Les invisibles de Paris (Aimard)/I/XV

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Roy et Geffroy (p. 159-172).
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XV

LES DEUX GASPARD

Après avoir laissé la Cigale descendre du côté de la Cité et se perdre dans la foule, Passe-Partout prit la rue des Noyers.

Arrivé devant le numéro 7, il s’arrêta et réfléchit.

— Il n’y a pas à hésiter, se dit-il au bout de quelques instants, il faut donner une fausse piste à suivre à ce fin limier.

Et il s’engagea résolument dans la cour de la maison,

Peu de temps après, il traversait la foule plus ou moins patibulaire des agents ou des clients de M. Jules, et il atteignait le grillage de fer derrière lequel instrumentait le jeune et important M. Piquoiseux.

— Monsieur ? dit Passe-Partout, en frappant du bout des doigts contre le grillage.

L’autre ne releva même pas la tête, grommelant un :

— Qu’y a-t-il encore ? qui n’avait rien d’engageant.

— Un mot, s’il vous plaît.

— Je n’ai pas le temps ; attendez.

Et il achevait de tailler un crayon,

— Pardon, monsieur, c’est que ce mot est intéressant.

« Très intéressant même.

— Pour qui ? dit-il en relevant subitement la tête.

— Vous êtes bien curieux maintenant, riposta l’ouvrier, qui tenait à prendre sa revanche aux yeux de l’honorable assistance

— Hein ? fit Piquoiseux, en jetant un regard dédaigneux sur l’intrus qui osait le traiter si cavalièrement.

— Tout à l’heure vous ne l’étiez pas assez, voici que vous le devenez trop, à présent, continua Passe-Partout avec un sang-froid glacial.

— Que signifie ?…

— Cela signifie que je ne veux pas satisfaire votre curiosité.

— Enfin, que ou qui demandez-vous ? dit l’employé furieux, mais intimidé par ce calme souverain.

— Je demande M. Jules.

— Eh ! mon ami, tout le monde demande M. Jules, ici. Voilà vingt personnes qui attendent depuis une ou deux heures, et elles passeront avant vous.

— C’est leur droit, si…

— Si… quoi ?

— Si, comme moi, ces vingt personnes possèdent la carte que voici.

— Quelle carte ?

— Savez-vous lire ? dit Passe-Partout, le goguenardant.

— Non ; on ne m’a appris qu’à écrire et à compter, repartit Piquoiseux, qui voulait faire son petit effet aussi.

Naturellement, le groupe de ses flatteurs applaudit avec complaisance.

Passe-Partout mit son chapeau et se dirigea vers la porte de sortie.

— Diable ! pensa Piquoiseux, cet homme n’a pas besoin de nous… et nous pouvons avoir besoin de lui… Monsieur ! hé ! monsieur ! cria-t-il.

— Vous me rappelez ?

— Oui.

— Alors vous savez lire ?

— J’apprendrai exprès pour vous.

— C’est aimable.

— Donnez votre carte.

Passe-Partout prit une carte dans son carnet et la lui tendit.

Le secrétaire la prit d’une main qu’il cherchait à rendre dédaigneuse. Mais à peine eut-il lu le nom écrit sur cette carte, surmontée d’une couronne comtale, qu’il sauta sur sa chaise, poussa une exclamation de surprise, et se levant vivement :

— Comment ? s’écria-t-il.

— Oui ! répondit laconiquement Passe-Partout.


Au moment de se retirer dans sa loge, plusieurs masques l’ont accosté.

— Attendez.

— J’aime mieux cette façon de prononcer ce mot-là.

À l’ébahissement général, Piquoiseux se précipita vers le cabinet du patron et y entra, sans que celui-ci l’eût appelé.

Il en ressortit immédiatement.

— Venez, monsieur, fit-il.

Et il ouvrit la porte toute grande pour laisser passer Passe-Partout.

Puis, congédiant en peu de mots les clients et les agents de M. Jules, qui venaient d’avoir la satisfaction de l’entrevoir dans l’autre pièce sans pouvoir lui parler, il ferma la porte d’entrée à double tour et se remit à griffonner dans sa cage grillée.

M. Jules et Passe-Partout se trouvaient en présence.

Il y eut une pause.

L’ancien agent de la police de sûreté n’entrait jamais en relations, amicales ou hostiles, avec un nouveau visage sans l’avoir étudié dans tous ses détails.

De son côté, le capitaine tant vénéré par le brave la Cigale savait avoir affaire à forte partie.

Il ne tenait certes pas à engager le feu le premier.

M. Jules ayant passé son petit examen, commença, en lui indiquant un siège du doigt :

— Donnez-vous la peine de vous asseoir, monsieur.

Passe-Partout s’assit.

Alors, M. Jules, qui ne cessait pas de l’étudier, laissa échapper un léger éclat de rire :

— Il faut avouer, dit-il pour expliquer son hilarité, il faut avouer qu’un spectateur désintéressé aurait bien de la peine à reconnaître, à leur mise, les deux personnes qui se trouvent dans ce cabinet.

L’ouvrier fit un geste qui équivalait à une interrogation.

— Moi, je suis mis comme un duc et pair, ajouta-t-il en faisant jabot et en appelant l’attention sur sa mise de perruquier endimanché qu’il prenait pour le suprême du genre, et vous, monsieur le comte de Mauclerc, vous vous êtes donné le souci de vous déguiser en ouvrier qui sort de son atelier.

Et M. Jules se remit à rire.

Passe-Partout ne se dérida pas.

— C’est bien à monsieur le comte de Mauclerc que j’ai l’honneur de m’adresser, n’est-ce pas ?

— Je ne crois pas, monsieur, lui fut-il répondu.

— Hein ? quoi ? vous ne seriez pas le comte ?

— Pas le moins du monde, répondit Passe-Partout, qui ne sortait pas de son flegme anglican.

— Vous plaisantez ? s’écria l’autre, en fronçant les sourcils à la façon du Jupiter olympien.

— Je ne plaisante jamais, repartit l’ouvrier. Vous m’interrogez et vous me dites : « Vous êtes le comte de Mauclerc ? » Je vous réponds : « Pas le moins du monde ! » Je ne vois pas l’ombre d’une plaisanterie dans ma réponse.

— Ah çà ! est-ce que vous êtes venu ici pour vous ficher de moi ? gronda l’agent d’un ton menaçant.

— Franchement, je cherche ce que cela pourrait me rapporter.

— Moi aussi ! Voyons, assez causé. Qui êtes-vous ?… Vous me connaissez, je suis… M. Jules et je n’aime pas avoir affaire à des gens que je ne connais pas.

— Oui, c’est un avantage que vous ne voulez pas laisser sur vous à votre interlocuteur.

— Peut-être bien, répondit M. Jules, fâché et surpris à la fois de se voir si promptement percé à jour. Répondez-moi ou prenez garde à vous !

— Mon cher monsieur, dit lentement Passe-Partout, permettez-moi de vous faire observer, avec tout le respect qu’un inconnu doit au célèbre M. Jules, que vous vous rendez souverainement ridicule.

— Ridicule ! reprit l’agent.

— Certes, oui, ridicule, continua-t-il en appuyant sur chaque syllabe de façon à rendre le mot deux fois plus rude à accepter. Comment ! je viens ici pour vous rendre service…

— Service… vous, à moi !…

— Et vous me traitez comme votre domestique, si vous avez un domestique !

— Tonnerre ! vous allez continuer longtemps comme ça !

— Et vous me menacez ? Croyez-vous pas que moi, qui me suis introduit volontairement dans votre tanière, je sois homme à trembler parce que je me trouve en face d’un ancien forçat libéré ?

— Sacré mille millions de… !

— D’un ex-agent de la police de sûreté, ajouta Passe-Partout d’une voix lente et mesurée.

— Vous seriez le boulanger en personne, que je ne souffrirais pas… cria M. Jules hors de lui, et se levant avec rage.

Mais l’autre ne le laissa pas même achever sa phrase :

— Et pourquoi, puisque vous n’êtes plus ni l’un ni l’autre, puisque, par la grâce royale et par la démission qu’on vous a obligé de donner, vous êtes rentré dans la catégorie des simples particuliers, sans autre influence que leur propre et mince mérite, pourquoi voulez-vous que je frissonne en votre présence ?

— Par le meg des megs ! jura M. Jules en levant les deux points, voilà un pante qui me fera bibarder de dix ans en une heure !

— Ah ! je vous supplie de remarquer que vous me parlez argot, langue qui m’est totalement étrangère.

— Ce n’est pas vrai, malin ; tu dévides le jars comme moi, j’en suis sûr, fit l’ex-agent, qui ne se possédait plus.

— Si c’est pour m’injurier, à votre aise, allez, mon bon ami, je vous répondrai en hindoustani. Cela fera une charmante conversation.

— V’là qu’il parle hindoustani ! répliqua l’ex-agent.

Probablement cette remarque calma M. Jules, car sa colère tomba comme un grand vent abattu par une petite pluie. Il comprit qu’il n’obtiendrait rien par la violence.

Aussi, avalant la rude semonce qu’on venait de lui administrer, il changea de manières et de ton.

— Enfin, voyons, ne nous fâchons pas.

— Cela vaudra mieux.

— Je ne demande pas mieux que de m’entendre avec vous.

— Écoutez-moi, alors.

— Vous m’avez fait passer la carte du comte de Mauclerc ?

— C’est vrai.

— Est-ce lui qui vous a chargé de me la remettre ?

— Peut-être oui, peut-être non.

— Nous allons recommencer ! fit M. Jules, qui pourtant cherchait à se contenir.

— Nous recommencerons tant que vous vous entêterez dans vos points d’interrogation.

— Ainsi, vous venez chez moi pour me mettre une gourmette, une bride et une selle sur le dos ?

— C’est à peu près cela, dit Passe-Partout en souriant.

— Avez-vous apporté votre chambrière et vos éperons, au moins ? ricana l’homme de police.

— Vous verrez cela tout à l’heure.

— Voyons, sérieusement, là… Je reconnais que vous valez mieux et plus que votre enveloppe de pacotille.

— Bien obligé.

— Que demandez-vous ? que cherchez-vous ? que voulez-vous ?

— Mon pauvre monsieur Jules, vous êtes réellement incorrigible. Enfin, je suis bon prince et je veux bien vous répondre.

— Ah ! soupira-t-il avec satisfaction.

— Personnellement, moi, je ne vous demande rien ; je ne viens chercher ni homme ni chose chez vous, et je ne veux ni bien ni mal.

— Tonnerre ! Enfin vous venez de la part de quelqu’un ? Vous savez que je suis, ou plutôt que j’étais en relation avec ce Mauclerc que le diable peut bien étrangler pour tout le mal qu’il me donne ?

— Ah ! vous brûlez, comme disent les enfants.

— Donc !

— Donc, je viens à vous de la part d’une de mes connaissances.

— Qui se nomme ?

— Louis-Horace Escoubleau de Sourdis, comte de Mauclerc. Êtes-vous satisfait ?

Cela fut dit avec une ironie de si bon goût, que l’ex-agent de la police de sûreté ne sut plus s’il devait remercier ou se fâcher de nouveau.

— Satisfait…, satisfait…, répondit-il, je ne le serai que quand je saurai à qui j’ai affaire.

— Que vous importe ?

— Vous me le direz, à la fin des fins !

— J’en suis désespéré pour vous, mon cher monsieur, mais comme cela ne vous regarde aucunement, vous m’autoriserez bien à garder le plus strict incognito.

— Alors vous vous méfiez de moi ?

— Pouvez-vous le penser ?

— Je le pense d’autor et d’achar.

— Encore de l’argot ?

— Je le pense fermement, se reprit M. Jules.

— Eh bien ! monsieur, fit agréablement Passe-Partout, entre nous, — nous sommes bien seuls, n’est-ce pas ? — entre nous, vous avez raison de le penser.


Il se tenait ferme en selle et faisait caracoler son cheval sur place.

Pour le coup, M. Jules bondit comme un cheval qui vient de recevoir une volée de coups de cravache.

— Je puis vous faire arrêter, cria-t-il.

— Je voudrais voir cela, fit l’autre en riant.

— Oui ? Eh bien ! vous le verrez.

— Vous oubliez, cher monsieur Jules, que vous n’êtes plus chef de la brigade de Sûreté, fit Passe-Partout, en tambourinant sur la table du bout de ses doigts.

— Qu’est-ce que cela fait ?

— On n’arrête pas les gens sans rime ni raison, dans notre beau pays de France.

— Vous croyez ça, vous ?

— Surtout quand on n’est rien.

— Rien ? moi !

— D’ailleurs, essayez. Je suis curieux de voir comment vous vous y prendrez.

— Pardieu ! Je n’en aurai pas le démenti, s’écria le patron, qui se précipita vers le coin de son cabinet où se trouvait la sonnette d’appel.

— Je vous en défie.

Et Passe-Partout se leva aussi.

M. Jules sonna violemment.

— Faites ! faites ! dit l’ouvrier en lui riant au nez ; seulement, je vous en avertis, je parlerai.

— Vous pouvez bien chanter si ça vous amuse.

— Je suis très bavard.

— Tant pis pour les autres.

On frappa à la porte.

Le patron allait crier : « Entrez ! » mais il s’arrêta en entendant Passe-Partout prononcer les quelques mots que voici :

— Avez-vous eu vent, cher monsieur Jules, d’une certaine affaire Ger… Ger… aidez-moi donc !

— Vous dites ? s’écria-t-il effaré.

— Meur !… Germeur ! c’est cela. Nous avons aussi l’histoire de la famille de l’Estang…

— De l’Estang !

Et l’ex-agent recula comme devant un fantôme qui se serait soudainement dressé devant ses yeux.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et Piquoiseux, qui avait donné à son patron deux fois le temps moral de lui ordonner de paraître, craignant de ne pas avoir entendu sa réplique, entra en scène.

— F…lanquez-moi la paix, vous ! Qui est-ce qui vous a appelé ?

Et d’un violent coup de pied il ferma la porte au nez de ce charmant M. Piquoiseux.

Il ne vint même pas à l’idée du secrétaire de répondre à son chef : « Mais vous m’avez sonné ! » tant il était accoutumé à une obéissance passive.

— Décidément vous êtes un bon zig… je veux dire une rude lame… Il n’y a rien à gagner dans un duel avec vous… Soyons amis, hein ?

— Je ne suis pas venu pour vous être désagréable, répondit Passe-Partout, médiocrement dupe de ces avances doucereuses.

— Ainsi, vous savez ?… reprit-il avec une quasi-émotion dans la voix.

— Tout ! dit nettement l’autre.

Cette réponse amena un silence.

Ce fut M. Jules qui le rompit encore.

Toute trace de colère avait disparu de son visage.

Par un effort suprême de sa volonté, sa physionomie avait repris une expression de bienveillance et de franchise.

— Vous êtes un homme comme je les aime. Ne faites plus attention aux calembredaines que je vous ai lâchées. C’était pour vous éprouver. Je suis convaincu de votre valeur ; nous allons, si vous le voulez bien, traiter à présent de puissance à puissance.

— Comme il vous plaira. Alors, nous pouvons nous rasseoir.

— J’ai encore une demi-heure à vous donner.

— Quand je vous disais, dit Passe-Partout avec un fin sourire, qu’à la longue vous prendriez grand intérêt à notre entretien.

— C’est tellement vrai, ce que vous dites là, que je ne demande pas mieux que de vous laisser parler trente minutes, sans me permettre la moindre interruption.

Il était redevenu maître de lui-même.

L’ouvrier sentit qu’il ne s’agissait plus de s’amuser aux bagatelles de la porte. Il était parvenu à enfourcher cette bête rétive, et il ne s’agissait plus pour lui que de la diriger et de lui faire exécuter les courbettes et les changements de pied d’usage dans la haute école.

— Venons au fait, dit-il.

— J’écoute.

— M. de Mauclerc…

— Disons : Mauclerc, tout court… ce sera moins long et je comprendrai quand même, interrompit-il.

— Soit. Mauclerc avait rendez-vous la nuit dernière, à l’Opéra, avec un de vos hommes ?

— Après ?

— Est-ce vrai ?

— Oui.

— Bien. Arrêtez-moi, si, involontairement, je me dépars d’une seule ligne de l’hommage que je prétends rendre à la déesse Vérité.

— Je serais heureux, ne put s’empêcher de ricaner M. Jules, si vous vouliez bien m’indiquer l’arrière-boutique où l’on vous enseigne des phrases aussi ronflantes.

— Y entreriez-vous en apprentissage ? fit Passe-Partout plein d’obligeance.

— Aujourd’hui même.

— Eh bien ! nous verrons tout à l’heure.

— Je retiens votre promesse. Revenons à notre mouton.

— Singulier mouton que Mauclerc ! Enfin, je vous obéis… Vous n’ignorez pas que, soit qu’il fût échauffé par les fumées du champagne, soit qu’on l’eût provoqué, il s’est pris de querelle en plein bal.

— J’ai là le rapport de mon agent, dit M. Jules en montrant un dossier qui se trouvait sur son bureau et sur lequel se lisaient en lettres majuscules ces mots : Affaire Mauclerc.

— Votre agent vous a-t-il appris la suite de cette querelle ?

— Non. Je l’attends.

— Je puis vous éviter cette attente pénible.

— Oh ! pénible ! Allez toujours.

— Mauclerc a souffleté son adversaire.

— Je croyais le contraire. On m’a assuré que c’est lui qui avait été gifflé le premier.

— On s’était contenté de lui ganter la figure,

— Ganter est joli ! Il y a ganter et ganter, dit-il en riant. Bref, ces messieurs se sont battus, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et l’adversaire de Mauclerc est sur le flanc ; voilà qui m’explique sa disparition. Il aura filé pour la Belgique.

— Ce n’est pas cela.

— Il n’a pas filé ?

— Ce départ était difficile. Mauclerc, qui venait de blesser son premier adversaire, a de son second reçu un coup d’épée au travers du corps.

— Ils se sont mis à deux ? c’est un assassinat !

— Non. Il y a eu deux duels au lieu d’un.

— Les témoins n’auraient pas dû le permettre.

— On n’est pas sorti des règles les plus strictes d’une rencontre loyale.

— Une si bonne lame, se faire trouer le bedon, pardon le ventre, aussi maladroitement !

— Maladroitement ? que nenni. Il n’a été touché que par un coup de maître.

— Vous y étiez ?

— J’étais un des témoins de Mauclerc.

— Excusez du peu ! Pour un ouvrier, vous avez de belles connaissances.

— Dans ces moments-là, on est embarrassé, et, pour peu qu’on veuille en finir vite, on prend qui vous tombe sous la main, fit modestement Passe-Partout.

— En somme, est-il blessé grièvement, le maladroit ?

— On craint pour sa vie. Le médecin qui a fait le premier pansement n’a qu’un bien faible espoir.

— Bigre ! Et où l’a-t-on transporté ?

— Trop faible pour que ses témoins pussent le ramener à son domicile, il a été conduit allée des Veuves, dans la maison de santé du docteur Martel.

— Bonne maison !

— Vous la connaissez ?

— Oui.

— Et le docteur Martel ?

— Je dois le connaître aussi, répondit vaniteusement M. Jules ; mais continuez.

— En reprenant ses forces, Mauclerc m’a aperçu, et, faisant de la main un geste pour éloigner tous les assistants, il m’a prié de me pencher vers lui…

— Allez, je ne perds pas un mot de la mise en scène, dit l’homme.

— Je lui obéis ; alors, me serrant la main et me parlant à l’oreille, il me dit : « Mon ami, vous m’avez déjà rendu le bon office de me servir de témoin…


— Ah ! mon ami, tout le monde ici demande Monsieur Jules.

— Joli service ! grommela l’autre.

— « Des motifs de la plus haute gravité m’obligent à mander ici une personne que…

« Il s’interrompit, et rappelant le docteur Martel, qui s’était écarté un moment et se tenait dans une encoignure de fenêtre :

« — Docteur, lui demanda-t-il d’une voix de plus en plus faible, docteur, je suis un homme brave et j’ai besoin de savoir à quoi m’en tenir ; combien de temps me reste-t-il à vivre ?

« Et comme le docteur Martel hésitait :

« — La vérité, docteur, la vérité ! Il y va des plus graves intérêts…

« — Mais, monsieur, répondit M. Martel, ne pensez pas à cela ; je ne peux rien assurer, du reste, ce n’est pas le moment de vous occuper des affaires des autres…

— Oui, fit M. Jules, tous les biais qu’on trouve en pareil cas.

— Mais le blessé se dressant sur son séant : « Je vous somme de me répondre ; ai-je deux heures devant moi ? — Oh ! plus que cela, répondit le médecin. — Deux jours ? Il n’eut pas de réponse. — Un jour ? — Oui, si le mieux que j’espère se produit ; sinon, le sang vous… — Le sang m’étouffera ? — J’espère que non. — Mais c’est possible. » — Le médecin se taisant de nouveau, Mauclerc lui dit : « Merci. »

— Un crâne mâle, tout de même, grommela M. Jules avec l’admiration que tout homme de sa trempe a pour le courage matériel et brutal. Et alors, qu’est-ce qu’il vous a dit tout bas ?

« — Il faut que je voie M. Jules… Allez le trouver à son agence, 7, rue des Noyers, et priez-le de venir.

— Tout de suite ? s’écria M. Jules. Ah ! sacrebleu ! voilà une heure que vous me faites jaser quand c’était si facile de me…

— « Et priez-le devenir à six heures du soir, » continua imperturbablement Passe-Partout.

— Pourquoi si tard ?

— « À cette heure-là, dit le blessé, j’aurai envoyé chercher des papiers que je veux lui remettre… D’ici là, je vivrai, je vous le jure… »

— Très bien… je comprends ! fit l’ex-agent en se frottant les mains d’un air de jubilation… Les papiers… bon !

— Vous comprenez ? tant mieux, fit froidement l’ouvrier. Moi, je n’ai pas à comprendre, j’ai à accomplir ma mission, et je l’accomplis le mieux qu’il m’est possible. Que ces papiers soient curieux, qu’ils ne le soient pas, je ne demande ni à les voir ni à les lire. Je me rends au vœu d’un blessé, d’un mourant peut-être, c’est tout.

— Oh ! ils ne vous intéresseraient guère.

— Je le suppose. Le comte m’a chargé de vous recommander de ne pas vous faire annoncer sous votre nom.

— Il rougit de ses amis à son heure dernière, ce monsieur ? fit le patron du jeune et beau Piquoiseux, moitié blessé dans son amour-propre, moitié convaincu de l’utilité de cette précaution. C’est bon. On mettra un faux nez, si c’est nécessaire.

— Cela vous regarde.

— Ah ! le comte est un gaillard plein de prudence. Il ne laisse rien au hasard.

— Excepté sa vie, quand il la risque sur un dégagement ou sur un coupé mal paré.

— Vous faites des armes ? dit narquoisement M. Jules.

— Au régiment, j’ai été prévôt en second.

— Je voudrais bien savoir dans quel régiment vous avez servi, vous ? fit-il d’un air narquois.

— Dans le quatrième plongeur à cheval, riposta Passe-Partout en riant.

— Vous n’êtes pas bête, vous !

— Vous avez mis du temps à vous en apercevoir.

— Et si vous vouliez, continua-t-il, vous pourriez vous faire une jolie position.

— Où cela ?

— Dans mon agence de renseignements. Hein ? qu’en pensez-vous ?

— Nous en recauserons… si les conditions sont bonnes… je ne dis pas non.

— Il ne dit pas non, c’est oui, pensa M. Jules, je le tiens… Oh ! les conditions, fit-il tout haut, vous les fixerez vous-même, mon cher monsieur… monsieur ?…

— Rifflard, ouvrier cambreur, répondit Passe-Partout avec sang-froid. M. Jules éclata de rire.

— Va pour Rifflard ! et à ce soir.

— Où cela ?

— Ne serez-vous pas à six heures au chevet de notre ami Mauclerc ?

— J’y serai. Ainsi, je puis répondre à ce pauvre diable de blessé que vous ne lui ferez pas faux bond ?

— À six heures précises, ce soir, chez le docteur Martel, allée des Veuves.

— Je vous félicite de votre mémoire.

— Vous verrez plus tard, mon cher monsieur Rifflard, que je n’en manque réellement pas, fit-il avec son air bonhomme, bien plus redoutable que ses roulements d’yeux furibonds.

— Maintenant, cher monsieur Jules, il ne me reste plus qu’à prendre congé de vous.

— Pas avant d’avoir accepté tous mes remerciements pour tout l’ennui que je viens de vous causer, fit M. Jules en lui tendant la main.

Passe-Partout prit bravement la main de M. Jules et la serra assez pour que l’ex-agent crût réellement l’avoir embauché ; puis il se dirigea vers la porte du cabinet.

— Une prière, cher monsieur, dit-il au moment où il en touchait le bouton.

— Parlez !

— Ne pourriez-vous pas m’éviter la corvée de traverser de nouveau cette horrible salle, pleine de gens crottés qui empestent le tabac et le cigare ?

— Ah ! monsieur Rifflard ! monsieur Rifflard ! répondit M. Jules en riant, pour un ouvrier cambreur… D’ailleurs, vous oubliez que j’ai renvoyé tout mon monde.

— Ah ! monsieur Jules ! monsieur Jules ! vous allez redevenir indiscret… Est-ce que je me suis entêté à vous parler de l’affaire Germeur ou de la famille de l’Estang, moi ?

Le sourire s’éteignit sur les lèvres de l’ex-chef de la brigade de Sûreté.

Pour la seconde fois il était réduit au silence, maté par une réponse faite avec un air d’innocence complète par son mystérieux visiteur.

— Venez, lui dit-il sèchement.

Et il le fit sortir par l’issue dérobée qui avait déjà servi au sieur Charbonneau.

— Tout droit devant vous, ajouta-t-il. L’allée donne dans la rue.

Les deux hommes se saluèrent.

L’ex-agent rentra dans son bureau :

— Qu’est-ce que c’est que ce muscadin-là ?

« On verra plus tard ! — Comment diantre a-t-il eu vent de ces deux satanées affaires ? — Est-il de la rousse ? — Non. Je le connaîtrais. Ah ! bah ! en attendant que je m’occupe de lui, occupons-nous de l’autre. — Ah ! monsieur de Warrens, vous n’êtes pas hors de mes griffes ! Je tiens ma revanche. Elle m’arrive toute seule, ou par l’entremise de M. Rifflard… Joli nom qu’il a choisi là ! Enfin !… il ne faut pas trop se plaindre. Cette providence aveugle, le hasard, — comme dirait M. Lacressonnière au théâtre de l’Ambigu, — se charge de réparer la sottise de Coquillard-Charbonneau.

Et, tout compte fait, M. Jules ne fut pas mécontent de sa matinée.

De son côté, Passe-Partout Rifflard s’éloignait joyeusement, à grands pas, de la maison sise numéro 7, rue des Noyers, murmurant à part lui, tout en regardant avec soin si l’autre ne l’avait pas fait suivre :

— Vive Dieu ! Ai-je bien joué mon petit rôlet, ainsi que le disait Sa Majesté Charles le neuvième, de sanglante mémoire ! — Si tu ne m’as point pris pour Rifflard, l’ouvrier cambreur, je ne pense pas que tu puisses mettre un nom sur ton visiteur de ce matin, mon pauvre Jules, vieux lion sans dents et sans griffes. Voilà donc encore une réputation d’habileté usurpée dans ce Paris, où tant de bateleurs de toutes sortes font leurs nids et leurs trous ! À ce soir, vieux lion, à ce soir !

Et Passe-Partout monta philosophiquement dans un omnibus qui passait.

Où allait-il, cet omnibus ?

Le conducteur seul aurait pu répondre à cette question, Passe-Partout en ignorant la direction tout autant que vous et nous, chers lecteurs.


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