Les invisibles de Paris (Aimard)/I/VI

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Roy et Geffroy (p. 79-86).
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VI

L’INVISIBLE

À cette déclaration spontanée de leur président, les sept membres présents de l’association ne purent retenir leurs exclamations joyeuses.

La question était nettement tranchée en faveur de ce nouveau venu, dont on menaçait les jours peu d’instants auparavant.

Enfin il se trouvait au milieu d’eux, ce chef depuis si longtemps attendu !

L’heure suprême de la lutte allait sonner, lutte qu’ils appelaient de tous leurs vœux.

Ils voyaient déjà le progrès, cet aigle gigantesque, ouvrir ses larges ailes au grand jour et fondre, dans son essor irrésistible, sur l’ignorantisme, lâche vautour qui ne travaille que la nuit.

À l’envi l’un de l’autre, il se pressaient autour du maître.

Plus ils avaient résisté, plus ils se courbaient devant l’auréole de son génie.

Ils se disaient :

— Le voilà donc, celui dont la haute intelligence, dont le cœur généreux, dont la voix de tous les Invisibles ont fait le général de l’armée la plus redoutable ! Devant lui les distinctions de rangs, de fortune, de nom s’effacent. Les castes les plus hautes comme les plus basses lui fournissent des soldats. Il jette un cri : Humanité, en avant ! et ce cri le crée père de tous ceux qui souffrent, quelle que soit le race ou la nation à laquelle ils appartiennent ! À sa venue, en sa présence, à sa vue, la société moderne espère et respire. Son influence se fait sentir et rayonne partout. Et pourtant, pas un seul de ses partisans, de ses frères, de ses séides ne sait ni qui il est, ni quels moyens il emploie pour toucher à son but glorieux. Le voilà ! c’est le chef ! c’est l’Invisible !

Et c’était à qui s’approcherait de lui ; c’était à qui l’assurerait d’un dévouement à toute épreuve.

Le président, le premier, cherchait à lui faire oublier ses doutes, ses hésitations, son interrogatoire trop prolongé.

Le chef laissa se calmer l’élan de ses adeptes, puis, prenant et serrant la main du président :

— Vous n’avez point à vous excuser, lui dit-il, vous n’avez fait que strictement votre devoir. Nous vivons dans un moment, nous nous trouvons dans des circonstances qui exigent un redoublement de prudence. Je vous aurais blâmé de ne pas avoir pris les précautions nécessaires. Je suis heureux de voir que vous vous tenez sur vos gardes. Et cependant, si la fatalité m’avait arrêté en chemin, avant une heure, malgré votre vigilance, vous seriez tombés, tous huit, entre les mains d’un ennemi implacable. Vous étiez tous perdus !

— Perdus ! firent plusieurs voix.

À un geste de l’Invisible le calme se rétablit aussi vite qu’on venait de le rompre.

— Oui ! perdus ! vous le reconnaîtrez tout à l’heure. Souvenez-vous-en, messieurs, nous sommes les Invisibles, non seulement pour les hommes qui vivent en dehors de notre association, mais aussi pour nous-mêmes. Peu d’entre nous se connaissent et ceux qui se connaissent appartiennent aux classes inférieures ou aux classes nouvelles. Vous, qui vous trouvez réunis dans cette salle, chefs de départements et de communes, si vos masques tombaient, vous seriez certes bien étonnés. Vous vous demanderiez comment plusieurs d’entre vous figurent parmi les invités d’un homme qui ignore leur présence dans son hôtel, et qui, s’il le savait, serait bien effrayé de les y voir.


— Le cœur vous en dit-il, cher monsieur ? — Ce que vous ferez ce soir, je le ferai aussi, cher comte.

— Nous répondons du comte de Warrens, corps pour corps, fit une voix.

— Cette ignorance complète, répliqua le Maître sans avoir l’air de s’être aperçu de cette interruption, cette ignorance fait notre force. Ne craignez ni traîtres tortueux, ni espions lancés à vos frousses. Vos rangs peuvent s’ouvrir par ruse ou par mégarde, on effleurera parfois le corps de notre Société, on ne parviendra jamais jusqu’à son âme. Vos prédécesseurs, vos aînés et vous-mêmes, guidés par une foi ardente, reliés en faisceau entre les mains d’un chef, toujours jeune, toujours puissant, qui n’a eu de confident que le chef élu avant lui, sans alliés ni conseillers intéressés autres que son futur successeur, vous avez été invincibles, vous le serez toujours. Aujourd’hui, ce chef, c’est moi. Tant que vous exécuterez mes ordres, les yeux fermés, sans hésitation, sans discussion, je réponds de vous et de la chose publique. Tant que, seul, je connaîtrai vos noms, votre passé, vos espérances, il me sera facile de vous employer selon vos moyens. Obéissance et silence ! avec ces deux mots pour devise, l’association triomphera. Rien ne viendra déranger des combinaisons aux racines centenaires, des projets qui semblent irréalisables ; rien ne s’opposera au succès de notre œuvre.

Ici, l’orateur s’interrompit, réclama le silence de l’assistance par un geste expressif, écouta attentivement si nul bruit du dehors ne frappait son oreille, puis, n’entendant rien, il reprit :

— Je tiens donc pour juste votre sévérité à l’égard d’un inconnu. Veillez, veillez, c’est votre droit, c’est votre devoir. Si, sentinelle négligente ou endormie, l’un de vous laisse l’ennemi pénétrer dans notre camp, ce peut être la ruine de toutes nos espérances. Soyez aussi implacables pour les traîtres que vigilants. Maintenant, laissons ce sujet, et venons-en aux motifs de notre réunion improvisée. Il nous reste trois quarts d’heure ; ce n’est qu’à cinq heures précises que les agents de la police secrète doivent nous entourer, pénétrer céans, nous surprendre, et nous emmener pieds et poings liés à la Conciergerie ou à la Préfecture.

— La police ? demanda le président.

— Mon Dieu, oui, messieurs. Le comte de Mauclerc a parlé.

— Il est mort, répondit un des membres.

— Il a parlé, répéta l’Invisible. Sans avoir pénétré tous nos mystères, le comte en avait découvert assez pour nous compromettre tous, si nous n’étions aussi bien informés que nous le sommes. Ainsi, il connaissait la date précise de notre réunion, le lieu du rendez-vous, détails assez importants et valant bien une partie des quatre cent mille francs qui devaient payer sa trahison. Ah ! vingt mille livres de rentes, il y avait là, messieurs, de quoi acheter des consciences moins élastiques que celle de M. de Mauclerc.

— C’est vrai, dit le président d’une voix sourde, mais sa conscience n’est plus à vendre, ses trahisons ne pèsent plus dans la balance.

— Croyez-vous ? fit simplement l’Invisible.

— Un coup d’épée, droit au cœur, ne pardonne pas.

— Et mon épée ne s’est pas trompée de route, ajouta un des dominos.

— Vous oubliez, mon cher baron, repartit le chef, qui semblait en effet reconnaître à la voix chacun des assistants, vous oubliez que les traîtres n’ont pas de cœur.

— Je suis sûr…

— Il faut les tuer deux fois pour être certain de leur mort.

— Mais sa blessure ne nous a pas suffi… nous l’avons encore…

— Jeté dans la Seine, enveloppé, garrotté dans une forte couverture de laine.

— Précisément.

— Oui, je sais cela… je le sais bien, mais écoutez-moi. Lorsque vous êtes arrivés sur le pont d’Iéna, ce pont était désert, n’est-ce pas ?

— Désert, oui, Maître.

— Les deux berges du fleuve aussi ?

— En effet.

— Eh bien ! quand on regarde si un pont est désert, si personne ne passe sur les berges de droite et de gauche, il faut regarder également si le fleuve n’a ni yeux ni oreilles. Le comte de Mauclerc, c’est à peine si on lui a laissé le temps de se mouiller dans sa chute.

Un mouvement de fureur et de désappointement se manifesta parmi les Invisibles.

— Quelqu’un est venu à son aide ? demanda le président.

— Oui, monsieur.

— Et ce sauveur ?

— Oh ! ne vous en inquiétez pas. Je saurai le retrouver en temps opportun. Ce que j’en dis est tout simplement pour prouver à ces messieurs qu’il ne faut jamais transiger avec la consigne donnée. Si l’on avait rigoureusement exécuté mes ordres, nous n’en serions pas maintenant à nous demander : M. de Mauclerc vit-il ou dort-il de son dernier sommeil ?

— On a cru les exécuter, ces ordres.

— On ne l’a pas fait. On a risqué plusieurs vies précieuses contre une existence sans valeur. Je ne peux que blâmer cet excès de délicatesse. Un duel au lieu d’une exécution. L’épée au lieu de la hache ou du poignard ! Sommes-nous des mignons du xvie siècle ou les justiciers de siècles à venir ?

— En vérité, Maître, il est dur de…

— Ah ! vous discutez mes ordres ! ah ! vous trouvez dur pour un honnête homme, pour un galant homme, |pour un gentilhomme, de faire l’office du bourreau ! Ah ! vous vous dites : Pourvu qu’on délivre l’association d’un ennemi, rien ne peut nous être reproché. Vous vous trompez. Ce n’était pas un ennemi à frapper, mais un coupable à punir que je jetais en pâture à votre dévouement. La nécessité est une mère cruelle, sa main de fer broie, écrase, anéantit. Pas de demi-mesure, quand elle commande. Ai-je provoqué, frappé dans un loyal combat, le misérable qui prenait mon titre et ma place ? Il m’attaquait avec des armes viles et ténébreuses, on l’a frappé avec de armes ténébreuses et viles. Et soyez-en certains, messieurs, celui-là ne sortira pas de sa tombe pour nous accuser, nous compromettre ou nous perdre par ses dépositions.

Un silence de mort se fit autour de cet homme qui parlait si froidement de la vie des autres hommes.

Aucun des huit Invisibles présents ne trouva la force de répondre à cette parole incisive, tranchante comme la lame d’un couteau.

Il n’y avait point à hésiter.

Pour le chef des Invisibles, qu’était-ce que la suppression d’un certain nombre d’êtres vivants, auprès de l’accomplissement de sa mission sacrée ?

Chacun d’entre eux sentait à merveille que si la main gauche de ce terrible champion du droit venait à commettre une faute, sa main droite l’abattrait impitoyablement.

L’Invisible reprit :

— Dieu veuille que nous n’ayons pas à regretter votre négligence de cette nuit, et maintenant, venons au sujet qui m’amène parmi vous.

Tous se rapprochèrent.

Et lui baissant la voix :

— La trahison du comte de Mauclerc aura tout à la fois des conséquences funestes et des suites profitables. Tout est remis en question, du moins pour un certain laps de temps. Notre œuvre n’est pas de celles que le vent du caprice fasse sombrer. Le hasard s’incline devant nous. Apôtres de l’humanité, nous marchons droit, parce que la volonté et le souffle divins sont avec nous. En vain, ceux qui nous méconnaissent essaient-ils de nous donner pour des conspirateurs vulgaires. Un seul devoir nous incombe quant à présent : instruire le peuple, soulager ses misères, faire litière du vice triomphant, relever la vertu qui se tient à l’écart dans l’ombre et la poussière. Soyez-en sûrs, l’Europe, le monde entier s’associent de cœur à notre travail salutaire. Les puissances voisines ne sont pas prêtes encore. L’Italie, la Belgique, la Prusse attendent le signal ; mais la Russie, malgré son vasselage, son servage séculaire, l’Autriche, toute réactionnaire qu’elle soit, se joindront à notre mouvement : il faut que le premier élan vienne de tous les peuples intelligents. Depuis trente ans la France accomplit l’œuvre de démocratisation du vieux monde ; elle y emploie ses victoires et ses écrits : à la suite de son épée, sa parole pénètre partout ; partout elle fructifie. Les monarchies de droit divin, minées de toutes parts, tremblent à l’approche d’une tempête inconnue et n’attendent plus qu’un souffle puissant pour s’évanouir en poussière, pour s’écrouler à jamais sous les ruines émiettées du passé ; ce souffle, vous l’avez deviné, frères, c’est celui de la Révolution ! Cette France, à laquelle nous sacrifions tout et qui nous proscrit aujourd’hui, elle sera bientôt notre complice la plus active. Depuis 89, je le répète, n’accomplit-elle pas la transformation du vieil univers ? Oui, elle emploie, dans ce but, toutes ses facultés puissantes et régénératrices. Son épée frappe et flamboie, sa parole pénètre et retentit ; elle marche devant, l’Europe suivra. Qu’elle donne le signal, et toutes les nationalités se lèveront. Haut les cœurs ! l’heure est proche. Une ère nouvelle s’annonce. L’homme dont le génie doit tout constituer attend que le moment soit venu. Il attend.

Un frémissement d’intérêt parcourut l’assemblée.

— Or, ajouta l’Invisible d’une voix lente et ferme, cette révolution, préparée de si loin, caressée avec tant d’amour par les âmes généreuses, cette révolution n’éclatera pas aujourd’hui. Et cela par la faute d’un traître, que vous avez peut-être épargné.

Aucun des initiés ne releva ce nouveau reproche.

— Je ne veux rien livrer au hasard ; j’attendrai. C’est de l’étranger, cette fois, que nous viendra le signal de la lutte contre les oppresseurs des peuples. Jusque-là attendons. Dans un an, au plus, tout sera fini. D’ici là, nous profiterons des loisirs qui nous sont faits par la nécessité pour consolider les bases de notre édifice. Je veille et je travaille pour vous. Messieurs, je vous attends le premier jour du mois de juillet prochain à Amsterdam, où doit avoir lieu notre assemblée générale.

« Avant de vous quitter, laissez-moi vous faire part d’une découverte dont notre association profitera largement. Dans une contrée sauvage, presque ignorée, l’un des nôtres vient de mettre la main sur des gisements aurifères d’une valeur incalculable. Il ne m’est point permis, en ce moment, de vous les désigner plus clairement. Mais, sachez-le, nous avons devant nous six ou huit grands mois, pendant lesquels nous exploiterons ce placer sans concurrents, sans rivaux. Les richesses immenses qui chaque jour entreront dans notre caisse, assureront le succès de notre glorieuse entreprise.

De chaleureux applaudissements interrompirent l’orateur à cette révélation inattendue, tant est forte, même sur les cœurs les plus dévoués, les plus désintéressés, la fascination de ce mot magique : l’or ! tant est grande l’attraction de la fortune, même sur les classes les plus privilégiées !

— Hélas ! reprit l’Invisible avec une sorte de mélancolie prophétique, cette découverte à laquelle vous applaudissez changera peut-être la face du monde. Cet or, si longtemps enfoui dans les entrailles de la terre, tout à coup répandu avec profusion, peut occasionner le débordement de toutes les passions mauvaises de l’homme. Qui sait s’il n’augmentera pas dans des proportions effrayantes la désorganisation sociale ? N’applaudissez pas, messieurs ; je vois toutes les convoitises en éveil ! Voici que le xixe siècle et ses chercheurs d’or renouvelleront l’ère des féroces aventuriers du xve siècle !

« Dieu veuille que je me trompe ! Dieu veuille que la société, penchée sur l’abîme, ne soit pas prise de vertige et ne sombre pas sous l’influence de ce métal odieux, cause de tous les maux qui nous affligent !

« Quant à nous, nous resterons purs de tout excès. Le but que nous nous proposons est trop beau, pour que nos yeux s’en détournent un seul instant. L’or ne doit être qu’un moyen, un instrument entre nos mains, il ne sera jamais pour nous un motif de joie ni d’orgueil.

« Donc, continuez à agir, ainsi que vous avez agi jusqu’à ce jour. Champions ignorés du droit, vengeurs des opprimés, défenseurs occultes des faibles, continuez votre tâche sans scrupules, sans réticences, sans craintes mesquines.

« Tous vos actes me sont connus. Je les approuve tous. Je vous félicite. Navigateurs habiles et intrépides, vous ne désespérez pas quand le navire fait eau, quand la foudre tonne sur vos têtes. Croyez-moi. Persévérez ; l’orage passera, la foudre se taira, les voies d’eau, seront aveuglées et vous arriverez triomphants au port, où la gloire, où la liberté vous attendent.

Ici, la musique lointaine du bal, un moment interrompue, reprit avec une vigueur nouvelle.

Le Maître s’arrêta.

Puis, semblable à la statue de l’Attention, le haut du corps penché en avant, l’oreille tendue, il écouta.

Un bruit, léger comme la respiration d’un oiseau-mouche, se fit entendre. Quelqu’un venait d’appuyer son doigt contre la cloison.

Le Maître se rapprocha de cette cloison, et appuyant lui-même l’extrémité de son index, il attendit.

On frappa six coups à peine perceptibles.

Il en répondit six à son tour.

Une voix plus faible que la dernière vibration d’une harpe éolienne murmura :

— Ils viennent !

— Bien ! répondit l’Invisible.

Et se tournant vers ses adeptes :

— Les agents déguisés dont je vous ai annoncé la visite s’approchent. Que nul de vous ne bouge. Dans un instant, ils seront ici. Souvenez-vous que le 1er juillet prochain, nous devons tous nous retrouver à Amsterdam.

— Nous nous en souviendrons, fit le président.

— Et vous jurez d’y être, à moins de force majeure ?

— Nous jurons d’y être.

Ici, la voix, se fit entendre de nouveau.

Nuit ! disait-elle.

— Attention ! s’écria le Maître.

Alors il se passa quelque chose d’étrange, qui devait avoir eu lieu déjà bien des fois, puisque aucun des affiliées ne fit un geste de surprise.

L’Invisible jeta les yeux sur les conjurés.

Il les vit groupés autour de lui.

Et, croisant les bras sur sa poitrine, il frappa deux fois le sol de son talon.

Le parquet du salon dans lequel ils se trouvaient s’abaissa lentement, entraînant avec lui hommes et choses, meubles et conjurés.

Cette descente s’opéra silencieusement.

Une fois les conspirateurs disparus, le plancher remonta.

Seulement, dans le milieu du salon, il ne restait plus que deux hommes.

Ces deux hommes, revêtus de longs dominos noirs, leurs loups de velours déposés sur la table qui se trouvait entre eux deux, jouaient aux échecs.

Penchés sur l’échiquier, absorbés par des combinaisons ardues, ne s’occupant que des péripéties de leur partie, ils suivaient leur jeu avec une attention inaltérable.