Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/XVII

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Roy et Geffroy (p. 746-750).
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XVII

LE JUGE D’INSTRUCTION

À neuf heures le guichetier arriva.

Il apportait le déjeuner.

— Déjà levé ! dit-il.

— Comme vous voyez, fit le comte de Warrens.

— Vous êtes matinal.

— Quelquefois.

— Après ça… ce n’est pas étonnant… vous avez si bien dormi cette nuit !

— Comment le savez-vous ?

Le porte-clefs se mordit les lèvres.

— Je… j’ai fait une ronde à neuf heures du soir.

— Ah ! c’est vous ?

— Oui.

— Cependant, vous ne deviez pas revenir.

— C’est vrai.

— Eh bien ! alors, pourquoi ?…

— On m’a ordonné de faire cette ronde, j’ai obéi.

— Je dormais.

— Comme quatre.

— Vous avez fait du bruit… Il m’a semblé en entendre au beau milieu de mon sommeil.

— Par exemple !

— Oui.

— Je n’ai fait qu’entrer et sortir, avec les plus grandes précautions.

— Voyez-vous cela ! et vous n’avez rien fait autre ? demanda le prisonnier, sans paraître attacher la moindre importance à sa question.

— Rien autre. Ah ! si… j’ai soufflé votre bougie.

— Ah ! et puis…

— Pas autre chose.

— Mon ami, quelle heure avez-vous ? fit ironiquement le comte de Warrens.

— Neuf heures dix minutes.

— Je n’ai que neuf heures cinq… Me permettez-vous de me mettre à l’heure de l’établissement ?

— Faites.

— Par la même occasion, je vais remonter ma montre.

— Remontez.

— Merci de la permission.

Passe-Partout avait appris tout ce qu’il désirait savoir pour le moment.

Le porte-clefs mentait effrontément.

— Dites-moi, mon ami, reprit le comte, depuis combien de temps suis-je dans cette prison ?

— Depuis cinq jours !

— Depuis cinq jours ! s’écria le prisonnier avec stupéfaction.

— Dame ! oui !

— Déjà !

— Vous avez été malade.

— Moi ?

— Vous avez eu le délire.

— Ah ! vous me l’apprenez !

— C’est comme ça.

Le porte-clefs, tout en répondant à Passe-Partout, s’emparait des gamelles vides, qu’il avait laissées la veille, seconde preuve de son mensonge.

S’il était revenu la nuit, il aurait emporté ces mêmes gamelles.

Il sortit en disant :

— À ce soir.

— À ce soir, répondit le comte, qui, dès qu’il fut seul, ajouta à part lui : On me trompe ! on veut me donner le change. Pourquoi ? Vive Dieu ! je le saurai !

« Cette bougie… cette bougie a été allumée à cinq heures un quart ou cinq heures et demie, au plus tard. Si elle avait brûlé jusqu’à neuf heures elle se serait entièrement consumée. Elle n’a brûlé qu’une heure, tout au plus.

« Premier mensonge !

« Ce n’est pas le guichetier qui a remonté ma montre. Pourquoi l’aurait-il fait ? Et s’il l’avait fait, pourquoi ne me l’aurait-il pas dit ? Il ne se doutait même pas de ce que je lui demandais, quand je lui ai parlé de l’heure… Non ! non ! ce n’est pas lui… j’en suis certain ! Patience ! j’aurai le fin mot de tout cela.

La journée se passa comme la précédente.

Le soir, Passe-Partout se sentit encore la tête lourde.

— Est-ce un effet de ma maladie ? se demanda-t-il.

Cependant il se coucha.

Comme la veille, il s’endormit presque aussitôt qu’il eut mis sa tête sur l’oreiller.

Le lendemain, il s’éveilla de bonne heure.

Le temps était gris.

Sa cellule lui parut plus triste que de coutume.

Elle lui parut plus petite aussi.

Comme tous les prisonniers, pendant sa promenade machinale, si souvent répétée, il avait à plusieurs reprises compté les pas qu’il faisait en long et en large.

Ce jour-là son compte ne se trouva pas le même que celui de la veille.

Il crut s’être trompé.

Il recommença à compter.

Il ne s’était pas trompé.

À coup sûr, il y avait deux pas de moins en large et trois en long.

Cette erreur était singulière.

Il fit une autre observation.

Le soleil qui, les jours précédents, le frappait au visage dès la huitième heure du matin, ce jour-là n’atteignit son lit que vers midi.

Que voulait dire cela ?

Toutes ces petites choses formaient l’ensemble d’un problème que, faute de meilleur aliment, son intelligence s’était promis de résoudre.

La fenêtre de la cellule se trouvait environ à dix pieds du sol.

Le comte enleva les objets qui encombraient la table, et il la transporta elle-même au pied de la fenêtre.

Puis il plaça la chaise sur la table.

Cela fait, il monta sur la table et de là sur la chaise.

La fenêtre, nous l’avons expliqué, avait un double grillage, mi-parti extérieur, mi-parti intérieur.

Mais les mailles de ce grillage n’étaient pas assez étroites, et les vitres n’étaient pas encore assez salies par la poussière pour intercepter la vue de l’extérieur.

Passe-Partout aperçut la cime, dépouillée de feuilles, de grands arbres s’élevant à une hauteur énorme, et devant, en été, au moment du feuillage, intercepter, comme un épais rideau, les rayons du soleil.

Ces arbres n’étaient éloignés que d’une centaine de pas, au plus, du mur de la prison.

Satisfait de ce qu’il venait d’apercevoir, et craignant d’être surpris dans ses recherches indiscrètes, le prisonnier descendit de son échafaudage improvisé, et remit toutes choses à leur place.

Plus le temps fuyait, moins le guichetier devenait communicatif.

Le prisonnier et lui n’échangeaient plus que de rares paroles.

Le soir, le comte de Warrens se sentit pris du même sommeil, et il s’endormit vite et lourdement comme les jours précédents.

Le lendemain matin, à l’instant où il se préparait à porter sa table au bas de la fenêtre un bruit de pas se fit entendre.

Le comte s’arrêta.

Il replaça les livres sur la table et se jeta sur son lit.

La porte de la cellule s’ouvrit pour laisser passage à deux hommes qui précédaient le porte-clefs.

— Voici monsieur le juge d’instruction, dit ce dernier en désignant un personnage aux traits sombres, au regard louche, correctement vêtu de noir, et portant la rosette de la Légion d’honneur à sa boutonnière.

L’homme qui l’accompagnait, son greffier, portait sous le bras une chemise en cuir, bourrée de papiers.

D’énormes lunettes vertes lui couvraient un bon tiers de sa laide figure.

M. de Warrens ne put réprimer assez vite un sourire, à la vue de ces deux hommes.

Il avait instinctivement flairé un déguisement.

Deux nouveaux acteurs entrant en scène.

Après tout, il ne se plaignait pas de les recevoir. Qu’avait-il à faire de mieux dans cette maudite prison ?

Il résolut de voir de quelle façon ces deux coquins émérites rempliraient les rôles dont ils s’étaient chargés.

La porte fermée, ou à peu près, le greffier s’assit sur une chaise apportée par le porte-clefs pour la circonstance exceptionnelle en question.

Il se préparait à écrire.

Le juge d’instruction se plaça du côté opposé de la table, et l’interrogatoire commença.

Cet interrogatoire fut conduit avec une adresse extrême, et soutenu avec une habileté rare.

Lutte curieuse de ruse et de finesse, livrée par le juge et par le prévenu.

En somme, Passe-Partout demeura impénétrable.

Le juge d’instruction fut contraint de baisser pavillon en lui-même, quand celui dont il comptait faire le jouet de ses rubriques magistrales termina en lui disant avec une nonchalance affectée :

— Du reste, monsieur, il y a une chose que je ne m’explique pas du tout.

— Laquelle ?

— Vous me permettez de vous adresser, à mon tour, une seule, unique et simple question ?

— Faites, répliqua le juge de son air le plus sardonique.

— Comment se fait-il que, contrairement à l’usage, et au Code d’instruction criminelle, au lieu de m’appeler dans votre cabinet, vous ayez pris la peine de venir m’interroger dans ma cellule ?

Le juge d’instruction toussa, cracha, se moucha.

La réponse n’était pas commode à trouver.

Il ne se donna même pas la peine de la chercher plus longtemps ; c’eût été compromettre sa dignité.

Il riposta avec la gracieuseté brutale de celui qui se croit le plus fort :

— Monsieur, vous m’avez demandé la permission de m’adresser une question. Je vous l’ai accordée.

— C’est vrai.

— À mon tour, je vous demanderai l’autorisation de ne pas vous répondre.

— Je vous la refuse ! fit en souriant de son air le plus aimable le comte de Warrens.

— Ce n’est pas trop sot ! répliqua le juge d’instruction en riant. Mais vous trouverez bon que je ne tienne pas compte de votre refus.

— À votre aise, monsieur… Mais alors, vous ne vous étonnerez guère quand je vous informerai de la résolution formelle que je viens de prendre…

— Quelle résolution, monsieur ?

— Celle de ne plus donner suite à aucune de vos questions.

Cela terminait l’interrogatoire.

Il était cinq heures et demie.

Cet entretien peu amical et peu loyal avait duré presque toute la journée.

Le greffier bredouilla d’une voix nasillarde le procès-verbal de la séance.

Il le présenta à signer à Passe-Partout.

Le piège était grossier.

Le prisonnier ne s’y laissa point prendre.

— Le secret est-il levé ? demanda-t-il au juge qui suivait tous ses mouvements.

— Pas encore… répondit celui-ci. La justice ne se déclare pas assez éclairée.

— Ah ! c’est ainsi !

— Oui.

— Alors, je ne signerai pas ce procès-verbal.

Et il rejeta la plume.

— Vous refusez de signer ?

— Formellement.

— Monsieur, vous vous oubliez…

— Je ne reconnais pas la légalité d’un interrogatoire fait dans de semblables conditions.

— Mais…

— Je ne signerai, monsieur le juge, que lorsque j’aurai été interrogé dans votre cabinet.

— Soit, monsieur, répliqua le juge d’instruction, réprimant avec peine un geste de mauvaise humeur ; il sera fait ainsi que vous désirez.

Il se leva.

Son greffier l’imita.

— Pardon, messieurs, fit Passe-Partout.

Le juge d’instruction s’arrêta dans sa marche.

— Un mot encore, s’il est possible.

— Parlez.

— Quand aura lieu ce second interrogatoire ?

— Le plus tôt possible.

— Mais encore, ne pouvez-vous me fixer une date certaine, monsieur ?

Le juge d’instruction se consulta :

— Dans dix jours, fit-il en clignant de l’œil du côté de son greffier.

L’intention ironique de ce coup d’œil n’échappa pas au comte de Warrens.

Il s’inclina silencieusement.

Le juge et le greffier sortirent majestueusement.

— Allons, la farce continue ! se dit le prisonnier. Dans quel but la jouent-ils ?

En ce moment le guichetier rentra.

Il apportait le dîner du prisonnier.

Celui-ci ne chercha même pas à lui demander l’ombre d’un renseignement.

Le porte-clefs ne lui aurait pas répondu l’ombre d’un monosyllabe.