Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/VII

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Roy et Geffroy (p. 344-352).
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VII

COMMENT ROSETTE FINIT SON HISTOIRE

« Un homme entra.

« Cet homme était le baron de Kirschmarck.

« Il se croyait tellement sûr de l’impunité, grâce à son immense fortune, il avait la conviction tellement intime de ne pas rencontrer une cruelle, parmi toutes les malheureuses ou misérables amenées par la Machuré dans sa petite maison de la rue Moncey, qu’une fois le masque jeté, il ne se donna même pas la peine de cacher son nom.

« Vous connaissez ce vieux débauché, tout au moins de réputation, si vous ne le connaissez pas de vue.

— Vous n’avez pas besoin de me faire son portrait, chère enfant, fit M. Lenoir ; je me suis souvent trouvé avec lui en relations d’affaires.

— Tant mieux, répondit la Pomme, j’aurai moins long à vous en raconter sur lui.

« Une fois entré dans le petit salon où nous nous trouvions, Pâques-Fleuries et moi d’un côté, debout, indignées autant qu’épouvantées, d’autre part la Machuré assise sur un divan circulaire et se tordant presque de rire, le baron s’arrêta un moment, et faisant un geste de satisfaction :


Il tombait de l’eau à torrents et nous étions sans parapluie.

« — Charmantes ! fit-il en se tournant vers la mégère. Sur ton honneur, ma bonne Machuré, je ne sais laquelle de ces deux perles j’enchâsserai ce soir dans une couronne de baronne.

« La Machuré lui répondit par un geste qui signifiait :

« — Vous êtes bien libre de faire ce qu’il vous plaira. Elles sont toutes deux à votre disposition.

« Pâques-Fleuries était blanche comme un suaire.

« Tout au contraire, la colère me faisait monter le sang au visage.

« À travers la double portière que cet homme avait soulevée pour nous rejoindre, je vis dans un second salon brillamment éclairé une table toute prête à nous recevoir.

« En un clin d’œil mon plan se trouva bâti.

« Me penchant vers Pâques-Fleuries, qui se soutenait à peine, je lui murmurai à l’oreille :

« — Je réponds de tout.

« Et j’attendis le baron de pied ferme.

« Nous passerons, si vous le voulez bien, par-dessus les galanteries de ce vieux roquentin, sur ses propositions pleines de diamants, et sur la présentation d’un ami à lui qui était venu faire le quatrième dans ce petit souper renouvelé de la Régence.

« Cet ami n’était ni moins laid, ni moins décrépit, ni moins allemand que notre peu honorable amphitryon.

Une fois son office rempli, et notre feint consentement accordé, la Machuré s’était retirée.

« À toutes les offres du baron et de son digne acolyte, nous avions répondu que nous acceptions, à la seule condition que ce soir-là nous conserverions encore nos robes de laine et notre costume d’ouvrières.

« L’honnête vieillard résista d’abord, puis il se rendit, en ajoutant, avec son accent germanique le plus galant :

« — Si fus fulez, che m’hapillerai en borteur t’eau, et le tuc, mon ami, embrundera les fêtements te mon concierche. Ce sera trôle !

« Nous ne nous montrâmes pas si exigeantes.

« On passa dans le salon qui servait de salle à manger.

« Il y avait là deux grandes bêtes de domestiques en livrée, la serviette sous le bras, accoutumés très probablement à ces fêtes délicates, car pas un d’eux ne sourcilla en nous voyant entrer, nous, pauvres et simples grisettes, donnant le bras à leur maître et à son ami.

« Avant de nous asseoir, je priai le baron, qui me servit de cavalier, de renvoyer ses deux laquais. Il prit un air fat et me répondit que, le premier service et le champagne une fois servis, ces gens savaient les belles manières et se retireraient sans tambour ni trompette.

« Mais en face de l’intention bien formelle où j’étais de ne me mettre à table que la livrée partie, il fit signe aux laquais, qui achevèrent de couvrir la nappe de viandes froides et de vins fins, et qui se retirèrent sur-le-champ.

« — Vous voyez, ma belle enfant, que vous êtes reine et maîtresse en ces lieux ; vous n’avez qu’à parler, à témoigner le moindre de vos désirs, et vous êtes obéie.

« Quand il ne s’observait pas, le vieux monstre ne parlait plus son affreux charabias.

« Je fis signe à Pâques-Fleuries, à laquelle l’hôte du baron offrait une chaise dorée sur tranche, comme toute cette singulière maison.

« Pâques-Fleuries me lança un coup d’œil par lequel elle me répondait :

« — J’écoute, je regarde et je suis prête.

« Ce qui suivit se passa en moins de temps qu’il m’en faudra pour vous le raconter.

« En mettant le pied dans ce repaire, mon premier soin avait été d’examiner les tenants et les aboutissants, les armes et les issues que le hasard me fournirait.

« Un couteau à découper d’une longueur et d’une largeur plus que respectables se trouvait sur la table, à ma portée.

« Au moment où le folâtre baron me tendait la main pour me forcer gracieusement à m’asseoir auprès de lui, je laissai tomber mon mouchoir.

« Pâques-Fleuries comprit et vint se placer derrière moi.

« Pendant que son ami regardait, cette stratégie d’un air hébété, mon baron se baissa pour ramasser mon mouchoir.

« Me souvenir de mon ancienne agilité de saltimbanque, saisir le couteau de la main droite, empoigner le misérable à la nuque, par sa cravate, lui tenir malgré ses cris, le corps courbé en deux et lui appuyer la pointe de ce terrible couteau à découper entre les deux épaules, fut pour moi l’affaire d’une seconde.

« Aux cris du baron, l’autre, très ému, excessivement pâle, fit mine de quitter son siège.

« Pâques-Fleuries m’aidait à maîtriser le baron de Kirschmarck, qui du reste n’était pas difficile à contenir, sentant comme il la sentait la pointe menaçante qui effleurait son épidémie.

« Je me tournai vers l’ami du baron et de ma voix la plus calme, je lui dis :

« — Si vous bougez, j’enfonce jusqu’au manche ce couteau dans les reins de M. le baron.

« — Ne bougez pas, mon ami ! cria ce dernier avec une angoisse facile à comprendre. Elle le ferait comme elle le dit.

« — Aussi vrai que nous sommes d’honnêtes filles et que vous, vous êtes deux affreux gueux.

« — Gueux ! un homme qui vous offre cinquante mille livres de rentes si vous voulez l’écouter ?

« Il ne désespérait pas de me séduire, même en se voyant terrassé comme un bœuf à l’abattoir.

« — Tais-toi, imbécile ! lui répondis-je. Es-tu chrétien ?

« — Non.

« — Es-tu juif ?

« — Je ne sais pas… Oui, oui ! fit-il en se reprenant et dans le plus grand trouble.

« — Cela devait être. Y a-t-il un serment qui vous soit sacré dans votre religion ?

« — Il y en a quatre ou cinq.

« — Bien. C’est tout ce que je voulais savoir. Il n’y en a pas. Tu sens que j’ai un poignet d’homme ?

« — Un poignet d’acier. J’offre soixante mille francs par an.

« — Tu vas te relever, marcher devant moi.

« — Oui, oui ! s’écria-t-il joyeusement.

« — Attends ! je te tiendrai toujours. Nous te suivrons pas à pas, ma sœur et moi.

« — Je le veux bien.

« — Tu ne le voudrais pas que ce serait absolument la même chose. Si tu nous fais ouvrir la porte et si nous sommes libres de nous retirer sans être inquiétées par les misérables de ta suite, je t’épargne. Sinon, prie Moïse, Aaron et tous les prophètes ; ta vie ne vaut pas mieux que celle de ce poulet qui se trouve devant ton assiette. Je frappe et je te tue.

« — C’est convenu.

« Je le laissai se relever.

« Il marcha.

« Je le suivis, le tenant au collet, par derrière, et le menaçant de la pointe de mon arme.

« Pâques-Fleuries se tenait prête à me porter aide et secours.

« L’ami fit un mouvement.

« Le baron lui cria une seconde fois :

« — Par grâce, restez assis !

« Nous sortîmes dans le jardin.

« Cinq minutes après, nous passâmes, toujours dans le même ordre, devant la loge du concierge.

« — Crie qu’on nous ouvre, lui dis-je tout bas.

« — Baptiste, le cordon ! fit-il de sa plus belle voix.

« La porte s’ouvrit.

« Pâques-Fleuries sortit la première.

« — Un dernier mot avant de nous quitter, ajouta le baron.

« — Parlez.

« — J’offre cent mille francs par an, si vous voulez me donner le droit de vous tutoyer comme vous me tutoyiez tout à l’heure.

« — Le couteau à la main ? répliquai-je en riant.

« — Non, plus à mon aise.

« — Vous m’aimez donc ?

« — Je suis fou de vous, parole d’honneur !

« — Vrai ?

« — Foi de banquier.

« — Eh bien !… lui dis-je après un temps qui lui permit d’espérer une réponse favorable, je suis bien heureuse de vous inspirer ce sentiment, quel qu’il soit. Vous serez convaincu que votre or et les millions entassés dans vos caves ne sont pas tout dans la vie. Vous m’aimez, tant mieux ; moi je me moque de vous et je préférerais un garçon épicier, honnête homme et gentil garçon qui m’épousera, entendez-vous, baron de Kirschmarck, lâche suborneur de filles timides ! Ah ! vous m’aimez et vous m’offrez votre fortune et votre cœur ; je n’accepte de toi que ceci, — et le laissant libre, je lui montrai son couteau, — mais sur votre Dieu et sur le mien, je ne vous engage pas à venir le réclamer chez moi ; vous savez quelle gaine je donnerais à ce couteau à découper. Adieu, pot à or.

« Et refermant la porte sur le nez de ce hideux vieillard, je rejoignis à toutes jambes Pâques-Fleuries, qui guettait si personne ne passait, pour appeler en cas de besoin.

« Nous ne fûmes pas longues, je vous en réponds, à gagner la rue de Clichy.

« Une fois hors de la rue Moncey, nous nous vîmes en sûreté.

« Toute l’énergie et la volonté qui m’avaient soutenue au moment critique m’abandonnèrent.

« Il y avait réaction.

« Je fus obligée d’entrer chez un pharmacien.

« La malade n’était plus Pâques-Fleuries, c’était moi.

« Le lendemain nous nous trouvâmes dans notre pauvre mansarde, plus malheureuses, plus isolées, avec un ennemi terrible sur les bras.

« Vous devinez ce qui advint de nous.

« Mises à l’index dans tous les magasins, chassées de chaque maison où nous allions proposer nos services, dénoncées à la police, qui nous surveilla pour savoir à quoi s’en tenir sur les, rapports faits sur notre compte, nous parvînmes au dernier degré de la misère et du désespoir.

« Nous n’avions pas besoin de chercher de quelle main partaient les coups qui nous accablaient.

« Chaque matin un laquais galonné frappait à notre porte.

« Chaque matin il apportait une lettre, et dans cette lettre il y avait textuellement ceci :

« Adorable Rosette, un oui — et votre ennemi, qui vous aime à en perdre la tête, deviendra votre protecteur et votre ami le plus dévoué. Je ne signe pas cette lettre, qui n’a aucune valeur sur la place, mais, où et quand il vous conviendra, je vous signerai un bon de la Banque de France qui variera à votre choix entre quinze cent mille francs et deux millions. — Qui vous savez et qui ne vous en veut que de vos rigueurs. »

— Vous avez refusé quinze cent mille francs ! fit l’étudiant en médecine, qui jusque-là n’avait soufflé mot.

Rosette haussa les épaules sans répondre.

Pâques-Fleuries regarda le jeune homme avec étonnement et lui repartit :

— Certainement, elle a refusé. Et après ?

— Après, continua la Pomme, quand on est honnête, qu’on n’a pas de quoi vivre, il faut bien se résoudre à mourir.

« Nous n’étions pourtant bien vieilles ni l’une ni l’autre et nous ne demandions pas mieux que de respirer tranquilles dans notre petit coin.

« Ah ! ouiche ! Mme Machuré, M. Charbonneau, et l’aimable céladon qui répondait au nom de Kirschmarck, avaient mis dans leur tête que nous ne vivrions pas honnêtes.

« Pour les faire mentir, un beau soir, nous allâmes acheter, à crédit, deux boisseaux de charbon, et nous fîmes notre testament par lequel nous laissions une robe à la petite charbonnière, pour lui payer ce petit service qu’elle nous rendait, bien à son insu, la pauvre femme.

« Après avoir prié, nous mimes nos vêtements les plus propres, et, dans les bras l’une de l’autre, étroitement serrées pour ne pas permettre à la mort de prendre Pâques-Fleuries avant Rosette, ou d’emporter Rosette avant Pâques-Fleuries, nous nous endormîmes d’un sommeil que nous pensions bien devoir être éternel.

« Dieu, qui jusque-là avait semblé nous abandonner, ne permit pas l’accomplissement de notre funeste projet.

« À la suite d’un long évanouissement, nous nous réveillâmes presque en même temps, ma sœur et moi.

« Nous n’étions plus dans noire chambrette.

« Une vieille dame à cheveux blancs, qu’une sœur de charité appelait Mme Dubreuil…

Ici M. Lenoir fit un geste qu’il réprima.

Rosette s’en aperçut et lui demanda :

— La connaîtriez-vous ?

— Non, achevez.

La Pomme continua son récit de la façon suivante :

Mme Dubreuil, dans une tournée de charité, — celle-là n’était pas comme la Machuré, elle représentait bien la Divinité sur la terre, — avait eu vent de notre misérable situation. La Providence l’amena chez nous à la fin de sa journée.

« Vous devinez le reste.

« Arrivée juste à temps pour nous retirer de la mort, elle nous fit transporter dans cette maison, rue d’Astorg.

« Soignées comme ses propres filles, nous ne mimes pas longtemps à nous guérir du malaise, suite de notre tentative de suicide, et de notre envie de mourir.

« Depuis ce jour, grâce à la protection maternelle de cette bonne dame, nous ne manquons de rien, nous travaillons, c’est-à-dire Pâques-Fleuries travaille toujours et moi je l’aide souvent.

« Toujours est-il que la vie nous est douce.

— Ce qui fait que vous voulez en changer ? dit M. Lenoir, en raillant doucement la jeune fille.

— M’en blâmez-vous ? demanda la Pomme.

— Je ne blâme ni ne conseille. Je fais mes observations, voilà tout, répondit le commis-voyageur.

— Rosette n’en finira jamais, interrompit Pâques-Fleuries, qui voyait la conversation tourner à l’aigre entre sa sœur et leur amphitryon ; je vais me charger de ce soin. Qu’elle éprouve le désir de se connaître mieux qu’elle ne se connaît, cela la regarde ; mais toujours est-il que nous devons tout à cette chère Mme Dubreuil, et que nous lui gardons une reconnaissance infinie. Nous sommes pleinement heureuses ; nous gagnons plus qu’il ne nous faut pour vivre. Je mets de l’argent à la caisse d’épargne.

— Seulement, ajouta Rosette, qui n’aimait pas laisser trop longtemps parler les autres, seulement, depuis le jour où nos affaires se sont remontées sur un bon pied, ni-ni, fini, plus de Mme Dubreuil.

— Elle ne reviendra que si nous avons encore besoin d’elle, fit Pâques-Fleuries avec un soupir.

— Oh ! mais je la retrouverai, continua la Pomme en s’adressant à l’étudiant, qui la regardait d’un air pensif… et qui sait ? peut-être par elle apprendrai-je ?…

Puis, s’interrompant, elle ajouta de son ton le plus câlin :

— N’est-ce pas, monsieur Adolphe, que vous me conduirez ce soir même chez la sorcière ?

— Vous avez ma promesse. Comptez-y.

M. Lenoir allait encore placer une observation qui n’eût pas été du goût de Mlle Rosette, quand la porte s’ouvrit sans qu’on eût pris la précaution de frapper, et le vieux concierge parut sur le seuil.

Il avait monté très vite les nombreuses marches qui amenaient chez M. Lenoir ; était-ce la rapidité de son ascension ou l’émotion qu’il cherchait à dissimuler qui le faisait haleter ainsi ?

Le commis-voyageur se leva effrayé et lui demanda ce qu’il désirait.

— Monsieur Adolphe.

— Moi ! fit le jeune homme. Me voici.

— Qu’y a-t-il ?

— Venez vite, répondit le sergent… M. le vicomte de Luz se meurt. Il a des étouffements terribles. On ne sait que lui faire.

— Ah ! mon Dieu ! s’écrièrent les deux jeunes filles.

Le jeune homme ne fit qu’un bond de l’appartement de M. Lenoir à sa chambre.

Il y prit sa trousse et il descendit l’escalier quatre à quatre.

Le sergent le suivit de son mieux.

Au moment où Pâques-Flenries et sa sœur prenaient congé de M. Lenoir, celui-ci les retint sur le seuil de la porte et leur dit :

— Mesdemoiselles, j’ai une prière à vous adresser.

— Parlez.

— Vous avez bien voulu avoir confiance en moi, quoiqu’en somme je ne fusse qu’un étranger pour vous. Vous avez bien agi. Il existe une sympathie entre les honnêtes gens, et nous sommes honnêtes tous les trois. Je vous remercie toutefois de cette confiance, et je vous supplie de ne pas oublier les paroles que voici : Si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, vous avez besoin de quoi ou de qui que ce soit, qu’on me croie dans mon appartement ou qu’on ne m’y croie pas, appuyez de cette façon le doigt sur la tête de ce clou presque imperceptible, et vous aurez aussitôt de mes nouvelles.

Tout en leur parlant ainsi, le commis-voyageur leur désignait une tête de clou placée dans un des chambranles de la porte.

— Vous le voyez, ajouta-t-il, confiance pour confiance. Surtout, pas un mot de ce que je viens de vous dire à âme qui vive.

« Il y va de vos intérêts les plus chers autant que des miens propres.

Et posant un doigt sur ses lèvres, il salua les jeunes filles, qui, stupéfaites, le virent rentrer dans son logement et en fermer la porte de la façon la plus simple et la plus naturelle du monde.