mes yeux, aux Archives générales du Royaume à Bruxelles, — écrit le savant P. Van Aken — des pièces confidentielles et intimes, saisies dans les cellules des Pères, tant supérieurs qu’inférieurs. La nature de ces documents, la manière dont ils étaient rangés il y a une dizaine d’années, faisait comprendre au premier coup d’œil, ce qui d’ailleurs est attesté par des relations authentiques, que les jésuites ont été surpris par la police comme le furent autrefois les habitants de Pompéi et d’Herculanum par la lave du volcan. Rien ne pouvait résister à une attaque aussi soudaine qu’imprévue. On cherchait des crimes aux jésuites ; il fallait à tout prix les trouver coupables. Eh bien ! Qu’a-t-on rencontré de semblable aux Monita Secreta ?[1] ».

Mais, objectera-t-on, n’oubliez-vous point le manuscrit de Munich, celui qu’on a découvert dans l’armoire secrète de l’église ? Sans ouvrir une discussion, qui serait longue, sur le caractère plus ou moins cryptogène de cette fameuse armoire, sur l’histoire de la découverte et sur la dose de candeur dont il faudrait gratifier le « chef jésuite » si libéralement doté par ailleurs de toutes les nuances et profondeurs de la ruse, — qui aurait conçu l’idée neuve de déposer dans une église, son inséparable exemplaire, ne suffira-t-il pas de mentionner ici que, même de l’aveu des plus intrépides adversaires, le document n’émane pas d’un jésuite ?

Qui en convient de meilleure grâce que M. Vollet ? « Le manuscrit ne présente pas, dit-il, les caractères d’une main de jésuite ! » Voilà qui est parlé.

Ainsi les graphologues eux-mêmes n’arrivent pas à soupçonner un lointain degré de parenté quelconque entre le scribe et les Jésuites ? Pas même un vague trait de ressemblance ?… Il fallait sans doute que ce fût un fier ennemi des Jésuites, celui qui a calligraphié ce manuscrit-là ?

Mais de ce chef, nous voilà en opposition avec la thèse de M. Hochstetter et nous revenons ainsi au second point du programme.

N’a-t-il point mis la main, lui, sur un « autographe » dont l’authenticité appert aux yeux les moins exercés ? Et n’est-ce point là le fond de son édition critique et définitive ? Définitive, admettons ; critique ? Voyons. La première règle du critique, avant de se prononcer sur l’authenticité d’un document, est d’en établir rigoureusement la provenance.

D’où vient donc cette pièce ? Et qui l’a transcrite, puisque c’est une copie ?

De ces questions nettes, M. le Professeur Hochstetter n’a souci. On l’avait baptisé, cet exemplaire, du nom de manuscrit de Ruremonde, — baptême d’hérétique, il est vrai, et dont les archivistes de Bruxelles, les gardiens du document, ont contesté vivement la validité. Après tout, s’il n’est pas de Ruremonde, a pensé M. Hochstetter, il arrive quand même du Limbourg : donc… il provient d’un collège du Limbourg : donc… il est authentique ! — Ne pressons pas le sorite, trop caduc… Mais M. le Professeur nous permettra-t-il de lui poser quelques questions très précises qui permettront, ou à lui ou à nous, de faire une bonne fois la lumière sur ce point ?

Puisque le savant critique a si bien contrôlé les textes et n’a pas laissé échapper une virgule, s’étonnera-t-il si je lui demande, avant tout, de préciser encore et de vouloir bien nous dire où et quand il a compulsé ce document authentique ?

M. Hochstetter répond dans sa Préface : « Aux archives belges du Palais de justice, à Bruxelles » ; et l’édition française de 1901[2] répète mot pour mot : « Le texte que nous publions est celui qui a été collationné sur le manuscrit du Père Brothier, dernier bibliothécaire des Jésuites de Paris avant la Révolution. Il est conforme au manuscrit authentique des archives de la Belgique, au Palais de justice, à Bruxelles, — catalogué sous le No730 ».

Or, pas plus sous le No730 que sous n’importe quelle autre rubrique, ce document n’est catalogué aux Archives du Palais de justice de Bruxelles, et non-seulement il n’est pas porté au catalogue, mais au Palais de justice personne n’en a connaissance : il n’y est pas !…

Que M. Hochstetter, au nom de la critique, veuille bien s’expliquer ; car je puis opposer à ses précédentes déclarations, dès qu’il lui plaira, le témoignage unanime et catégorique de tous les archivistes du Palais de justice de Bruxelles.

Aux Archives générales du Royaume, il existe bien un manuscrit des Monita Secreta, qui portait jadis le nom de manuscrit de Ruremonde et qui est catalogué, de fait, sous le No730 des Cartulaires et manuscrits. M. Hochstetter se justifiera-t-il en disant que c’est ce document-là qu’il a collationné ? Aurait-il confondu le Palais de justice de Bruxelles — qui n’est pourtant pas imperceptible — avec les Archives générales du Royaume ?… À la rigueur, ce n’est pas absolument impossible. Mais si la démonstration d’authenticité débute par une méprise aussi peu croyable, comment ne pas trembler non seulement pour la ponctuation et le redressement des virgules, dont le critique de Stuttgart nous dit avoir fait sa spécialité, mais pour le texte et pour la base même de la démonstration ?

Ce n’est point ironie. Car M. Hochstetter, historien de profession, ne manque pas d’indiquer soigneusement les sources et nous allons voir qu’il traite les documents avec autant de succès que les monuments, l’histoire avec autant de précision que la topographie. « Ce manuscrit », écrit l’auteur dans sa Préface, « provient d’un collège du Limbourg hollandais, où il fut saisi, avec toutes les peines du monde (mit Muehe und Not), lors de la suppression des Jésuites dans les Pays-Bas, en 1773. Il en est fait acte au procès-verbal des délibérations d’un comité établi pour le règlement des affaires concernant les Jésuites, au moment de leur suppression, le 25 octobre 1773. Le procès-verbal est signé de MM. les conseillers Leclerc, comte Philippe Mouy (sic) Cornet de Grez, Limpeux (sic) et Turk. »

L’édition française donne les mêmes références : seulement le comte Philippe Mouy, de l’édition Hochstetter, devient le comte Philippe-Nouy.

En réalité, c’est du comte Philippe de Neny et du conseiller Limpens qu’il est question, — signatures fort lisibles, du reste, — dans la pièce mentionnée. Ces légères corrections de détail ne peuvent infirmer en rien, il est vrai, le fond du débat ; mais, puisqu’il s’agit d’une édition critique et que l’auteur invoque lui-même, comme un argument de plus, la scrupuleuse exactitude de ses recherches et la précision de ses renseignements, il est impossible de laisser passer, sans la relever comme il convient, si étonnante prétention.

Que prouve, maintenant, cette pièce ? D’après M. Hochstetter, elle prouve que le susdit manuscrit des Monita Secreta vient d’un collège des Jésuites, puisque dans le Protocole il en est fait mention.

Mais pas même cela. Où donc le savant collationneur a-t-il pris que l’exemplaire des Monita fût mentionné dans le Protocole ? Le Protocole n’en dit mot ; dans le relevé des documents saisis au collège de Ruremonde, il n’est absolument pas question de Monita Secreta. Comment M. Hochstetter a-t-il pu arriver à pareille découverte ? Encore une fois, il confond,… Monita Secreta avec… Palais de justice. Mais où est le lien ?

La farde du collège de Ruremonde, no 11, est une pièce absolument distincte de l’autre et qui n’a rien de commun avec elle. Les archivistes ignorent absolument la provenance de l’exemplaire manuscrit des Monita, de sorte que, même en supposant que le Protocole signale les Monita au nombre des pièces saisies aux archives de Ruremonde, il resterait à prouver que l’exemplaire saisi est bien celui-là, et non pas un autre ; et toute la discussion de M. Hochstetter s’écroulerait ainsi par la base, car elle reposerait sur une hypothèse dénuée de tout fondement, sur une conjecture de haute fantaisie.

Fantaisie non moins stupéfiante, quand le critique découvre le nom des Monita Secreta dans l’inventaire de la saisie. Voici le contenu du document relatant le nombre et les titres des pièces recueillies par le commissaire du Gouvernement :

  1. Livre des Ordonnances.
  2. Réponses des Généraux aux demandes des Congrégations provinciales.
  3. Réponses des Généraux aux demandes des autres provinces.
  4. Solution des cas offrant difficulté.
  5. Lettres manuscrites des Généraux.
  6. Ordonnances des provinciaux. Première partie.
  7. It. Deuxième partie.
  8. Réponses des Procureurs désignés par les Congrégations provinciales.
  9. Lettres des provinciaux.
  10. Vœux des Profès, des coadjuteurs spirituels et temporels.
  11. Coutumier de la province.
  12. Lettres des provinciaux,
  13. Annales du collège de Ruremonde 1707.
  14. Mémorial des provinciaux.

L’inventaire porte la date du 25 octobre 1773. Il est de toute évidence qu’il s’agit des cartons saisis dans la Chambre du Recteur. Rien n’y manque, des pièces constituant les archives spéciales de la maison. Mais sous quelle rubrique M. Hochstetter trouvera-t-il la mention des Monita Secreta Societalis Jesu ?

Serait-elle ailleurs ? Pas davantage. J’ai compulsé soigneusement cette liasse de 96 pages grand format, ou sont relatées les moindres particularités de la saisie et jusqu’aux tuiles cassées : des Monita il n’y a trace. Or, — que l’on veuille bien remarquer ce détail très significatif, — il apparaît clairement, à la teneur même des Rapports, que le gouvernement des Pays-Bas avait ordre de relever tout grief qui pourrait être à la charge des Jésuites. Quelques feuillets se trouvant lacérés au Mémorial des provinciaux, il se hâte de prescrire une minutieuse enquête ; les anciens Pères sont interrogés, leurs dépositions consignées et, du coup, le prétendu mystère s’éclaircit. Le commissaire Luytgens écrit dans son rapport : « Je n’ai rien découvert jusqu’ici de répréhensible. » Certes, si une copie des Monita s’était trouvée parmi les archives du Recteur, quelle autre chanson !

Ainsi le Protocole et l’Inventaire témoignent directement qu’il n’y avait aucun exemplaire des Monita au collège de Ruremonde. Par quel don de seconde vue, M. Hochstetter déchiffre-t-il dans les documents ce que nul autre humain ne saurait y voir ?

Quant au manuscrit lui-même, il faudrait une singulière bonne volonté pour l’attribuer à un Jésuite, surtout à un « chef » de Jésuites. Manifestement il est d’un copiste ignorant son Despautère, depuis le rudiment. J’ai eu, comme M. Hochstetter, et après lui, la curiosité de parcourir, pour l’acquit de ma conscience et pour la pacification de mon âme, ces feuillets révélateurs. Les inadvertances, les méprises, les énormes bévues dont il est littéralement hérissé, accusent une transcription de main extraordinairement calleuse. De là à un autographe de chef d’Ordre, infinie est la distance. Comment M. Hochstetter, en la franchissant, a-t-il pu fournir ce bond prodigieux ?

Voudrait-on des exemples ? Il suffit d’ouvrir au hasard le fascicule, et pour qu’on ne me soupçonne point de choisir les passages, voici le début

lui-même, Chapitre premier, no 1 :


Ut se gratam reddat incolis loci, multùm
condûcet explicatio finis Soctis præscripti in Regulis
ubi dicitur Soctem summô conatur in salutem prox
-imi mitcumbere, æque ac in suam, quæ similia
obsequia obeunda, in Zenodochiis afflicti ; Incar-
cerati invisendi.

Bien habile, qui comprendra ce latin-là ! Et ce n’est que le début. Les pages 5, 15, 16, 23 et 24 offriraient des échantillons d’un goût bien supérieur.

L’accentuation, de son côté, est des plus sauvages ; impossible à qui le veut, de se rendre compte des règles qui la régissent : les accents graves, aigus ou circonflexes vont frapper indistinctement les voyelles et les consonnes ; les points font faillite pour la moitié des i. Quant à la ponctuation, c’est une débauche de virgules comme il n’y en a pas d’exemple ailleurs. Je relève seulement les premières lignes de l’Avant-propos :

Privata hæc monita, custodiant diligenter, et penes se servent Superiores, paucisque ex Professis, ea tantum communicent, et aliqua de iis instruant non Professis.

Le copiste, et à chaque ligne on en trouve la preuve palpable, n’a certainement pas compris ce qu’il écrivait. Comment lui imputer l’œuvre elle-même ? Et quel jésuite pourrait bien avoir parlé un latin de cet acabit ?

D’ailleurs le manuscrit porte nettement la marque de son origine. Car les Monita — et je m’étonne grandement que M. Hochstetter ait fermé les yeux sur ce début — les Monita sont précédés d’un petit poème en vers latins où l’ironie déborde sous une phrase un peu barbare, et qui sont une satire de la Compagnie de Jésus et même du « Rector acutus » à qui sont confiés ces avis. Ira-t-on soutenir que les Supérieurs de l’Ordre ont composé eux-mêmes, en vers latins, et si peu spirituels, leur propre satire ? Le document provient donc, comme la satire qui lui sert d’Introduction, d’un adversaire de la Compagnie, et une note marginale insérée au chapitre XI, de même que certains passages spécialement soulignés, indiquent assez à quelles fins avait servi le manuscrit antérieur, dont celui-ci n’est qu’une grossière transcription.

Il serait trop facile de montrer maiintenant que l’édition Hochstetter, pas plus que l’édition française, ne reproduit le texte du manuscrit auquel les deux éditions se réfèrent. L’ordre même et la division des paragraphes ne correspondent en aucune façon, par exemple, chapitres X et XX ; des membres de phrase sont ajoutés ; une foule de mots diffèrent du tout au tout. Quelle est donc cette collation que le scrupuleux critique assure avoir faite sur ce texte précieux ?… Mystère !

En résumé, M. le professeur Hochstetter affirme dans son édition savante :

1° Que le texte édité par lui est conforme au texte du manuscrit de Bruxelles. — Il ne l’est pas.

2° Que le manuscrit de Bruxelles est authentique. — Il ne l’est pas.

3° Que le Protocole de Ruremonde mentionne cet exemplaire des Monita. — Il n’en parle pas.

4° Que ce même document se trouve au Palais de justice de Bruxelles. — Il ne s’y trouve pas.

M. Hochstetter s’expliquera-t-il ?… Oui ou non, la loyauté est-elle encore de mise au camp adverse ? Et n’est-ce point là vouloir prouver un faux par un faux ?

Quant au manuscrit qui porte indûment le nom du P. Brothier, nous n’avons pas à nous y arrêter : c’est une pièce appartenant aux archives publiques du collège Louis-le-Grand dont le P. Brothier avait l’administration ; mais ce n’est pas un manuscrit du P. Brothier. Le célèbre bibliothécaire ne s’amusait point, qui l’ignore ? à copier des imprimés pour ses archives.

Sera-t-on plus heureux avec le premier manuscrit de Munich, celui que M. Vollet nous présente comme sortant du couvent des Cisterciens d’Anspach, mais qui provient en réalité, d’Alderspach ? C’est bien un jésuite, en effet, qui a transcrit la pièce, vers les dernières années du xviie siècle, au plus tôt. Mais voici que le bon copiste, pensant à la devise et à la vocation spéciale de la Compagnie de Jésus, n’a pu contenir ses sentiments, et sur le dernier feuillet, tout au bas, il a écrit de sa plus belle main, pour que nul ne s’y méprit : Per hæc non potest laudari Deus ; ce n’est point avec cela que l’on peut procurer la gloire de Dieu[3]. M. Vollet n’a point cité cette finale, qui suffit à renverser sa thèse.

Ainsi, de tous les exemplaires manuscrits que possédaient, pour leur défense, et dans leurs archives publiques, les maisons de la Compagnie, aucun n’apparait à l’état de document secret, aucun n’a été copié de la main d’un jésuite, un seul excepté, que le transcripteur a pris soin de stigmatiser, et tous sont de date récente. Ce n’est point d’habitude, à ces signes que se révèle un original.

Mais est-il absolument exact que l’on n’a découvert chez les Jésuites que des manuscrits relalivement récents, et aucun qui fût antérieur aux éditions de 1614 ? Ce point a été chaudement contesté, et il devait l’être, en effet, puisque c’est le point décisif. Or les tenants de l’authenticité n’ont apporté jusqu’ici que des affirmations ou des légendes dont la critique n’a rien laissé debout.

Et ces affirmations sont entre elles absolument contradictoires. L’original qui aurait fourni l’édition de 1614, se trouvait à Padoue, affirmait Zahorowski. Et qui, mieux que lui, était à même de le savoir ? — Non ; l’original est à Paderborn, déclarait trente ans plus tard, dans son édition de 1643, Gaspar Schopp, qui précisément habitait Padoue. Et c’est la version qui désormais se substitue à celle de Zahorowski ; celle qui a pris corps dans les éditions de 1668, 1678, 1682, puis dans l’édition de 1761 intitulé de Paderborn (sic) et dans toutes celles qui en dérivent.

Son succès lui vint tout uniment de l’anecdote, d’ailleurs controuvée, dont Schopp avait cru pouvoir corser son assertion. « Il y a quelques années — écrivait-il — quand le duc Christian de Brunswick, soi-disant évêque d’Halberstadt, mit au pillage le collège des Jésuites à Paderborn, il légua leur bibliothèque et leurs archives aux PP. Capucins, qui découvrirent la présente Instruction secrète dans les cartons du Recteur. Même chose arriva au collège des Jésuites de Prague, à en croire des hommes qui ne sont pas indignes de créance[4]. » — Légende sans fondement, qui bientôt fit place à d’autres. Car on affirmait encore que l’authentique aurait été saisi à Prague ou à Anvers[5] ; dans une cachette cloisonnée du collège de Heidelberg ; sur un vaisseau en partance pour les Indes[6]. L’édition de Francfort et Leipzig, en 1747, donnait comme source les archives des Jésuites de Glatz, où un officier prussien, etc… — C’est merveille de contempler pareil accord. L’authentique est partout, mais personne n’est en état de le produire ; les éditeurs n’ont que des copies, et ils sont incapables de dire d’où leur vient cette copie et quelles sont les garanties d’authenticité. Bien plus, suivant les besoins de la cause, chaque nationalité attribue l’original à d’autres nations, et de préférence aux pays lointains : pour les éditeurs polonais, c’est l’Italie, pour les Italiens, c’est la Prusse ou la haute Bohème ; pour les Prussiens, la Silésie ; chacun passant le chanteau à son voisin et se récusant courtoisement de posséder le trésor qu’on a l’obligeance de lui attribuer. Zahorowski, dont l’édition paraît à Cracovie, témoigne que l’authentique est à Padoue, Schopp, qui ne découvre rien à Padoue, se rejette sur Paderborn. Mais le petit roman qu’il arrange pour la circonstance et dont nous avons cité le texte plus haut, n’offre pas même une pâle couleur de vraisemblance.

Ignore-t-on que Christian de Brunswick, dit l’Enragé, chef de bande et grand saccageur d’évêchés et de couvents, était loin, de porter les Jésuites dans son cœur ? Deux étendards le précédaient dans toutes ses expéditions ; sur l’un se détachait une tiare foudroyée, et sur l’autre sa devise : « Ami des hommes, ennemi des jésuites. » Au sac de Paderborn, en 1622, qu’il eût fait un présent aux Pères Capucins, c’est déjà peu croyable ; qu’il ait spécialement choisi comme don les archives des jésuites, c’est plus invraisemblable encore ; mais que les bons Pères capucins, en dépit de l’Inquisition et du Décret de l’Index, aient publié les Monita, si tant est qu’ils en fussent les possesseurs, c’est ce qui dépasse par trop les bornes que la raison a fixées à la fantaisie.

Tout ce qu’il y a d’historique dans ce roman, c’est que le collège de Paderborn fut en partie pillé, et Christian, qui convoitait pour sa part la bibliothèque des Jésuites, en quoi il faisait preuve d’esprit, chargea ses hommes d’emballer soigneusement volumes et manuscrits. Mais les mousquetaires, peu au fait du maniement des in-folio et n’ayant apparemment que des notions fort approximatives sur le poids du papier, n’imaginèrent rien de mieux que d’entasser les collections dans des caisses gigantesques, si pesantes à mouvoir qu’il fut impossible de les véhiculer hors de la maison. Sur ce, les troupes régulières accouraient. Christian décampa prestement, laissant aux Jésuites leurs livres et leurs cartons, qu’ils retrouvèrent intacts[7]. Voilà ce qu’il en est de l’authentique de Paderborn et de la légende de Christian l’Enragé.

Au reste, Schopp, qui a écrit contre tout le monde, même contre Cicéron dont il trouvait le latin défectueux, n’a jamais admis, nous en fournirons la preuve, l’authenticité des Monita secreta.

Mais la critique est lente à désarmer, Friedrich lui-même s’est donné une peine infinie, et bien perdue, pour établir l’existence d’un autographe antérieur à 1614. C’est dans les Mémoires de l’Académie royale de Bavière[8] qu’il a consigné le résultat de ses travaux. D’après lui ce premier exemplaire connu des Monita secreta aurait appartenu au collège des Jésuites de Prague, et, « vraisemblablement », il aurait servi à l’édition de 1612, après sa mise au jour lors du pillage de la ville par les Saxons en 1611. Friedrich se base surtout pour déduire ces conclusions, sur une Instruction adressée au jésuite Forer, où il est question de ce document.

Là-dessus le P. Duhr, avec sa haute compétence, démontre :

  1. Que les Saxons ont pillé Prague, non pas en 1611, mais en 1631, et que le manuscrit trouvé en 1631 ne peut être considéré, en vertu des dates, comme l’original de l’édition de 1612.
  2. Que l’Instruction adressée à Forer ne parle nullement d’un exemplaire trouvé, mais d’un exemplaire « envoyé ». Par conséquent, même en admettant la date de 1611, on ne pourrait rien arguer, puisque la pièce vient du dehors, et non pas du dedans.
  3. Qu’il peut s’agir tout aussi bien, d’après le texte de l’Instruction, d’un livre imprimé que d’un manuscrit, « famosos libellos », d’autant plus qu’il est parlé de deux exemplaires et que la date n’est point indiquée. Le texte porte en propres termes : « Negari non potest circiter ante Saxonum adventum missos fuisse duos famosos libellos ad Collegium[9]. »

Assurément le Professeur Friedrich, qui a « voué sa vie à la guerre contre la Curie et les Jésuites », aurait pu être mieux inspiré. C’est en 1891 que le P. Duhr a fait justice, avec pièces à l’appui, de cette imputation. Mais ceci n’a point empêché le Professeur Gust. Kaweran en 1894, d’insérer de confiance l’opinion de Friedrich dans le troisième volume de l’Histoire ecclésiastique de Moeller.

En résumé, avant l’édition clandestine dite de 1612 et sa diffusion par la presse ou par les copies manuscrites, on n’a jamais entendu parler de Monita Secreta. Jamais on n’a pu produire l’original, qui aurait servi, dit-on, aux éditions de 1614, de 1635, de 1747, de 1761 ; jamais on n’a pu dénoncer même un simple exemplaire authentique ; jamais on n’a trouvé un seul fascicule dans les archives soi-disant secrètes des maisons de la Compagnie, et jamais un autographe émané d’un jésuite, à part une seule transcription faite cent vingt ans après la première édition et manifestement destinée à une œuvre apologétique.

Que faut-il de plus pour réduire à néant tant de calomnies amoncelées depuis trois siècles, toutes contradictoires entre elles, et portant toutes les stigmates de la haine, souvent aussi, de la mauvaise foi ?

  1. Précis hist. 1881, p. 357.
  2. Monita Secreta : les Secrets des Jésuites, Cornely, Paris 1901.
  3. Duhr, Jesuiten-Fabeln, 3e éd., p. 119.
  4. Arcana Soc. Jesu., Append. 1.
  5. Cf. Harenbero, Pragmatische Geschichte des Ordens der Jesuiten, 1760, t. I, p. 51 et t. II, p. 1154.
  6. Nellessen, Die Monita Secreta. Aachen 1825, p. 3 sq.
  7. Cordara, op. cit., t. I, p. 365.
  8. Abhandlungen der K. bayrischen Akademie, hist. Kl., t. XVI, p. 97. Cf. Beilage I, p. 151.
  9. Duhr, op. cit., p. 50.