Les invisibles de Paris (Aimard)/I/XIII
XIII
UNE PROVIDENCE BORGNE
Dans un cabinet de travail ressemblant assez au cabinet d’un avoué ou d’un huissier, l’homme que M. Piquoiseux nommait si emphatiquement le patron, les bras croisés, donnant de temps à autre les signes de la plus vive impatience, se promenait de long en large.
La pièce était plus large que longue.
Des piles de papiers entassées les unes sur les autres, de nombreux, cartons l’encombraient.
Au milieu, un bureau ministre étalait bien des sujets de préoccupations renfermés dans des dossiers de papier jaune ou dans des serviettes de cuir brun.
L’homme n’était autre que le célèbre M. Jules, nom de guerre de ce problème, de ce Protée, de ce mythe, de ce redoutable Vidocq enfin, ce forçat émérite qui sut, Dieu sait par quels moyens, presque redevenir honnête, ou du moins faire croire au plus grand nombre à la réalité de sa conversion.
Avant que nous le mettions en scène, nos lecteurs ne seront sans doute pas fâchés de faire ample connaissance avec ce personnage qui se trouvera souvent mêlé aux nombreux incidents de ce récit.
Lors de sa sortie de la police, l’ancien chef de la brigade de Sûreté avait fait plusieurs métiers.
Ces métiers ne lui avaient que médiocrement réussi.
Ses antécédents, sa réputation de finesse, sa célébrité même nuisaient aux rapports commerciaux qu’il voulait entamer avec diverses maisons de France et d’Angleterre.
Les commerçants apprécient la finesse, vue prise d’eux-mêmes ; ils la craignent et la méprisent chez les autres.
Aussi lui fut-il impossible de prospérer dans ce qu’on appelle vulgairement les affaires.
D’ailleurs, pour M. Jules, la police était devenue un besoin impérieux. Ne pouvant plus en faire pour le compte de l’État, qui venait de le remercier, il résolut d’en faire pour son compte personnel, et au profit des particuliers qui viendraient lui confier leurs intérêts.
Il fonda donc une agence de renseignements, rue Vivienne.
Quand on demandait M. Jules, on le trouvait installé dans de magnifiques bureaux, tout aussi bien organisés que ceux de la préfecture de police.
Du reste, son agence avait tout l’air d’en être la succursale.
Cette agence, qui prospérait trop, ne prospéra pas longtemps.
L’autorité prit l’éveil.
L’agence fut fermée.
Les scellés posés sur les papiers, on arrêta le directeur, qui, après quelques jours de prison préventive, comparut, le 3 mai 1843, devant la sixième chambre de la police correctionnelle.
Condamné à cinq ans de prison en premier ressort, il en appela et se vit acquitter par la Cour royale.
Il n’en avait pas moins fait six mois de prévention.
La leçon fut rude.
Toute rude qu’on la lui eût donnée, elle ne le corrigea guère de sa manie de se mêler des affaires des autres.
Après plusieurs séjours à l’étranger, il revint à Paris vers la fin de l’année 1845, pour fonder une nouvelle agence de renseignements.
Seulement, cette fois, la chose s’exécuta à petit bruit, et dans des conditions plus modestes.
M. Jules s’établit rue des Noyers, n° 7.
Pour des motifs que nous ignorons, la police d’alors, non seulement ne l’inquiéta pas, mais encore, non contente de le laisser tranquille, à plusieurs reprises, et dans des circonstances graves, elle eut recours à lui.
C’est dans cette agence que nous le retrouvons, au moment où le malheureux Charbonneau pénètre dans son antre.
M. Jules, né le 21 juillet 1775, était un homme de cinq pieds six pouces, se tenant très droit, aux épaules larges et carrées, plein de vigueur encore, malgré son âge ; ses traits, bien qu’empreints de vulgarité, brillaient par une expression de finesse remarquable.
Son teint brun, sa barbe rasée de près, ses petits favoris, des cheveux gris, longs et frisés, rejetés en arrière, un front vaste et découvert n’en faisaient pas une tête ordinaire.
Vêtu de noir, toujours en cravate blanche, il portait une profusion de bijoux, tant à son gousset où une large chaîne d’or s’épanouissait, qu’aux boutonnières endiamantées de sa chemise.
Cet homme, qui affectait une tenue irréprochable de gentleman, — à son compte, du moins, — cet homme, qui recevait ses clients élégants, en bottes vernies et en gants paille, portait aux oreilles de petites boucles d’oreille en or.
Tel était le personnage devant lequel Coquillard-Charbonneau, qui sans doute possédait d’autres noms patronymiques dans son sac et s’en servait selon les circonstances, se trouvait, dans une tenue humblement respectueuse, le chapeau à la main et la tête basse.
La comédie de bienveillance, de douceur et de jésuitisme qu’il jouait avec le commun des martyrs, lui était plus difficile à jouer devant ce fin renard.
M. Jules possédait une dose d’orgueil déraisonnable.
Il se croyait non seulement redoutable, mais encore très redouté.
Son plus grand plaisir était de voir trembler devant lui les natures les plus perverses.
Quand il avait affaire à d’honnêtes gens, ce qui naturellement ne manquait pas d’être rare, ses manières changeaient.
La société, pour lui, se composait de plusieurs classes de coquins.
— Fripons, voleurs et assassins, ne sortez pas de là, et vous ne vous tromperez pas souvent ! répétait-il à qui voulait l’entendre.
Aussi, au fond du cœur de toute personne qui l’approchait, cherchait-il toujours et trouvait-il parfois une conscience plus ou moins bourrelée.
Il n’admettait que des degrés dans le vice ou dans le crime.
Et jusqu’à un certain point cette appréciation du genre humain se comprenait chez un homme qui n’avait jamais vécu qu’au milieu des bandits les plus rusés, des voleurs les plus expérimentés et des assassins les plus terribles.
Aussi, bandits, voleurs, assassins l’admiraient-ils, tout en le détestant cordialement.
Pour eux, et ils étaient payés pour être de cet avis, M. Jules était le mouchard incarné, l’homme police ; il appartenait à la race des fouines, des furets, et autres bêtes malfaisantes. Il chassait à l’homme avec plus de voluptueuse sensualité que le braconnier ne chasse au lièvre ou au lapin.
Par le fait, ils avaient raison.
Caractère étrange, inexplicable, aussi ardent à faire le mal que le bien, nature hybride tenant de la femme, du bohémien et de la bête fauve, intelligence ébauchée, lançant parfois des éclairs de génie : cet homme était tout cela.
Une de ses manies, ou plutôt une de ses tactiques, consistait à employer une brusquerie de langage, à feindre une colère de mauvais aloi, dans le but d’intimider ses interlocuteurs.
Avec cela, une audace et une effronterie sans égales.
À coup sûr, le patron de M. Piquoiseux n’était point cire molle facile à manier pour ce pauvre M. Charbonneau.
M. Jules, sans paraître remarquer sa présence dans son cabinet, continuait sa promenade saccadée, tout en poussant de sourdes imprécations.
Il frappait du pied et roulait des yeux furieux.
L’autre se faisait le plus petit possible.
Il se trouvait dans une de ces situations où l’on ne tient pas à présenter une surface respectable.
Enfin, se plantant devant lui, le patron s’arrêta et le toisa silencieusement des pieds à la tête, avec une expression écrasante de mépris.
Il réfléchissait, il accumulait sur ses lèvres la masse d’adjectifs qu’il pensait applicables à son subordonné.
Enfin, son opinion sur le compte de ce dernier se fit jour et se formula de la sorte :
— Ah ! vous voilà, vous ! imbécile ! brute ! buse ! Nom de nom ! faut-il que vous soyez bête !
Tout cela d’une voix accentuée comme le beuglement d’un taureau enragé.
Charbonneau ne bougea pas et conserva son sourire obséquieux.
— Vous m’entendez, crétin ?
Charbonneau fit de la tête un signe affirmatif.
— Convenez que je place bien ma confiance et que je choisis proprement mes têtes de colonne !… Vous ne dites rien… sacré mille… voyons, répondez, convenez-en !
— J’en conviens, répondit le pauvre diable.
— C’est heureux !
Et, tout en haussant les épaules, il reprit sa promenade.
Charbonneau connaissait son homme. Loin de se démonter, il attendit patiemment la fin de la bourrasque.
Ne sachant pas au juste par quel reproche, mérité ou immérité, son patron allait commencer, il se tenait sur le pied de la plus profonde réserve.
Au bout de quelques allées et venues, mais sans s’arrêter cette fois, le patron reprit :
— Oui, vous êtes un fier imbécile !
Et il se tut.
C’était le moment de placer sa réponse. Charbonneau le comprit.
— Vous m’avez déjà fait l’honneur de me le dire, riposta-t-il.
— Ah ! Eh bien ! je ne vous le dirai jamais assez.
— Si, parce que je finirai par le croire.
— Oui-da ! Et après ?…
— Après, je donnerai ma démission. Je me retirerai du service.
— Hein ! gronda M. Jules.
— Et vous perdrez votre plus dévoué serviteur, monsieur Jules.
Monsieur Jules ! — Vidocq affectionnait ce nom de Jules, qui le plus souvent, ainsi que nous l’avons dit, lui servait de nom de guerre.
L’aplomb de son subordonné l’étonna, lui qui prétendait ne s’étonner de rien.
Aussi fut-ce d’un ton moins farouche, quoique restant dans la gamme de la mauvaise humeur, qu’il s’écria :
— Oui… oui… vous m’êtes dévoué… Mais, sacrebleu ! il est des dévouements qui reviennent plus cher qu’ils ne rapportent.
— Oh ! monsieur Jules ! recommença l’autre d’un ton de reproche sentimental.
— Il n’y a pas de monsieur Jules qui tienne. Vous venez de me faire passer pour un sinve, moi !…
— Qui prétend cela ?
— Qui ? Parbleu, le préfet de police en premier, et moi-même en second.
— Alors je n’ai qu’à m’incliner.
— Oui, blaguez ; il ne manque plus que ça. Ce sera complet. Comment ! vous, un vieux fagot de retour, un mariolle fini, qui vous faites fort de connaître la haute pègre de Pantin depuis A jusqu’à Z, vous que je choisis de préférence à dix ferlampiers qui ne sont pas frileux, vous vous payez un impair de cent pieds de haut sur cinquante de large ; vous vous laissez empaumer comme un pante !
— Moi ?
— Dame !… qui donc ? À moins que ce ne soit votre sœur ou votre tante !
— On fera mieux une autre fois. On se rattrapera, je vous le jure.
— Oui-da ! on se rattrapera. En attendant, ce matin, à six heures, j’ai été appelé à la Préfecture, moi ! J’ai été saboulé de la belle manière, moi ! J’ai voulu répondre aussi que je me rattraperais ! On m’a intimé l’ordre de ne plus m’occuper de cette chienne d’affaire. Tripes du diable ! Parce que vous n’êtes qu’un bancroche et un manchot, je me suis vu traiter de sot et de maniaque qui voit partout des conspirateurs et des canailles.
— Un homme de votre valeur, monsieur Jules, dédaigne tout ça…
— Tonnerre ! il est encore joli, avec son dédain ! Savez-vous ce que le préfet m’a dit en propres termes ? Non ? Eh bien ! Écoutez, et puis, étonnez-vous si je rage. Il m’a dit : Monsieur, un peu plus, vous causiez un scandale atroce. Vous avez fait mettre sur pied toute la brigade de sûreté ; vous l’avez introduite dans l’hôtel d’un galant homme qui n’a rien à se reprocher. Ce galant homme est le représentant d’une puissance étrangère ; par son caractère, sa fortune et sa haute position, il aurait dû se trouver à l’abri de vos injustes soupçons. Vos agents sont des maladroits et des niais qui volent votre argent, et vous, monsieur, vous n’êtes qu’un fou, en trois lettres, et un fou bien jeune dans son métier.
« Oui, monsieur Charbonneau, ajouta le patron avec un redoublement de colère, un fou, moi ; bien heureux encore qu’on n’ait pas dit que j’étais un sot. L’épithète m’a manqué. Elle s’est arrêtée en route probablement. Voyons, vous restez là comme un Terme ! Comprenez-vous ? Tonnerre ! c’est à vous, à vous seul que je dois cet affront.
Et il frappait du pied avec fureur.
Charbonneau courba la tête sans répondre une syllabe.
Qu’eût-il objecté pour sa défense ?
Tout était d’une exactitude rigoureuse dans la diatribe du patron, qui continua de plus belle :
— J’étais déjà au courant de tout ce qui s’est passé cette nuit.
— Ah !
— Me prenez-vous pour une bûche ? Croyez-vous que je laisse faire les autres quand il s’agit de choses graves ? Non, je ne m’en rapporte qu’à moi-même. J’étais à l’hôtel de Warrens la dernière nuit.
— Eh bien !… alors ?
— Eh bien ! quoi ? est-ce que je m’étais engagé à paumer marrons un tas de sinves qui nous ont joué des airs de clarinette en plein nez, sans que nous ayons eu le plaisir de les faire danser à deux ou à trois temps ? Est-ce que c’était moi qui répondais de tout, quasiment sur ma tête ? Mâtin ! vous en avez de rechange, des boussoles, que vous les engagez si facilement. Nous avons été roulés comme des enfants au maillot. Pourquoi ne vous ai-je pas trouvé à votre poste, cette nuit ?
— J’y étais, monsieur Jules.
— Quand ça ?
— Avant l’heure du bal.
— Pourquoi pas la semaine dernière ? fit-il en haussant les épaules.
— J’étais entré dans la salle.
— Et après ?
— La personne en question est arrivée ; mais au moment de se retirer dans sa loge avec un petit débardeur plus que décolleté, plusieurs masques l’ont accostée.
— Amicalement ?
— Ma foi, je ne saurais vous le certifier, mais à coup sûr si une querelle s’est élevée entre eux, ç’a été à voix basse, sans scandale.
— Et vous n’avez pas cherché à vous faufiler, à entendre ?
— La foule empêchait de mettre un pied devant l’autre.
— Ce n’est pas un pied devant l’autre qu’il faut mettre, quand on veut passer, dans ces cas-là, c’est le pied sur celui des autres qu’il faut poser. On en est quitte pour s’excuser et pour s’éloigner triomphalement.
— J’ai essayé d’autres moyens, j’ai joué des coudes ; rien ne m’a réussi, mon homme avait disparu. Je l’ai attendu dans le coin de droite du foyer, ainsi qu’il l’avait demandé lui-même. Mais en vain. J’ai croqué un marmot de deux heures. Rien, ni personne.
— Pardieu ! cet homme a été enlevé ou assassiné.
— Croyez-vous ?
— C’est clair. Il fallait me prévenir.
— J’ignorais où j’aurais pu vous rencontrer. Vous ne vous étiez pas donné la peine de m’en informer.
— Bon, bon ! fit M. Jules, qui n’aimait pas se voir reprocher le plus petit manque de prévoyance.
Et il reprit sa promenade fiévreuse.
Un travail se faisait dans sa tête.
Charbonneau sentit bien que de ce travail rien de mauvais ne pouvait résulter pour lui. M. Jules, organisation exceptionnelle, n’en avait pas moins ses faiblesses. Comme tous les hommes d’exécution, il aimait à poser devant ses inférieurs, devant ses employés.
Et quand une idée lui venait prompte, lucide, ayant chance de succès, il leur pardonnait leurs maladresses ou leurs insuccès.
C’est tout ce qu’espérait le sieur Charbonneau.
Après s’être mordillé les lèvres, après avoir fourragé longuement sa chevelure à la Frédérick-Lemaître, le patron s’arrêta devant son subordonné, et lui frappant sur l’épaule :
— Nous avons affaire à des zigs qui pratiquent, la maltouze politique ; aussi vrai que nous avons été roulés par eux cette nuit, et sur toute la ligne encore, nous les roulerons à notre tour.
— Vous ne comptez donc pas lâcher l’affaire ?
— Moi !
« On peut bien m’ordonner ça et autre chose… M’avez-vous jamais vu agir autrement qu’à ma tête ? Et il me semble que personne ne s’en est mal trouvé jusqu’à présent.
— À coup sûr.
— Eh bien ! si on veut que je lâche cette assommante affaire, il faudra me prouver qu’il n’y a rien derrière. Me le prouvera-t-on ?
— Je ne le pense pas.
— Ni moi non plus. Dans ce cas-là, tant que la tête que voilà tiendra sur les épaules que voici, personne autre que moi ne lavera le linge du comte de Warrens et de sa séquelle endiablée.
— Je n’ose plus me proposer pour vous seconder…
— Et vous avez tort… vous avez une revanche à prendre… vous la prendrez ; seulement c’est moi qui vous en fournirai l’occasion.
— Oh ! monsieur Jules !
— Bon ! bon ! vous me remercierez plus tard. Ah ! ils me croient assez lâche pour obéir à un ordre aussi humiliant ! continua-t-il avec redoublement de violence. Ah ! ces gens-là supposent que je ne vaux plus une chiffe, que je suis fini, vidé, que je n’ai plus rien dans le ventre. Tonnerre ! Je leur prouverai que si je suis un vieux casque, il y a encore une sorbonne solide dans ce casque-là.
— Mais personne n’en doute.
— On en doutera encore moins quand ces pantes de la haute auront coupé dans le pont que je vais leur donner à faucher.
M. Jules devait éprouver une violente émotion, tout en cherchant à ne pas trop la montrer à son employé ; cela se voyait à son langage.
M. Jules ne parlait argot que dans les grandes occasions, ou lorsque son sang-froid courait les champs.
Alors le naturel de l’ancien forçat reprenait le haut du pavé sur les manières polies affectées par M. Jules, et de même qu’un étranger allemand, espagnol, anglais ou italien, vivant en France et parlant correctement le français, n’en pense pas moins dans sa langue maternelle, de même M. Jules pensait en argot et dévidait le jars la plus carabiné toutes les fois que la passion l’emportait.
— Mes successeurs savent leur métier, continua-t-il, comme si personne ne se trouvait là pour l’entendre ; oui, ils sont malins, je ne dis pas le contraire. Mais s’ils veulent faire joujou avec papa, on pigera. Les enfants ! ils prétendent faire la police d’une grande ville comme Paris en n’employant que d’honnêtes gens !
— Pourquoi non ?
— Pourquoi non ? Serin que vous êtes ! Parce que d’abord on ne vous donnerait pas d’eau à boire, s’il ne fallait remplir la police que des honnêtes gens en question.
— Injurier n’est pas raisonner, fit Charbonneau, qui essaya un mouvement de révolte.
— De quoi ? des injures de moi à vous. Elle est forte, celle-là ! Je la retiens. Si vous ne m’interrompiez pas d’abord, ça vaudrait mieux, mon bon ami.
Quand M. Jules appelait quelqu’un son bon ami, ce quelqu’un était sur le point de passer un mauvais quart d’heure.
Charbonneau le savait.
Il se tut.
— Les honnêtes gens ! grommela Vidocq, est-ce que ça sait quelque chose ? Il faut avoir roulé sa bosse dans tous les égouts pour manger un arlequin avec les égoutiers. Mettez donc des moutons en chasse, et lancez-les sur la piste d’un troupeau de loups ; vous verrez ensuite de quel côté seront les os croqués.
— Des moutons, soit, mais des chiens ?
— Il y a plus de king-Charles que de bouledogues ! Et le bouledogue devient aussi nuisible que le loup, à la longue. Dent contre dent, la partie est égale. Sinon, bonne nuit. Ah ! je ne suis qu’un infirme ! Qui vivra verra, nom de nom ! Le bois dont je me chauffe n’est pas le sapin de tout le monde. Je ne demande pas un an pour détruire de fond en comble l’association de finauds contre laquelle nous nous sommes cassés le nez.
— Un an !
— Oui, un an ; il nous faudra bien ça. On ne prend pas une forteresse bien défendue comme on avale un petit verre de fine. Laissez-moi établir une batterie, ouvrir mes tranchées et soyez tranquille, garçon, vous aurez votre part du gâteau.
— Je suis à vous, à la vie, à la mort.
— Je le pense, répondit le patron de Charbonneau. J’en suis sûr. Sans cela, vous dégoiserais-je toutes mes intentions ? Vous avez perdu la première manche, mais là, bien perdu. Je veux qu’on nous pende tous les deux, haut et court, par les pieds, au clocher de la Sainte-Chapelle, si nous ne gagnons pas la seconde.
— Et la belle ?
— Pour la belle, on verra plus tard.
— Nous réussirons, monsieur Jules.
— J’y compte, mon vieux ; de votre côté, vous-même, vous pouvez compter que je vous lâche comme un chien galeux si nous remportons notre veste une seconde fois.
— Ce sera justice.
— À propos, et l’affaire de Belleville ?
— Je m’en suis occupé ce matin.
— Est-ce avancé ?
— Oui, monsieur Jules.
— Où en sommes-nous ?
— Ce soir, je pourrai vous donner tous les renseignements nécessaires.
— Avez-vous empaumé le môme ?
— J’ai fait mon possible, répondit Charbonneau, qui n’osait pas avouer son échec probable.
— Viendra-t-il ?
— Il me l’a promis.
— Promettre et tenir sont deux.
— S’il ne vient pas, on se passera de lui.
— L’affaire est importante. Pensez-y. Il y a gros à gagner.
— Je le sais, monsieur Jules, et j’y apporte tous mes soins.
Ici, l’on frappa à la porte.
— Entrez, dit M. Jules.
M. Piquoiseux parut, et s’approchant de son patron, lui dit quelques mots à l’oreille.
Celui-ci fit un geste de surprise,
— Introduisez-le sur-le-champ, dit-il, et renvoyez les autres. Je les recevrai demain.
Piquoiseux sortit.
Alors le patron, ouvrant une petite porte dérobée, recouverte d’une épaisse tapisserie, et s’adressant à Charbonneau, qu’il mit poliment et vivement dehors :
— Sortez par là, mon cher. N’oubliez pas de m’expédier ce soir une note sur cette affaire de Belleville, et pour le reste, revenez demain matin à la même heure. Bonjour.
Charbonneau se retira satisfait d’en être quitte à si bon marché et bénissant le visiteur imprévu qui lui fournissait une sortie plus agréable que son entrée dans le cabinet du patron.
Quant à M. Jules, aussitôt son mandataire disparu, il s’assit dans le large fauteuil qui se trouvait devant son bureau, et, l’œil à demi fermé, les lèvres souriantes, il attendit.