Les invisibles de Paris (Aimard)/II-1/IV

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Roy et Geffroy (p. 202-212).
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IV

TÊTE-À-TÊTE

La lettre que le capitaine Noël venait d’achever était ou paraissait être bien inoffensive, bien anodine.

À quoi bon cette recommandation expresse de la brûler, de la détruire après lecture ?

Il fallait comprendre bien mal la langue castillane, il fallait avoir l’esprit singulièrement tourné vers le mal pour entacher du plus léger blâme des paroles si cordiales, et qui exprimaient une aussi franche, une aussi sincère reconnaissance.

Notre héros relut pourtant deux fois cette lettre.

Chaque fois, il essuya avec son mouchoir son front, sur lequel perlaient des gouttelettes de sueur froide.

Une cruelle indécision se peignait sur ses traits attristés, assombris.

Il froissait machinalement le papier dans ses mains.

Un instant, la pensée de fuir, de quitter l’habitation du comte de Casa-Real traversa son esprit.

Mais quel prétexte donner à ce départ subit ?

À peine venait-il d’arriver.

Que penserait son hôte d’une détermination aussi étrange ?

D’autre part, se retirer sans le voir, sans le prévenir, était impossible.

— Que faire ? murmurait-il.

Après de longues fluctuations, Noël parut avoir pris son parti.

Il se leva, et allant au brasero, il brûla la lettre qui venait de causer son hésitation.

Sa promesse était tenue.

Alors, avec une insouciance formant un singulier contraste avec son émotion toute récente, il passa dans un cabinet de toilette attenant à la chambre à coucher.

Là, il se mit en mesure de réparer activement le désordre causé à sa tenue par un voyage de plusieurs heures.

Il achevait sa toilette lorsque la cloche sonna le dîner.

Noël se dirigea d’un pas tranquille vers la salle à manger.

Quatre personnes l’attendaient pour se mettre à table.

Ces quatre personnes étaient :

La comtesse de Casa-Real,

Le comte,

Le médecin,

Et l’aumônier de la famille de Casa-Real.

Dès qu’il eut mis le pied dans la salle à manger, le capitaine sentit le regard de la créole tomber sur lui. Il se savait examiné. Il demeura impassible.

La belle Hermosa ne parvint à rien lire, à rien deviner sur ce visage calme et froid.

Sur un signe du comte, le chapelain prononça le Benedicite.

Chacun prit place.

Noël se trouvait assis entre le comte et la comtesse.

Si grande que fût la contrainte que lui imposait le voisinage immédiat de cette dernière, il bénit cet arrangement, dans son for intérieur.

Il préférait se trouver auprès d’elle.

De la sorte, il ne sentait pas ce regard de feu peser continuellement sur lui.

Le dîner fut long.

On le servit avec ce luxe et cette élégance qui ne se trouvent plus aujourd’hui que dans les maisons princières.

Chez les parvenus on dîne beaucoup.

Chez les gens qui ne sont pas encore arrivés on dîne peu.

Chez les gentilshommes ruinés on ne dîne plus du tout.

En fait de gastronomie, les grandes familles espagnoles ont précisément conservé la tradition du siècle de Louis XIV.

En apparence, il ne se passa rien tout le long de ce repas.

Le feu couvait sous la cendre.

La conversation tombait sans que personne la relevât d’une impulsion vigoureuse.

L’aumônier mangeait comme tout bon ecclésiastique le doit faire à l’heure sainte de ses repas.

Le médecin veillait son malade, sans perdre un morceau pour son propre compte.

Malgré tous ses efforts, le comte de Casa-Real laissait percer une souffrance.

Mme de Casa-Real était nerveuse, selon son habitude.

Le capitaine seul mangeait, riait, buvait et causait.

Sans lui, le dîner, qui n’était que peu gai, aurait été lugubre.

Si Mouchette s’était trouvé admis dans, une si noble compagnie, il eût demandé la permission de faire une cabriole sur la table pour animer la conversation.

Mais le gamin de Paris grouillait chez la Pacline, à deux mille lieues de là, en ce moment ; il n’avait même pas encore fait la connaissance de son ami la Cigale.

Et puis, pourquoi Mouchette en cette affaire ?

Les dulces et les confites servis, on se leva.

L’aumônier dit les Grâces, et l’on passa au salon.

L’aumônier et le médecin n’y firent qu’une courte apparition.

Le comte, sa femme et le capitaine restèrent seuls.

— Mon cher capitaine, lui dit le comte, vous le savez, vous êtes ici chez vous. La liberté la plus grande vous est accordée. Vous serez d’autant plus libre que l’état de faiblesse dans lequel je me trouve m’empêche de faire de vous ma… ma victime.

— Je le regrette, répondit Noël en regardant la comtesse à la dérobée.

Celle-ci saisit la balle au bond et ajouta :

— Monsieur le comte de Casa-Real oublie une seule chose.

— Laquelle, madame ?

— C’est qu’en son absence je ferai mon possible, non pas pour le remplacer, je n’en ai pas la prétention, mais pour vous empêcher de trouver monotone le séjour de Casa-Real.

— Je n’avais pas oublié cela, comtesse, répliqua l’hôte de Noël, j’allais même l’ajouter, mais vous avez eu l’obligeance de me devancer, et je vous en remercie ; oui, mon cher monsieur Noël, ma femme est tout à votre dévotion.

Ce disant, un fin sourire apparaissait et disparaissait presque simultanément sur ses lèvres.

Noël fit semblant de ne rien voir, et pourtant…

Il vit le sourire du comte, il vit l’éclair de menace qui brilla dans les yeux de la comtesse.

Mais tout cela se passait entre gens du meilleur monde, il n’y eut pas un geste, pas un mot d’échangé qui indiquât l’état d’émotion intime dans lequel se trouvaient nos trois personnages.

Un drame terrible allait se jouer.

Deux d’entre eux le savaient.

Le troisième n’était pas sans une violente appréhension.

Et pourtant leur voix était tranquille, leur accent gracieux et poli.

Ils se tendaient la main, toute grande ouverte, rentraient les ongles et faisaient patte de velours.

Noël n’ayant rien répondu au comte de Casa-Real, celui-ci reprit :

— Vous êtes chasseur, capitaine ?

— Oui, comte.

— Mes ordres sont donnés. Demain, je l’espère, vous ferez dans mes bois une chasse dont vous garderez bien longtemps le souvenir.

— Croyez-vous être assez remis, demain, pour accompagner le capitaine, monsieur le comte ? demanda Hermosa.

— Hélas ! vous savez comme moi, chère amie, que je ne peux jamais compter ni sur ni avec ce mot terrible qu’on appelle : demain.

— Je serais désolé… fit Noël.

— Ne vous préoccupez pas de moi, mon hôte. Je prendrai mon inaction en patience, et Mme  de Casa-Real, qui adore la chasse et qui de plus est une de nos plus audacieuses et habiles écuyères, vous conduira dans les meilleurs endroits.

Ces paroles, prononcées de la façon la plus aimable, avaient cependant une teinte de raillerie qui fut loin d’échapper au capitaine.

La créole était rentrée dans son impassibilité étudiée.

Rien ne devait plus l’en tirer devant son mari.

Le comte ajouta :

— D’ailleurs, j’ai interrogé mes gardes, et vous ne chômerez pas… Le gibier foisonne en ce moment.

— Avez-vous quelques bêtes de prédilection qu’il faille ménager ? demanda Noël, qui, en sa qualité de fin chasseur, connaissait le fort et le faible de tout bon propriétaire de chasses.

— Tirez tout à votre aise. Nous ne sommes point en France, où l’on pleure une poule faisane ou une chevrette. Ici, ajouta-t-il, moitié sérieux, moitié ironique, plus on tue, plus on est considéré.

— On n’est pas plus royalement hospitalier.

— Maintenant, il ne me reste plus qu’à m’excuser auprès de vous, capitaine.

— Vous me rendez réellement confus.

— Je me sens un peu plus souffrant que dans l’après-midi. Permettez-moi de me retirer.

— Faites, je vous en supplie, monsieur le comte.

La comtesse de Casa-Real sonna.

Deux domestiques parurent.

— À demain et bonne nuit, mon cher hôte, dit le comte, je vous laisse avec la comtesse de Casa-Real. Comtesse, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, je vous confie le capitaine. Vous m’en rendrez bon compte demain matin.

Les serviteurs s’approchèrent.

Le comte s’appuya sur leurs épaules et sortit lentement sans retourner la tête.

La créole et le marin étaient seuls.

Ils échangèrent un regard.

De pâle qu’elle était, la belle comtesse de Casa-Real devint livide.

Il y eut un instant de silence funèbre.

Noël attendait qu’il plût à la comtesse de prendre la parole.

De son côté, Mme  de Casa-Real semblait ne pouvoir se décider à parler.

Il y avait autant d’hésitations, autant d’émoi d’une part que de l’autre.

Mais dans toutes les circonstances tendues de la vie, à chance égale, à moyens de même force, les femmes sont plus promptes à prendre une résolution extrême.

Elle se décida donc à entamer l’entretien.

— Vous voici, à votre grand déplaisir, condamné à un tête-à-tête avec moi, monsieur, lui dit-elle d’un ton doucement ironique.

— À mon grand déplaisir, madame ? En vérité, vous ne pouvez croire à une syllabe de la phrase que vous venez de prononcer, répondit le capitaine sur le même ton léger.

— Au moins n’est-ce pas un bonheur pour vous.

— Suis-je aveugle, madame la comtesse ? Croyez-vous que, mieux que tout autre, je ne comprenne pas la faveur inestimable dont je profite ?

— Vous n’êtes ni un aveugle ni un sot, monsieur le capitaine.

— Merci de votre indulgence.

— Vous êtes un ingrat.

— Un ingrat ?

— Oui.

Et sur cette affirmation, la créole se leva avec un geste de dépit.

Mme  de Casa-Real fit deux ou trois tours de salon, comme une lionne enfermée qui guette l’entrée du dompteur ou du belluaire pour se précipiter sur lui ; enfin, elle se rapprocha vivement de son hôte, qui ne la quittait pas des yeux et gardait une attitude indifférente.

— Vous avez reçu ma lettre ? dit-elle d’une voix brève et ardente.

— Juan Romero me l’a remise.

— Vous l’avez lue ?

— Oui, comtesse.

— Brûlée ?

— La question est inutile. Vos prières sont des ordres pour moi.

— Ainsi ?…

Elle s’arrêta.

Son silence même était une interrogation.

— Ma présence n’est-elle pas une réponse suffisante, madame ?

— Vous consentez à me donner l’explication que je vous demande ?

— Ah ! mille pardons, madame. Je vous prie de m’autoriser à modifier les termes dont vous vous servez…

— Pourquoi ?

— Ils ne me paraissent pas convenir à la définition de cette entrevue.

— Expliquez-vous, monsieur !

— Je suis devant vous, madame la comtesse, non pas pour vous donner, une explication, qui, selon moi, n’est nullement nécessaire.

— Comment ?

— Je n’ai, que je sache, rien à vous expliquer, grâce au ciel !

— À quoi êtes-vous disposé, alors ? fit-elle, se contenant avec peine.

— À écouter patiemment, sans vous interrompre même, si vous le désirez, tout ce qu’il vous plaira de me dire.

— Tout cela !

— Oui, madame.

— Et vous ne craignez pas de vous compromettre ?

— De nous deux ce n’est pas moi qui devrais ressentir pareille crainte.

— Oh ! vous savez que je ne crains rien, moi, s’écria la créole avec une violence furieuse.

— Je le sais… mais prenez garde… votre mari peut vous entendre.

— Mon… mari ne m’entendra pas… et après tout… mieux vaudrait-il peut-être qu’il m’entendît. Chacun de nous saurait à quoi s’en tenir, au moins.

Noël ne répondit rien.

Elle reprit :

— Après tout, vous avez raison. Peu m’importe la qualification que vous donnerez à cet entretien. Je l’ai, je n’en demande pas davantage. Seulement, j’exige que vous répondiez à mes questions. Vous voyez que nous sommes loin du silence tant désiré par vous.

— Vous exigez ?

— Oui.

— Vous exigez, madame ! répliqua Noël en la couvrant sous son regard sévère, et en pesant sur chaque mot.

— Je suis femme, monsieur !

— C’est vrai. Comme telle vous avez le droit de dire : Je veux. Nous ne sommes en droit que de vous supplier, de nous incliner devant vous et de dire : Je désire.

— Bien compris, capitaine ! fit Hermosa, qui ne put s’empêcher de sourire au milieu de sa colère et de son irritation.

Les deux interlocuteurs se trouvaient face à face.

Duellistes émérites, ils venaient d’engager le fer et de se reconnaître de même force sur le terrain.

Ils firent à la fois un pas de retraite pour préparer leur jeu et réunir toutes les ressources de leur science et de leur adresse, avant de commencer un combat qu’ils sentaient instinctivement devoir être mortel.

La créole alla se mettre au piano.

On ne saurait croire combien Pleyel ou Erard se mêlent à la conversation de l’autre côté de l’Océan.

Noël comprit.

Sans attendre l’invitation de sa belle ennemie ou amie, il vint s’asseoir dans un fauteuil qui se trouvait tout près du piano.

Elle avait pris et placé sur le pupitre la première partition qui lui était tombée sous la main.

C’était la partition de Lucia di Lammermoor, le plus doux chef-d’œuvre de Donizetti.

À cette époque Lucia, encore dans sa nouveauté en Europe, était à peine connue dans le nouveau monde, et faisait fureur.

La comtesse de Casa-Real passait pour une excellente musicienne.

Elle méritait sa réputation.

Elle était née artiste, et avait appris à déchiffrer et à comprendre les maîtres sans se donner la moindre peine, sans se livrer à un travail fatigant qui l’eût dégoûtée de cet art divin.

Tout en jouant l’ouverture de cette longue suite de mélodies, elle dit résolument à Noël :

— Écoutez-moi, Noël. Quoique nous soyons autorisés par le comte à rester souvent l’un près de l’autre, il convient de prendre nos précautions.

— Mais… repartit le capitaine.

— Oui, je sais ce que vous allez me répondre : vous n’avez pas l’intention de dire un mot qui sorte des convenances et du respect que vous devez à l’hospitalité.

— Oui, comtesse.

— Tenez, vous me faites jouer faux, fit Hermosa en riant d’un rire presque aussi faux que la note mal attaquée dont elle parlait ; ne me répondez que quand je vous interrogerai… du moins pendant que je tapoterai ces sœurs blanches et noires.

Le capitaine s’inclina en signe d’obéissance.

Elle continua :

— On ne sait jamais avec qui l’on vit sous ce climat de feu ; peut-être quelque ennemi inconnu veille-t-il à l’une des portes de ce salon.

Comme Noël se levait pour aller voir et la rassurer, elle le retint en ajoutant :

— Le bruit de l’instrument étouffera le retentissement de ma voix, de la sorte nous n’avons rien à craindre.

Et pendant quelques minutes elle se contenta de terminer l’introduction de Lucia, cherchant des termes assez forts pour porter la conviction dans le cœur de l’homme qui se tenait immobile et insensible auprès d’elle.

Quant au marin, le sang-froid redoutable de cette femme l’effrayait malgré lui.

Jamais il ne l’avait vue si calme et si maîtresse d’elle-même.

Sous ce calme factice couvait et se cachait une tempêté furieuse.

Il la sentit approcher.

Il se recueillit pour lui tenir tête.

Cependant Mme  de Casa-Real laissait courir ses doigts de fée sur les touches, qui s’animaient et prenaient une vie nouvelle sous cette impulsion fiévreuse.

Elle se jouait de toutes les difficultés.

Arrivée à la fin de l’air d’Ashton :

La Pietad in suo favore
Miti sensi in van mi detta !


elle entama ce difficile entretien.

Alors commença entre ces deux personnes, qui, en apparence, se livraient corps et âme aux délices, aux harmonies du chef-d’œuvre de Donizetti, ce musicien si mal placé au second plan et si digne du premier, une scène étrange, indescriptible.

Si passionné que devînt l’entretien, si menaçantes que fussent les paroles échangées entre le capitaine Noël et la jeune comtesse de Casa-Real, le piano ne restait pas muet une seconde.

Les doigts de l’artiste ne s’arrêtaient pas.

Ils couraient toujours avec la même sûreté magistrale, bondissant d’une octave à l’autre.

— Prêtez-moi toute votre attention, Noël ! dit-elle. Sur mon âme, ce ne sont pas de frivoles plaintes ou des paroles futiles que vous allez entendre.

Elle attaquait en ce moment le duo sublime et charmant de Lucia et d’Edgardo ; elle arrivait à ce magnifique passage :

Sulla tomèa che mi cela
Il tradito genitore…


et telle était sa propre puissance sur elle-même que, malgré son amour de l’art, elle ne perdit pas une seconde de vue l’idée mère de son discours.

Accompagnement sinistre, base effrayante plaquée par la rage, le désespoir, l’amour et la jalousie sur une explication décisive, fatale, mortelle peut-être.


— Soyez le bienvenu dans le château de mes pères, capitaine Noël.

— De cette explication, ajouta-t-elle, de cet entretien, si vous préférez, dépend notre avenir, notre destinée à tous les deux.

Noël fit un geste.

Elle le regarda en rassemblant ses deux mains sur les touches retentissantes.

Il s’arrêta.

— Dieu veuille, reprit la créole, que le résultat en soit tel que je le souhaite.

Une expression sardonique se fit jour sur le visage du marin.

— Ne raillez pas, Noël… Je connais votre esprit, vous n’avez pas besoin d’en faire preuve nouvelle devant moi. Ne bravez pas, je connais votre courage. Tout cela devient grave, plus grave que vous ne le pensez. Je vous supplie en grâce de ne pas mettre d’irritation dans vos réflexions, pas plus que vous n’en mettrez dans vos réponses.

Noël fit signe qu’il écoutait.

Tout en jouant l’ensemble frais et jeune de :

Verroumo a le sull aure
I miei sospiri ardenti…
Vedrai sul mar che mormora
L’eco de miei lamenti…

Elle continua :

— Accordez-moi, comme à vous, de l’intelligence et du cœur. C’est une histoire que je veux vous remettre devant les yeux ; une histoire, oui, la mienne… celle de beaucoup de jeunes filles.

Elle examinait Noël pour s’assurer qu’il lui prêtait une attention soutenue.

Satisfaite de son examen, elle ajouta :

— Calme, douce, insouciante, pleine de naïves rêveries, d’aspirations instinctives vers un idéal insaisissable et séduisant, cette histoire-là pourrait bien finir dans les bas-fonds d’un abîme sanglant… Oh ! fit-elle, en redoublant de force, je serai franche ; je n’hésiterai ni devant mes souvenirs les plus riants et les plus vertueux, ni devant mes actions les plus coupables et les plus criminelles.

Elle se tut.

Ses doigts, seuls, continuèrent à vivre pour elle.

Noël attendait.

Un moment elle abandonna son piano.

— Quelle délicieuse mélodie, que ce premier acte de Lucia ! Cette chère musique me rappelle les premiers jours de mon adolescence. J’aimais tout et je n’aimais rien. Tantôt folle, tantôt rieuse : le matin, courant après les papillons, je cueillais les fleurs du printemps nouveau ; dans la journée, à cheval sur un mustang fougueux, indompté, je parcourais à l’aventure les immenses domaines de ma famille. Un ou deux serviteurs de confiance me suivaient, et le plus souvent, quand ce n’était pas Marcos Praya, je les laissais bien loin en arrière.

Elle poussa un soupir de regret, plaqua quelques accords harmonieux d’une main distraite, puis, passant de sa fantaisie à une fantaisie nouvelle, elle reprit :

— J’avais quatorze ans. La vie ne me jetait devant les yeux que ses joies, ses douceurs, ses plaisirs. Chacun m’aimait, me choyait ; mes moindres mots, mes gestes même étaient admirés, répétés partout. Quand ils me rencontraient, en pleine savane ou en forêt, emportée à pleine course, les monteros se découvraient et me saluaient en souriant, comme pour dire : elle est bien des nôtres, notre jeune maîtresse ! Ma présence leur portait bonheur, pensaient-ils. Ah ! le beau temps ! le beau temps !

Et elle essuya une larme de souvenir.

Le capitaine Noël contemplait avec un étonnement nouveau ce singulier mélange de toutes les forces et de toutes les faiblesses, ce composé d’une délicatesse exquise et d’une brutalité révoltante, cette femme, enfin, qui représente bien toute la femme, avec ses sentiments et ses sensations, ses vices et ses vertus, ses héroïsmes et ses crimes.

— Un jour, continua-t-elle, j’errais sans but sur le rivage aux environs d’Espiritu-Santo… C’est bien l’endroit, n’est-ce pas ? J’en ai gardé le souvenir comme si cela ne datait que d’hier. Marcos me suivait seul. Le temps était sombre, le ciel cuivré, la mer déferlait avec fureur sur la plage, où ses lames monstrueuses s’abattaient avec un bruit, sinistre. Un ouragan épouvantable passait sur l’île. Vous souvenez-vous de cela, Noël ?

— Oui, madame, je m’en souviens.

— Et votre cœur ne tressaille pas ?

— J’attends, répondit-il froidement.

— Attendez, attendez ! Je fais en ce moment comme des romanciers en renom. Je ménage mes effets, répliqua la créole ; mais soyez tranquille, les événements vont surgir, l’intérêt croîtra et les péripéties ne tarderont pas à se presser.

— Je sais que vous avez toutes les habiletés, madame.

— Mille grâces ! Il est au moins une qualité que vous ne me refuserez pas…

— Je vous les accorde toutes.

— Vous ne me demandez pas laquelle ?

— Puisque vous le voulez… oui… cette qualité ?

— C’est une mémoire sûre…

— Implacable, comtesse.

— Implacable, vous l’avez dit, Noël.

— Continuez, je vous prie.

— La tempête éclatait dans toute sa rage, reprit-elle. C’était horrible et superbe à la fois ! Je regardais avec terreur les débris que la mer rejetait sur la plage : tristes et douloureuses épaves de ce qui, peu de temps auparavant, avait dû être un beau et fier navire. À une de ses extrémités, la côte fait un coude qui s’avance assez loin dans la mer et forme une baie peu profonde.

« Malgré les avis de Marcos, peut-être même à cause de ces avis, je m’obstinai à doubler ce cap dangereux. Le sable détrempé par l’eau de mer avait peu de solidité. Mon cheval y entrait jusqu’à mi-jambes. Il y avait réellement un danger à courir. Marcos Praya ne me quittait pas d’une encolure. Il m’eût suivie en pleine mer, tout en me criant : « Maîtresse, vous vous perdez. » Au moment où, comprenant que ma fantaisie nous avait entraînés dans un mauvais pas, je cherchais à m’en sortir saine et sauve, je m’arrêtai avec un tressaillement nerveux, et je poussai un cri d’effroi. Marcos se précipita à la tête de mon cheval et le retint sur place. Un spectacle affreux, qui venait de s’offrir à mes yeux épouvantés, me faisait oublier le soin de ma propre conservation ! Ai-je oublié quelque détail de cette journée, Noël ?

— Jusqu’ici, je ne le crois pas, comtesse.

— C’est étrange ! en vous racontant le premier épisode de notre vie commune, j’éprouve un tremblement, une émotion semblables à ceux que j’éprouvai alors…

— Et vous tenez à me remémorer, à ressusciter pour quelques instants un passé qui n’aurait jamais dû exister.

— J’y tiens… pour vous et pour moi.

— Je prendrai donc la liberté d’achever votre récit, afin seulement de ménager votre excessive sensibilité.

La belle créole le remercia du geste et du sourire.

Le capitaine Noël continua de la sorte.