Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/XIX

La bibliothèque libre.
Roy et Geffroy (p. 760-766).
◄  XVIII
XX  ►

XIX

LA DERNIÈRE ÉTAPE

On allait, on venait, on furetait.

On visitait tout dans la chambre.

Une voix que le comte de Warrens reconnut pour celle de son guichetier, disait craintivement entre haut et bas :

— Hum ! hum ! ce soir, le pauvre diable n’a même pas eu la force de se déshabiller complètement. Le sommeil l’a pris comme un coup de foudre. La dose était peut-être un peu trop forte. Il faudra y prendre garde.

— Pourquoi ? demanda une autre voix.

— Si on veut le garder vivant.

— Prrr ! Il n’y a pas de danger.

— Voyez comme il dort… On le croirait trépassé, si on ne savait pas ce qui en est.

— Le fait est qu’il dort, comme un troupeau de marmottes, dit un second interlocuteur.

Les braves gens ne se gênaient plus.

Ils causaient entre eux aussi haut que cela leur passait par la tête, se croyant certains de ne pas être entendus par le prisonnier.

Celui-ci ne perdait pas un mot de leur entretien.

— Je ne l’ai jamais vu ainsi, reprit le guichetier.

— C’est vrai.

— À coup sûr on a triplé la dose aujourd’hui.

— Tiens-tu à le savoir ?

— Moi ? ma foi non. Qu’est-ce que cela me fait, après tout ?

— À la bonne heure ! Eh bien ! tu le sauras alors. Oui, le bonhomme a bu du sommeil pour une vingtaine d’heures.

— Hein ?

— Tu ne m’entends pas ? je dis pour vingt heures.

— Vingt ?

— Au moins.

— Et pourquoi cette double ration ?

— Parce que nous sommes à la dernière étape, mon vieux…

— Après ?

— Que la trotte sera longue,

— Ah ! bien… je comprends.

— Et qu’il ne doit pas nous gêner pendant les quatorze ou quinze heures prochaines.

— Oui…, mais on risque de le faire passer de vie à trépas.

— On ne risque rien… d’abord le paroissien a l’âme chevillée dans le corps.


— Me permettrez-vous à mon tour de vous adresser une simple question ?

— Ce n’est pas une raison.

— Ensuite… il en sera quitte pour un abrutissement général qui lui durera une dizaine de jours.

— C’est assez pour un homme seul.

— Et qui n’en a pas l’habitude…, ajouta l’autre en riant d’un gros rire.

Tout en parlant ainsi, ces hommes allaient et venaient continuellement.

Passe-Partout comprit qu’ils étaient en train d’enlever les meubles, de déménager sans tambour ni trompette, comme ils avaient l’habitude de le faire à chaque étape ; malgré tout son courage, il sentait les gouttelettes d’une sueur froide perler à ses tempes.

— C’est drôle, tout de même, reprit au bout d’un instant un des interlocuteurs, cette idée d’endormir un hommes tous les soirs pour le faire voyager.

— Imbécile !

— Pourquoi imbécile ?

— C’est clair comme le jour, pourtant.

— Je ne trouve pas, moi.

— Tu ne comprends pas qu’elle ne veut pas lui donner vent du lieu où on le conduit ?

Elle !

Passe-Partout avait bien entendu : Elle !

Plus de doute.

Il se trouvait entre les mains de son ennemie mortelle.

Il était bien le captif de la comtesse de Casa-Real.

Réunissant toutes ses forces, faisant appel à tout son sang-froid, à toute sa volonté, il écouta de nouveau en conservant les apparences du sommeil le plus profond.

L’interlocuteur du guichetier continua :

— Tu ne comprends pas ça ?

— Non.

— C’est cependant bien simple. Il en sera ainsi jusqu’à ce que nous arrivions là-bas.

— Là-bas ? où ?

— À la mer.

— Ah ! oui, que je suis bête !

— Tu le reconnais ! C’est heureux.

— Oui…, mais, dites donc, j’y pense. Il est marin, ce cadet-là.

— Eh bien ?

— Une fois à bord, il s’apercevra qu’il vient de quitter le plancher des vaches.

— Possible ! mais on le descendra et on l’enfermera dans la fosse aux lions, où le diable lui-même ne verrait goutte : et cela fait, je le mets bien au défi, si bon marin qu’il soit, de prendre son estime et de deviner où on le conduit.

À cette révélation inattendue, un frisson de terreur parcourut le corps du comte de Warrens.

Par un effort désespéré, il parvint à conserver son apparence froide et impassible.

Bien lui en prit.

Un de ses gardiens avait toujours l’œil fixé sur son visage.

D’ailleurs, il comprit que son allié le porte-clefs avait certainement un but en causant ainsi avec ses camarades.

C’était une manière de lui donner tous les renseignements qui pouvaient lui être utiles sans se compromettre lui même.

Tout en tremblant de se trahir involontairement, le prisonnier admirait la finesse du porte-clefs.

Mais il ne savait pas tout.

Il écouta encore.

— Bah ! reprit le guichetier, crois-tu donc que le prisonnier n’ait rien deviné ?

— Lui ?

— Oui.

— On dit que c’est un malin ; moi, je crois que c’est un idiot… À sa place, j’aurais tenté dix fois de me sauver.

— Le jour où il se sentira le pied sur un navire, à fond de cale ou sur le pont…

— Eh bien ! quoi ?

— Il devinera tout de suite qu’on le conduit à la Havane.

L’autre haussa les épaules.

Passe-Partout eut un moment d’angoisse.

Il crut qu’on ne répondrait pas à l’insinuation du porte-clefs…

Mais ses gardiens avaient la langue bien pendue, et quand ils se lâchaient la bride, ils prenaient le mors aux dents.

Le camarade du guichetier répliqua :

— À la Havane ! faut-il que tu sois…

— On n’y va pas ?

— Eh ! non ?

— Vrai ?

— Pardine ! c’est ça qui la lui coupera…, et raide.

— Oh ! alors !… Pourtant c’est dommage.

— Pourquoi ?

— À la Havane on était chez soi.

— Oui…, mais ce diable qui dort si bêtement… y a mis son veto.

— Pas si bête !

— Ça lui servira ! Il a dénoncé l’affaire du brick.

— Sans la nommer… elle !

— Oui, mais elle ne s’y est pas fiée… Elle a fait vendre ses propriétés en sous-main.

— À perte !

— Elle est si riche ! Un peu plus, un peu moins…

— Et elle ne reparaîtra plus à Cuba ?

— Ma foi, non. Le garote vil n’a rien de bien tentant.

— Puisqu’elle n’est pas en cause ?

— Les autres peuvent la faire prendre, si on parvient à les prendre eux-mêmes.

— C’est vrai !

— Tu comprends comme elle porte ce mignon-là dans son tendre cœur.

— Ah ! ah ! le gaillard ; il a fait cela, s’écria le porte-clefs avec une indignation jouée de main de maître.

— Oui… mais il ne le portera pas en paradis. Si nous n’avons plus la Havane à notre disposition, nous avons un autre pays qui semble avoir été découvert et créé pour nous.

— Ah ! à la bonne heure.

— Un pays charmant, où l’on est libre de faire ce qu’on veut, camarade ; d’aller, de venir, de vivre ou de mourir, de mettre des citoyens au monde ou de les en faire partir à son gré, sans que personne y trouve à redire, sans que nul policeman, alguazil ou sergent de ville vienne fourrer son nez dans vos affaires.

— Fameux !

— Un pays de cocagne !

— J’entends bien ; mais qu’est-il ce pays ? sans trop de curiosité,

— Ah ! voilà.

— C’est un secret… encore.

— Ma foi non, mais devine ?

— Ce serait trop long. Dis.

— San-Francisco.

— San-Francisco… en Californie ?

— En Californie… précisément.

— Le pays de l’or.

— Oui, vieux… Eh houp là !… Dans six mois nous sommes tous millionnaires, rien que cela… Tout est prêt pour nous recevoir là-bas, et dans le grand.

— Quelle chance !

— Bon !… il ne reste plus que le lit à enlever.

— Y sommes nous ?

— Charge-toi du dormeur.

— Et partons !

Le porte-clefs s’approcha alors du comte de Warrens.

Il se pencha sur lui, le prit parla ceinture, l’enleva comme un enfant dans ses bras vigoureux, et sortit en disant :

— Saperlotte ! Il est plus lourd qu’hier !… Son sommeil est pareil à la mort ! Il me semble que je porte un cadavre !

Quelques minutes plus tard, le comte se trouvait étendu sur les coussins moelleux d’une vaste berline.

Il entendit le bruissement d’une clef tournant dans une serrure.

La portière était cadenassée.

On venait de l’enfermer.

Presque aussitôt la voiture partit au galop furieux de quatre chevaux lancés à toute bride.

On ne galopait pas.

On volait.

On dévorait l’espace.

Passe-Partout attendit un peu avant de se risquer à sortir de son immobilité.

N’entendant rien près de lui, ni un mouvement de muscle, ni un froissement d’étoffe, ni le souffle léger d’une respiration contenue, il entr’ouvrit enfin les yeux.

Rien ! Personne.

Il se trouvait seul, bien seul.

Il respira plus librement, quoique enfermé à triple tour.

La présence de ces argousins ne lui pesait plus sur la poitrine.

Ah ! la comtesse de Casa-Real avait bien pris toutes ses précautions.

Le tout maintenant était de savoir si elle avait calculé sans une trahison possible, ou si, cauteleuse comme une créole qu’elle était, elle n’avait pas gardé pour elle seule la partie la plus sérieuse de son plan.

La comtesse Hermosa de Casa-Real se mettre entièrement entre les mains de ses serviteurs ! Leur donner connaissance de ses desseins, de ses projets, dans une question aussi grave pour elle ! C’était bien peu probable.

Passe-Partout, après réflexion, ne prit donc de tout ce qu’il venait d’entendre que ce qui lui parut être absolument possible.

À coup sûr, on ne le conduirait pas à la Havane, si la tentative de délivrance faite en sa faveur venait à échouer.

Mais Mme la comtesse de Casa-Real partir pour San-Francisco, pour cette contrée sauvage où ne vont que les pionniers de la richesse et de l’or !

Mme de Casa-Real, qui n’avait rien à demander à une de ces mines, certainement moins riches qu’elle !

Le camarade du porte-clefs devait se tromper, ou bien la comtesse avait trompé cet homme et ses compagnons.

De toute façon, en mettant la main sur le poignard qui se trouvait dans sa poche, en touchant de ses doigts crispés la crosse de ses revolvers, Passe-Partout se disait mentalement :

— Ni à la Havane ! ni à San-Francisco !

Il jeta les regards autour de lui.

On traversait une plaine nue et aride.

Impossible de s’orienter.

Que faire ? patienter.

Le comte de Warrens s’y résolut : il s’accommoda du mieux qu’il lui fût possible sur les coussins de la berline ; et froidement, nettement, il récapitula tous un à un les renseignements que le porte-clefs lui avait fait donner si adroitement par ses complices.

Il eut beau tourner et retourner ces renseignements, il ne put en tirer autre chose que les réflexions précédentes.

Seulement, on veillait sur lui. La chose était sûre.

Mais qui ?

Qui avait acheté le guichetier ?

À qui appartenait cette écriture microscopique, impossible à reconnaître à cause de son infinie petitesse ?

Une réponse lui était venue à l’esprit.

Il l’avait rejetée comme impossible, comme insensée.

Il y revenait pourtant, à cette réponse, à cette pensée incessante.

Du reste, de toute façon, il se tenait prêt à tout événement.

L’œil au guet, l’oreille au vent, la main sur ses armes, il attendait, bien déterminé à se faire tuer en combattant, en vendant chèrement sa vie, ou à reconquérir sa liberté.

La voiture roula toute la nuit, les chevaux allant ventre à terre.

Elle ne s’arrêtait que pour relayer.

Les chevaux à peine changés, on repartait, toujours courant non pas un train de poste, mais un train d’enfer.

Enfin, le comte de Warrens sentit qu’on s’engageait dans un chemin de traverse.

Une porte roula bruyamment sur ses gonds rouilles.

La voiture s’engouffra comme un ouragan dans une vaste cour.

Là elle s’arrêta.

Passe-Partout comprit qu’on était arrivé.

Il se rejeta en arrière, reprit l’attitude qu’il avait en partant, ferma les yeux de plus belle, et attendit.

Il était huit heures du matin.