Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/X

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Roy et Geffroy (p. 374-386).
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X

UNE EXPLICATION ORAGEUSE

Peu d’instants après, voiture et cavaliers enfilaient l’avenue Montaigne.

Au tiers de cette avenue, s’élevait alors, entre cour et jardin, un de ces hôtels rocaille que la marquise de Pompadour avait mis à la mode sous Louis XV.

L’hôtel de la comtesse de Casa-Real, fringant, coquet, musqué, avait dû, sans aucun doute, servir de petite maison à l’un de ces voluptueux grands seigneurs qu’au bon temps, sous la Régence, on surnommait les Roués.

La grille en était toute grande ouverte.

L’équipage entra au grand trot et tourna devant un perron de marbre blanc.

Le comte de Warrens, arrivé juste à point, se trouvait sur la première marche pour offrir son bras à la jeune femme, après avoir jeté la bride de son cheval à Corneille Pulk.

Mme de Casa-Real mit pied à terre, accepta le bras du comte, et, se tournant du côté du colonel Renaud, qui était resté en selle, elle lui dit :

— Vous ne nous suivez pas ?

Martial Renaud allait répondre ; son frère lui en épargna la peine.

— Le colonel a une visite à rendre. Nous devions la faire ensemble, et, vous le voyez, comtesse, pour obéir à l’un de vos gestes, je manquerai de politesse aujourd’hui, et je me ferai peut-être un ennemi.

— Un ennemi est moins à redouter qu’une ennemie, répondit Mme de Casa-Real avec un demi-sourire. Je ne veux pas retenir votre ami malgré lui, et je le remercie de m’avoir escortée jusqu’ici. Il est libre de se retirer, mais à une condition.

— Une condition dictée par vous ne peut être qu’une faveur, fit sans sourciller le colonel.

— Vous vous souviendrez de ceci : Je reçois le mercredi officiellement, c’est vous dire que ces jours-là on ne s’amuse pas beaucoup ; mais pour mes intimes, et vous en serez, monsieur le colonel, je reste généralement chez moi de trois à cinq.

Martial Renaud remercia et partit, après avoir échangé un dernier coup d’œil avec M. de Warrens.

— Un charmant homme, votre ami ! fit la jeune femme en le suivant des yeux.

— Mieux et plus que cela, repartit le comte.

— Ah !

— C’est un honnête homme et un homme de cœur.

— Tout cela ?

— Oui, madame.

— Vous le connaissez depuis longtemps ?

— Depuis que je me connais moi-même.

— Damon et Pythias ! dit-elle avec une légère ironie.

— Oreste et Pylade, oui, comtesse, répondit le comte.

— C’est à merveille. Vous me restez quelque temps, n’est-ce pas ?

Il tira sa montre de la poche de son gilet, regarda l’heure avec un sang-froid exaspérant pour son interlocutrice, et lui dit de son ton le plus poli :

— Pour le temps qu’il vous plaira.

— Allons ! fit-elle nerveusement, vous n’êtes pas changé, mon cher comte !…

— Tant pis ! Mais que voulez-vous, on fait ce qu’on peut.

Ils montèrent les marches du perron.

Pénétrons avec eux dans cette demeure, bijou échappé par un miracle au marteau démolisseur de l’hydre-spéculation, dernier spécimen d’une époque de folie élégante et de volupté fiévreuse.

Nous l’avons dit :

L’hôtel Casa-Real avait ses grandes entrées sur l’avenue Montaigne.

On y arrivait par une vaste cour encadrée dans une colonnade de marbre blanc, comme le perron.

Sur ce perron, deux énormes sphinx, venus de la vallée du Nil, faisaient face à deux vases de bronze sortis des mains de Benvenuto Cellini, et contenant des jasmins d’Espagne.

La façade du corps de logis principal, composé d’un étage unique à dix pieds au-dessus du sol, était chargée de bas-reliefs ouvragés par l’élégant Clodion.

Un bassin de marbre vert, tenant le milieu de la cour, et d’origine toute récente, prouvait que la dernière propriétaire de cet hôtel magique n’avait pas respecté certains détails dans l’ornementation de sa nouvelle demeure.

Nos lecteurs devineront facilement pourquoi.

La comtesse de Casa-Real, toute fantaisiste et toute créole qu’elle fût, en faisant rouvrir les portes d’un réduit qui n’avait pas servi depuis 1775, s’était empressée d’ordonner qu’en gardant ce qui pouvait se garder de ces peintures plus qu’aimables, on supprimât impitoyablement les souvenirs trop vivants d’un passé par trop érotique.

Elle vivait en France.

D’ailleurs, n’écrivant pas en latin, il nous eût été impossible de détailler meubles, tableaux et statues par leurs vrais noms.

Soyons-lui donc reconnaissants de ses scrupules, de sa pudeur, et continuons notre visite.

L’antichambre, aux murs blancs, à filets dorés, surmontés de médaillons peints par Gebelin, et représentant les Amours de Daphnis et Chloé, était pavée en mosaïque digne de Pompéi.

Après l’antichambre, la salle à manger d’été donnant au nord.

À première vue, cette pièce offrait l’aspect d’un bosquet de marronniers, tant les aigrettes des fleurs et les éventails de verdure semblaient peu tenir aux murailles sur lesquelles l’artiste les avait peints. Le jour tombant en pluie d’or par un vitrage supérieur, sur les rameaux entrelacés des arbres, sur les riches couleurs des oiseaux des îles voltigeant à leur aise dans une immense volière or et bleu, les glaces nombreuses répétant en longues perspectives les aspects variés de cette salle merveilleuse, aidaient au prestige de cette retraite verdoyante et pleine de fraîcheur.

La salle à manger d’hiver, donnant au midi, tout en stuc blanc, à colonnes bleues, avec bases et piédestaux dorés, avait entre chaque interstice de sa colonnade une vaste glace surmontant une console à manteau de porphyre ; de jaspe ou de malachite.

La voûte, peinte par Doyen, représentait Vulcain surprenant Mars et Vénus, et les enfermant dans son filet vengeur.

Le plancher, en bois des îles incrusté d’ivoire et d’ébène, les sièges en même bois que le plancher, ayant pour soubassements et pour dossiers des amours entrelacés, des servantes distribuées adroitement et rendant inutile la présence de valets curieux, donnaient à cette pièce un aspect tout particulier.

Par un couloir placé entre les deux salles à manger, on arrivait à une salle de concert, rouge et or, resplendissante de glaces.

Douze statues en bronze vert, drapées à la grecque, placées sur des piédestaux de bleu turquin, tenaient sur leurs têtes des corbeilles de fleurs et de fruits, d’où partaient des girandoles à vingt bougies.

En face d’une haute cheminée en portor, représentant un portique soutenu par quatre colonnes doriques, on avait placé l’estrade destinée aux artistes et aux virtuoses.

Dans les bas côtés de cette salle se voyaient des peintures de Watteau et de Boucher.

Le plafond, peint à fresque par Julien de Toulon, avait pour sujet la Descente d’Orphée aux Enfers.

Tous les meubles, rideaux, en velours vert garni de franges d’or, tranchaient heureusement sur le rouge vif des tapisseries et des murailles.

Traversons un grand salon, donnant sur le jardin, à six fenêtres d’ordre corinthien, dans les angles duquel huit guéridons, haut de dix pieds, soutiennent des groupes de cors de chasse formant girandoles, et huit lustres en cristal de roche, garnis de cinquante bougies chacun, font deviner l’effet magique de tous ces meubles, en velours cramoisi, éclairés, inondés des plus riches reflets, et entrons dans la chambre à coucher de la comtesse.

En mettant le pied dans ce sanctuaire du sommeil, on se demandait si c’était au sommeil ou bien à son ennemi, l’amour, qu’il fallait le consacrer.

Par-dessus une étoffe de soie rose tendre, on avait appliqué une mousseline des Indes parsemée d’étoiles.

À chaque relevé de la draperie, garnie en point d’Angleterre, se trouvait un bouquet de roses.

Entre les trois fenêtres en verres de Bohème, des consoles, à tablettes de lave rapportée, soutenaient deux groupes, songes d’amour et de plaisir.

Sur une cheminée en porcelaine de Sèvres, fantaisie plus que royale, aux parois de laquelle chantaient des oiseaux peints par Clinchet, il y avait une pendule en vieux bleu, formant socle et supportant deux chats craquelés se disputant une souris.


Aux pieds de la femme un homme se tenait agenouillé.

Le lit, vraie merveille de l’art, mérite une description, toute particulière.

Qu’on se figure un rocher, amalgamé de mine de fer, de platine, de malachite, d’agate, base d’une coquille énorme aux côtes rose, bleu, or et argent, servant elle-même de support à une corbeille de fleurs, dont les osiers rompus laissent échapper, dans un désordre gracieux, les violettes, les lis, les roses, les tulipes et les pavots. Dans cette corbeille brisée, se trouve le coucher.

Aux quatre coins du rocher, sur des bonheurs de la nuit, quatre statuettes, le Silence, la Nuit, le Sommeil et le Rêve.

Chacune de ces statuettes, tenant d’une main un lampadaire antique, de l’autre soutenait les rideaux du lit, en tout semblables à la tapisserie.

Une glace, aussi large que la corbeille de fleurs, servait de ciel de lit, et pour peu que cela plût à la solitaire habitante de cet asile enchanteur, à l’aide d’un bouton, elle pouvait faire monter, à ses pieds et à sa tête, deux autres glaces pareilles à celle du dôme.

Les meubles, en bois de rose, étaient garnis en satin rose glacé d’argent, et bien qu’il y eût des fenêtres, recevaient un jour mystérieux tombant de la voûte.

Derrière cette adorable chambre à coucher se trouvait, dissimulé par d’épaisses portières un petit salon-boudoir sans jour visible.

Là, régnait un divan asiatique, tout autour de cette pièce isolée.

Pas de statues.

Pas de tableaux.

Un tapis en peau de renard bleu.

C’était tout.

Par une porte dissimulée dans la boiserie, on entrait dans une salle de bains, à colonnes de marine blanc, se détachant sur un lambris de marbre noir antique.

Des degrés menaient jusqu’au fond de la cuve enfoncée dans la terre.

Ce petit corps de logis, que la comtesse de Casa-Real s’était réservé pour elle seule, ne contenait pas d’autres pièces.

Dans son humeur fantasque et indépendante, notre jeune créole n’avait même pas voulu près d’elle une femme de chambre.

Des sonnettes, placées dans toutes les pièces et correspondant aux communs de l’hôtel, lui garantissaient un service rapide et un secours instantané en cas de besoin.

Du reste, la comtesse Hermosa était femme de résolution et d’adresse.

Elle maniait les armes à feu comme un chasseur des Pampas et se servait d’un couteau, lame et pointe, aussi adroitement qu’un toréador.

Dans son salon, dans sa chambre à coucher, dans son boudoir, appendus aux murs ou placés sur des tables, poignards turcs, malais, indiens ; pistolets et revolvers se trouvaient toujours à portée de sa main.

Ce corps de logis principal de l’hôtel Casa-Real donnait donc, par sa façade, sur la cour, ouverte allée des Veuves, et par ses côtés et ses derrières, sur un jardin féerique qui se perdait au loin et débouchait sur une ruelle au moyen d’une petite porte bâtarde.

Dans ce jardin, ressemblant à tous les jardins anglais, après avoir passé par un petit bois touffu, on arrivait à un lac.

À droite du lac, le sol s’abaissait et conduisait à un labyrinthe souterrain.

En suivant ce labyrinthe, qui tournait court et souvent, en traversant une chapelle gothique ornée de nervures, de feuillages, d’ogives, de bas-reliefs, restes d’architecture sarrasine, un escalier rustique se présentait.

Tout en haut de cet escalier, sur la rive gauche du lac, se trouvait une réunion de rochers composant une forte voussure.

Au sommet de cette masse imposante, on avait établi un immense réservoir d’eau.

Les portes, placées sous les principaux massifs de rochers, conduisaient à une seconde grotte souterraine, connue seulement de la maîtresse de céans.

Elle seule avait la clef de ces méandres rustiques.

Parfois ses gens, amenés par elle à Paris, de l’île de Cuba, se demandaient où était passée leur maîtresse.

On la cherchait en vain dans ses appartements.

On la cherchait dans les jardins, dans le souterrain, dans le petit bois.

Nul n’arrivait à la rencontrer.

Puis, au moment où la femme de chambre et les valets de pied s’y attendaient le moins, la sonnette de la comtesse retentissait.

Ils accouraient.

Mais aucun d’eux n’avait l’audace d’adresser une question à une maîtresse qui les traitait en France exactement comme on les traite aux colonies.

Et cependant ils lui étaient tous dévoués.

Le nid analysé, revenons à l’oiseau.

Après s’être débarrassée de ses fourrures et les avoir jetées à deux négresses qui l’attendaient dans l’antichambre, Hermosa de Casa-Real, suivie de M. de Warrens, entra dans le couloir qui précédait sa salle de concert, la traversa et introduisit son hôte dans son salon.

Quelque accoutumé que fût ce dernier aux splendeurs d’outre-mer et aux élégances parisiennes, il ne put s’empêcher de jeter un regard de connaisseur satisfait sur ces raffinements de luxe bien entendu.

La comtesse, qui ne le quittait pas des yeux, l’invita à s’asseoir, et le prêcha d’exemple, en se jetant ou plutôt en se laissant tomber dans une de ces chaises des îles qui tiennent le milieu entre une balançoire et un fauteuil à la Voltaire.

En vérité, cette femme était charmante.

Chacun de ses gestes devenait une séduction.

M. de Warrens se serait vu obligé d’en convenir à brûle-pourpoint s’il n’avait préféré faire semblant d’admirer les objets d’art qui encombraient la cheminée, les tables et les guéridons.

Il attendit qu’un des laquais de la comtesse eût attisé le feu et fût sorti.

Alors il se décida à rompre un silence qui n’était embarrassant pour aucun des deux acteurs de cette scène, mais qui, à la longue, eût pu devenir trop significatif.

— Vous avez entassé merveilles sur merveilles dans ce petit coin de Paris, comtesse, dit-il ; vous me voyez dans une véritable admiration.

— Merci pour mon pied-à-terre, répondit la jeune femme, balançant avec nonchalance l’extrémité d’un pied qui aurait fait rougir la sandale de Rhodope ou dérouté la pantoufle de Mlle Cendrillon, je suis ravie que vous le trouviez de bon goût.

— L’écrin vaut la perle.

— Oh ! cher comte, pas de galanteries, ou je les prendrai pour des faux-fuyants.

— Ai-je l’air de vouloir éviter… ?

— La lutte ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Ne cherchez pas vos mots. Nous nous en entendrons mieux. Je suis franche, quand je le veux…

— Je le sais.

— Or, il me plaît de l’être aujourd’hui.

— Vous pouvez tout ce qu’il vous plaît de vouloir.

— Encore ! fit Hermosa avec impatience.

— Je me tais, répliqua M. de Warrens avec un sourire imperceptible.

— Ce n’est pas cela que je vous demande. Répondez-moi.

— Soit.

— Mais ne me répondez que lorsque je vous interrogerai.

— Alors ce n’est plus un entretien, une conversation, c’est un interrogatoire.

— Ce sera ce que vous voudrez, pourvu que vous m’obéissiez.

— À vos ordres, mon président.

On le voit, le comte de Warrens tenait à circonscrire cette heure d’entretien dans les bornes de la plaisanterie, du pur badinage.

La comtesse de Casa-Real tenait au contraire, elle, à ne pas perdre son temps dans des répliques, oisives et oiseuses.

Elle reprit :

— Vous me l’avez assez donné à entendre en regardant l’heure à votre montre, le temps vous presse, vous ne pouvez disposer que de peu de minutes.

Le comte ne sourcilla point.

— Est-ce vrai ?

Il s’inclina en silence.

— Votre silence même est une affirmation. Et quoique ce soit un rude échec pour mon amour-propre, ajouta-t-elle nerveusement, il me faut bien reconnaître votre vif désir d’en finir au plus tôt.

Elle attendit une dénégation.

Point.

Le comte, dans l’attitude de la plus grande attention, écoutait, et lui répondait par son immobilité polie :

— Vous m’avez ordonné de me taire, je me tais. Vous m’avez enjoint de ne faire que vous répondre. Vous ne m’interrogez pas, je n’ai pas un mot à dire.

— Bien, fit Mme de Casa-Real, comprenant cette mimique silencieuse, cette immobilité expressive. Bien, vous êtes dans votre droit. Continuons. Il reste donc bien convenu que vous êtes au regret de vous trouver céans, mais vous vous y trouvez et je profiterai de votre présence pour avoir avec vous une explication… nécessaire. La reconnaissez-vous nécessaire ? s’écria-t-elle vivement et changeant de ton.

C’était une question.

M. de Warrens répliqua :

— Je la crois inutile.

— Je ne suis pas de votre avis, cher comte.

— Comtesse, à vos ordres. Seulement, je vous prierai de le remarquer, bien que vous ne me le demandiez pas, une explication dans laquelle vous ferez toute seule la pluie et le beau temps ne sera jamais une explication.

La jeune femme eut un mouvement d’impatience, qui prouvait à quel point elle était peu maîtresse d’elle-même, et déchirant à belles mains un mouchoir de valenciennes qui aurait payé le pain annuel d’un pauvre diable, elle en lança les débris dans la cheminée.

— Vous êtes insupportable, fit-elle.

— Comme autrefois, comtesse.

— Autrefois, quand il vous plaisait de me… taquiner, vous ne m’appeliez pas comtesse…

— Madame… laissez-moi croire que j’ai oublié votre autre nom.

— Vous avez raison, monsieur, et ce n’est pas pour raviver des cendres mortes depuis longtemps que je vous ai prié de me suivre.

« Vous n’osez dire tant mieux, mais vous le pensez, je le vois, j’en suis sûre, ajouta-t-elle avec coquetterie.

— Hermosa ! répondit le comte.

Ce nom s’échappa de ses lèvres sans qu’il eût eu l’intention de le prononcer.

La créole retint une exclamation de triomphe.

Un éclair de joie illumina son visage. Elle le comprit ; le passé n’était pas éteint au fond du cœur du comte de Warrens. Tout lien n’était pas rompu entre eux.

Mais elle avait affaire à un rude jouteur.

La faute commise, le comte se promit que ce serait la seule de cette journée.

Il attendit.

Mme de Casa-Real lui tendit la main.

Il ne fit pas semblant de la voir.

— Noël… lui dit-elle de sa plus douce voix, Noël, vous ne les avez donc pas oubliées, ces heures fortunées, ces souvenirs joyeux de nos jeunes années ?

— Parlez pour moi, madame, répondit le comte. J’ai eu de jeunes, années, mais vous, votre jeunesse continue. On ne vous donnerait pas vingt ans.

— Mon pauvre comte, — et elle secouait sa tête mutine qui devenait sentimentale à volonté, — mon pauvre comte, vous allez me parler de la couleur de mes cheveux et de la finesse de ma taille, quand moi je ne pense qu’à mon cœur et aux sentiments qui s’y sont conservés comme dans une arche sacrée. Nous ne vivons que par le cœur, nous autres femmes…

— De Paris ? dit-il sérieusement.

— Non, femmes de là-bas.

— Et par le cœur, quel âge avez-vous, comtesse ?

— Je n’ai plus d’âge, répondit-elle d’une voix nette et tranchante.

— Permettez-moi de vous assurer que vous vous trompez.

— Non.

— Votre cœur a l’âge de vos passions.

— Et mes passions ?

— Sont encore bien jeunes, bien vivaces.

— Vous croyez ?

— Je les entends se remuer et rugir dans l’inaction que vous leur imposez !…

— Noël !

— Je les vois se traîner dans l’ombre et chercher une proie qui se fait trop attendre.

— Comte !

— Je les entends comme je vous entends, madame. Je les vois comme je vous vois. Et, croyez-moi, il faut que le passé soit bien fort sur une âme comme la mienne pour que je vous dise encore une fois : Hermosa, vous me tendiez votre main tout à l’heure, et je ne l’ai pas prise, parce que vous pensiez la tendre à une dupe ; je vous tends la mienne en ce moment. Vous le voyez, nous nous connaissons comme jadis, nos cœurs ne sont pas encore livres fermés pour vous et pour moi ; cette main que je vous tends amicalement, loyalement, la prendrez-vous ?

La créole s’était levée.

Ses lèvres frémissantes, ses narines mobiles et retroussées comme celles d’une tigresse qui flaire, une proie, la fixité sombre de ses yeux, tout décelait le rude combat livré au fond de son âme par ses bons et par ses mauvais instincts.

— Comte, sommes-nous amis ? sommes-nous ennemis ?

Chacun des mots qui formaient la phrase, la question précédente, s’échappèrent en sifflant de ses dents serrées à se briser, de ses lèvres devenues pâles d’attente et d’émotion.

— Madame la comtesse, répondit son interlocuteur en se courbant devant elle avec les apparences de la plus exquise politesse, tenez-moi toujours pour le plus humble de vos serviteurs.

Elle frappa rageusement le sol de son pied mignon.

— Pas d’ambages ! fit-elle. Amis ou ennemis ?

— Ni l’un ni l’autre, répliqua le comte d’un ton qui décelait sa résolution immuable.

— Vous manquez de franchise, Noël.

— Dans cinq minutes, vous ajouterez que je manque de courage.

— Oh ! vous êtes brave, je le sais, dit la créole en se mordant les lèvres jusqu’au sang, mais vous êtes aussi traître que brave.

— Traître avec une femme ! Comtesse, vous présumez trop de mes forces.

— Je préfère une guerre ouverte à une neutralité perfide.

— Vous m’avez déjà appelé traître, repartit tranquillement M. de Warrens en frappant à petits coups l’éperon de sa botte du bout de son stick.

— Je ne retire pas le mot, comte, parce que ce mot est vrai.

— Ah ! si vous êtes sûre…

— Vous me haïssez !

— Moi, madame !

— Je vous dis que vous me haïssez, répéta-t-elle avec un redoublement de colère qui lui allait à merveille.

— Vous vous trompez, je ne vous hais pas, madame, je vous plains.

— De la pitié ! de la… et venant de vous ! Voilà une pitié qui se changera en mépris quand le moment en sera venu ; en mépris, n’est-ce pas ? voyons, dites, répondez.

— Permettez-moi, comtesse, de vous assurer que vous ne lisez pas au fond de ma pensée.

— C’est heureux.

En disant ces deux mots, Mme de Casa-Real se rassit, plaçant son visage dans l’ombre, de manière que son adversaire ne pût apercevoir la larme qui perlait au bord de sa paupière.

Larme de colère ou larme de douleur !

Un silence se fit.

Chacun d’eux sentait que l’instant du dernier assaut, de l’assaut décisif, allait venir.

Le comte, statue de l’impassibilité, attendait.

Hermosa, dominant la passion furieuse qui lui mettait l’injure et la menace à la bouche, poussa un demi-éclat de rire nerveux, qu’une grande comédienne comme elle pouvait seule faire rentrer dans le ton de cette conversation aigre-douce.

— Allons, mon cher comte, fit-elle en prenant une de ses intonations les plus câlines, vous aurez beau faire, vous vaudrez toujours mieux que moi. Je m’emporte. Je suis ridicule, et je vous ennuie. Ce n’est pas pour cela que je vous ai prié de m’accompagner.

— Comtesse, je vous sais vive et j’excuse toutes vos vivacités. Vous ridicule ! regardez-vous et vous vous démentirez vous-même. Vous… comment dites-vous encore ? ennuyeuse ! Allons, allons, dès le début de ma visite vous me défendiez les compliments ! Que faites-vous en ce moment ? Vous me forcez à vous en accabler.

— Vous êtes charmant !

— Et vous trop indulgente !

— Tu me diras ce que je veux savoir ! Je t’y forcerai bien, pensait la créole en lui lançant ses regards les plus magnétiques, en lui faisant ses mines les plus agréables.

— Siffle, vipère, lui répondait le comte dans sa pensée ; peu m’importe ! Je t’empêcherai bien de mordre !

Et tous les deux ils redoublaient de gracieuseté et de politesse.

D’un côté, un sourire acéré, prêt à l’attaque comme un fer de lance ; de l’autre, une froideur pleine de distinction, prête à la défense, comme un bouclier revêtu d’un triple airain.

— Ainsi, reprit la créole, vous ne croyez ni au bien ni au mal venant de moi ?

— Pardon, je crois à l’un et à l’autre.

— Voilà qui est plus clair !

— Vous m’avez dit : Pas de détours.

— Je puis donc être, utile aux gens que j’aime ?

— Agréable même, comtesse.

Elle continua :

— Inutile aux personnes que je n’aime pas ?

— Nuisible même.

— Nous voici au cœur de la question.

— Je le veux bien.

— Voyons, comte, dans laquelle de ces deux catégories faut-il que je vous range !

— Comtesse, , vous m’embarrassez énormément.

— Pourquoi ?

— C’est la seconde fois, que vous me posez la même question !…

— Sous une forme moins humiliante, convenez-en.

— Oui, l’amour-propre est sauf, j’en conviens. Il me conseille de vous obéir.

— Eh bien ! fit-elle avec un espoir dans la voix.

— Mais la prudence, comtesse, la prudence !

— Eh ! que vient faire la prudence en face d’une femme désarmée, en face d’une mère ?…

— Une mère !

Et le comte de Warrens souriait étrangement.

— Oui, une mère qui redemande son enfant, qui veut savoir ce que vous en avez fait.

Il se leva à son tour, salua et se dirigea sans répondre vers la porte du salon.

La créole bondit jusqu’à lui, le saisit par le bras et lui cria avec la plus extrême violence :

— Répondez-moi.

Il se dégagea de son étreinte en lui disant :

— Vous allez vous blesser, madame, prenez garde.

— Prenez garde vous-même ! dit-elle au comble de l’exaspération.

— À quoi, madame ?

— Je me vengerai. Par le ciel ! je me vengerai !

— Sur qui ?

— Sur vous ! sur les vôtres !

— Oh ! madame ! madame ! fit M. de Warrens, voyez où la fureur vous emporte ! Vous me menacez, et vous savez l’effet d’une menace sur les hommes de ma trempe.

— Je vous perdrai.

Il reprit avec le calme le plus respectueux :

— Vous pourriez vivre si tranquille, si heureuse !

— Ah ! vous raillez !

— Non pas. Votre fortune est incalculable ; vous avez, à vous, une beauté sans égale et un nom qui vous placent au premier rang. Voilà pour une existence ordinaire, régulière.

— Je ne suis pas une femme ordinaire, répondit la créole, se contenant à peine.

— Vous êtes taillée sur le patron de ces femmes-rois, qui, comme Elisabeth d’Angleterre ou Catherine de Russie, mettent leurs volontés au-dessus des lois et leurs caprices au-dessus des convenances sociales ; le but que vous vous proposez d’atteindre, vous le poursuivez sans paix ni trêve, sans regrets ni remords, à travers tous les obstacles. Voilà pour une existence en dehors, comme la vôtre.


Ils s’approchèrent de la Victoria et saluèrent respectueusement.

— Achevez !

— Une femme comme vous n’est pas, n’a jamais été mère.

— Monsieur, vous ment…

— Laissez-moi dire, de grâce, continua-t-il sans lui laisser le temps d’achever son démenti. Ces paroles sont probablement les dernières que nous échangerons. Cette entrevue, je l’évitais, mais vous l’avez voulue. Je vous ai obéi. Subissez-en les conséquences. Depuis certaines années, que je désirais effacer de notre vie, vous m’avez fait bien du mal. Vous me rendrez la justice de convenir que je ne vous ai jamais adressé un reproche, que j’ai toujours fui vos attaques, sans chercher à vous rendre blessure pour blessure.

— Lâche ! fit la créole, pâle de fureur impuissante.

— Lâche, en effet, bien lâche, madame : il ne s’agissait que de moi. Mais aujourd’hui vous prenez à part un enfant… des hommes qui me touchent de près, tous êtres pour lesquels je donnerais tout le sang de mes veines.

— Vous êtes si généreux ! dit-elle avec ironie.

— Aujourd’hui la mesure est comble, répliqua M. de Warrens sans sortir de son calme menaçant. Vous avez quitté votre patrie, vous venez de traverser des océans pour recommencer en Europe une lutte plus que dangereuse. Laissez-moi vous donner un dernier conseil.

— Donnez.

— Renoncez-y.

Un éclat de rire sardonique fut la réponse de Mme de Casa-Real.

— Tenez-le pour certain, madame. Je sais tout ce qu’il m’importe de savoir.

— En vérité !

— Si muets, si dévoués que soient vos agents, ils n’ont pas de secret pour moi.

— Une preuve de cela ?

— Une preuve ?

— Oui ; vous vous vantez !

— Que madame la comtesse de Casa-Real daigne interroger M. Benjamin, répondit lentement le comte, et M. Benjamin lui certifiera que Passe-Partout ne se vante jamais.

— Benjamin ! s’écria la créole en reculant de stupeur.

— Passe-Partout, oui, madame ; vous voyez que je conviens de mes faits et gestes. Vous voyez que vous avez bien tort de me faire espionner pour savoir des choses que je vous raconte si facilement.

— Démon ! murmura-t-elle.

— Résumons-nous. Vous êtes belle, vous êtes femme, usez de cette double royauté pour attirer tous les hommes à vos pieds. Mais, par le Dieu vivant, renoncez aux projets qui vous ont mis sur ma route, ou, malgré les bons souvenirs que Noël de Warrens a conservés de vous, Passe-Partout vous brisera comme je brise cette badine. Comtesse, je vous baise les mains.

Ce disant, le comte, qui venait de jeter aux pieds de la créole terrifiée, haletante, les deux morceaux de son stick, salua respectueusement et sortit.