Les invisibles de Paris (Aimard)/V/IV

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Roy et Geffroy (p. 805-813).
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IV

FRÈRE ET SŒUR.

Edmée se laissa tomber bien plutôt qu’elle ne s’assit dans un fauteuil.

Elle était brisée de fatigue.

Mais son énergique volonté la soutenait quand même.

— Mon ami, où est Noël ? demanda-t-elle tout à coup sans préliminaires, sans ambages, au colonel Renaud.

Le colonel hésita un instant, mais prenant enfin franchement une résolution, commandée surtout par la situation difficile dans laquelle il se trouvait :

— Sur la route de Paris.

— Parti ! répondit-elle en haussant les épaules d’un ton de mauvaise humeur.

— En chemin de fer… il y a une heure à peine.

— Parti ! et je ne l’ai pas vu ! fit-elle avec regret.

— Vous le verrez bientôt.

— Je l’espère bien. Il n’est point parti seul, n’est-ce pas ?

— Si fait !

— Mais… vous l’avez laissé…

— Vous le connaissez. Ce qu’il veut, il le veut bien.

— Que va-t-il faire à Paris, le savez-vous, Martial ?

— Régler, terminer certaines affaires pressantes et indispensables.

— Après ?

— Après ?

— Oui.

— Il reviendra.

— Ici ?

— Ici même.

— Dans combien de jours ?

— Huit ou dix… au plus.

— Bien, je vous remercie. Je sais ce que je voulais savoir.

Elle se tut et réfléchit.

Le colonel Martial Renaud l’examinait à la dérobée ; il se gardait bien de couper le cours de ses réflexions.

Il avait peur de donner, à la charmante jeune fille, l’occasion d’exercer l’empire qu’elle possédait sur lui.

Edmée de l’Estang était peut-être, avec son frère Noël, la seule personne devant laquelle le colonel Martial Renaud sentît fléchir son énergique volonté.

— Vous vous embarquez avant peu ? demanda-t-elle brusquement.

— Mais…

— Répondez franchement, Martial.

— Oui.

— Croyez-vous donc quitter la France pour longtemps ?

— Je l’ignore.

— Noël l’ignore-t-il aussi ?

— Sans doute. Il n’est pas maître des événements.

— Et vous allez ?…

— En Amérique.

— Dans quelle partie de l’Amérique ?

— Probablement en Californie.

— Qu’est-ce que ce pays-là ? demanda-t-elle étonnée.

— Un pays presque inconnu aujourd’hui, mais qui dans quelques mois sera la terre promise de tous les ambitieux.

— Est-ce un long voyage ?

— Trois mois au moins pour y aller avec un bon vent.

— Dans quel but vous rendez-vous en Californie ?

— Ne me demandez pas cela.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne pourrais pas vous répondre, ma chère Edmée.

— Vous le savez pourtant.

— Oui, je le sais mon enfant, mais ce secret ne m’appartient pas.

— Il suffit. Je le devinerai, dit Mlle  de l’Estang en souriant.

— J’en doute.

— Je suis femme, Martial.

— C’est vrai… en vous voyant sous ce costume, je vous avoue que je l’avais presque oublié, chère Edmée.

La jeune fille rougit légèrement du reproche discret que le colonel Martial Renaud lui adressait si finement, mais elle se remit et forte de ses bonnes intentions et de sa conscience, elle continua son interrogatoire.

— Sur quel navire comptez-vous partir, mon cher Martial ? dit-elle.

— Sur le nôtre.

— Qui se nomme ?

— L’Éclaireur.

— Quelle espèce de bâtiment est-ce ?

— Un brick.

— Il est au Havre ?

— Depuis un mois il est sur rade.

Il y eut un instant de silence.

La jeune fille était très visiblement embarrassée.

Cet entretien à phrases hachées l’agaçait horriblement. Le colonel, de son côté, souriait en dessous en la regardant.

Évidemment Edmée, suivant le précepte du sage, tournait et retournait avec le plus grand soin ses paroles avant que de les dire ; elle avait un but secret ou un désir, mais, quel qu’il fût, elle n’osait l’exprimer.

Ce devait être bien difficile à avouer.

Le colonel Martial Renaud eut pitié de la jeune fille.

Il reprit :

— Soyez franche, Edmée.

— Parlez.

— Chère Edmée !… fit le colonel Renaud avec émotion.

— Mon frère, que voulez-vous que je vous dise ? répondit-elle doucement, aussi émue que lui en réalité, mais froide et calme en apparence, soutenue qu’elle était par sa malice au milieu de son émotion.

— Rendez-moi, je vous prie, la justice de reconnaître…

— Quoi ?

— Que j’ai répondu jusqu’à présent avec une extrême complaisance et le plus clairement du monde aux questions qu’il vous a plu de m’adresser, reprit-il en souriant.

— Jusqu’à un certain point, je ne le nie pas, fit-elle en hochant la tête d’une façon tant soit peu mutine. Continuez.

— Me permettez-vous maintenant, ma chère Edmée, de vous adresser quelques questions à mon tour ?

— Sans doute.

— Merci.

— Mais sur quoi donc voulez-vous m’adresser ces questions, mon cher Martial ? reprit-elle avec inquiétude.

— Oh ! tranquillisez-vous, Edmée, je suis fort discret de ma nature, ce ne sera donc pas sur ce que vous avez fait ou tenté de faire depuis notre dernière entrevue.

— Ah ! vous le savez ?

Et elle rougit.

— Je le sais.

— Vous le savez ! répéta-t-elle.

— Croyez-vous que je m’intéresse assez peu à tout ce qui vous regarde, ma chère enfant, pour vous laisser ainsi voler de vos propres ailes, en l’absence de Noël !

— Ainsi, vous vous êtes occupé ?…

— De tout ce que vous faisiez… oui, mademoiselle.

— Et l’on vous a renseigné ?

— Sur tout.

— Et qui cela ?

— N’ai-je pas ma police ?

— Bien ; j’admets cela à la rigueur, mon bon Martial… mais ce n’est pas sur ce que vous connaissez, n’est-il pas vrai, que vous comptez m’interroger ? demanda-t-elle avec une secrète inquiétude.

— Je ne le pense pas, chère enfant, fit en riant Martial Renaud.

— Que me voulez-vous donc, alors, vilain homme ? fit-elle avec une mine ravissante.

— Vous me répondrez ?

— Oui.

— Franchement.

— Comme à un père… Je n’ai jamais eu de secrets pour vous, moi, vous le savez bien, Martial, répondit-elle en appuyant avec intention sur le dernier mot.

— Bon ! un reproche !

— Vous le mériteriez, mais ce n’en est pas un… Je constate un fait, voilà tout. Maintenant, je vous écoute : Parlez.

— Que comptez-vous faire, Edmée, à présent que Noël est libre ?

— Le suivre, mon cher Martial, répliqua-t-elle nettement.

— Le suivre !

— Oui.

— Où cela ?

— Partout.

— En Amérique ?

— En Amérique.

— En Californie ?

— Surtout en Californie… dit Edmée avec une énergie croissante.

— C’est de la folie, Edmée !

— Croyez-vous ?

— Noël ne consentira jamais à vous prendre à son bord.

— S’il sait que je veux le suivre, Martial, mais il l’ignorera.

— Il ignorera quoi ? demanda le colonel réellement stupéfait d’une si audacieuse et à la fois si naïve abnégation.

— Que je l’accompagne, répondit-elle froidement.

— Ma chère enfant, vous parlez sans réfléchir et oubliez qu’on ne trouve pas tous les jours un navire se rendant dans ces rivages lointains, impossibles.

— Vous croyez ? j’en connais un cependant, moi, mon bon Martial, dit-elle avec un fin sourire et en fixant sur lui son clair regard.

Le colonel détourna la tête.

— Vous ? murmura-t-il avec un visible embarras.

— Moi.

— Au Havre ?

— Sur la rade même.

— Et ce bâtiment dont vous me parlez part prochainement ?

— Mon Dieu oui ! dans quelques jours, à ce qu’il paraît.

— Ah ! bien.

Martial avait compris.

Ce n’était pas sans peine, tant de prime abord le projet de la jeune fille paraissait fou et inexécutable.

Il lui dit avec douceur :

— Voyons, maintenant, causons sérieusement, voulez-vous ?

— Mais tout ce que nous disons là est sérieux… vraiment !

— Quels moyens emploierez-vous pour suivre ainsi Noël à son insu ?

— Je chercherai.

— Là, s’écria Martial ironiquement.

— Je trouverai.

— C’est une question.

— Attendez ! fit-elle avec vivacité.


— Tu es Breton ? — Et Breton bretonnant.

— Quoi ?

— Ce moyen ?

— Eh bien ?

— Je compte sur vous pour le trouver, mon cher Martial.

— Mille remercîments ! s’écria le colonel Renaud en bondissant sur son siège à cette brusque attaque. Sur moi ! voyons, Edmée, vous voulez plaisanter sans doute ?

— Pas le moins du monde, mon ami ; oui, je le répète, je compte sur vous, parce que vous êtes bon…

— Dites bête, tout de suite !

— Parce que, continua-t-elle de sa voix la plus douce et la plus câline, vous m’aimez comme une sœur, Martial, et enfin que vous aurez pitié de mon désespoir.

— Edmée !

— Martial ! vous le savez, pour voler au secours de Noël, pour le sauver, j’ai abandonné tout ! sans regret et sans hésitation.

— Je le sais, pauvre enfant !

— À présent je ne puis plus retourner auprès de mes parents autrement que ma main dans la main de Noël.

— Mais…

— Laissez-moi parler, Martial, reprit-elle avec une animation croissante ; vous m’avez demandé d’être franche, je le serai ; aussi bien, mieux vaut-il que nous nous entendions une fois pour toutes et que tout malentendu cesse définitivement entre nous ; d’ailleurs, ma résolution est prise d’une façon irrévocable : j’aime Noël de toute mon âme. Je l’aime jusqu’à mourir avec joie pour lui. Noël a un ennemi terrible, d’autant plus terrible que c’est une femme. Eh bien ! je me suis dit ceci, moi, pauvre jeune fille ignorante du monde, mais devinant bien des choses par le cœur, je me suis dit : cette femme est le mauvais ange de Noël, moi, je serai son bon ange.

— Adorable enfant ! murmura doucement Martial Renaud.

— Martial, j’ai été bercée tout enfant, au récit de nos poétiques légendes bretonnes… Eh bien !… je crois fermement à ces vieilles légendes vénérées : pour moi, elles existent, elles prennent un corps. Je veux donc, quoi qu’il arrive, demeurer constamment auprès de Noël, inconnue s’il le faut, que m’importe cela ? mais toujours à son côté, afin de le défendre au besoin contre. les perfidies de son mauvais ange.

— Et voilà pourquoi vous comptez sur moi, chère Edmée ?

— Oui, Martial, mon ami, mon frère, je ferai de vous mon complice.

— Mais…

— Votre concours m’est indispensable. Le navire que j’ai choisi, vous l’avez deviné déjà, ce navire, c’est le vôtre.

— Hélas ! je m’en doutais… s’écria Martial avec douleur.

— Il faut, mon ami, que vous me réserviez une place à bord.

— Que je…

— Je le veux.

— Non.

— Je vous en prie.

Le colonel hocha tristement la tête d’un air découragé.

— Vous me proposez simplement de m’associer à une folie, Edmée, murmura-t-il avec tristesse.

— Folie, soit, puisque vous le prenez ainsi, mais folie généreuse au moins ! vous en conviendrez, n’est-ce pas, mon bon Martial ! s’écria-t-elle avec entraînement.

— Que dira-t-il, lui ?

— Il ne le saura pas, fit Edmée en le câlinant de son mieux.

— Si.

— Eh bien !… Je le suppose… mettons la chose au pis… Il le saura… Après ? Voyons, là… Croyez-vous au fond du cœur qu’il vous en voudra beaucoup, Martial, à votre tour, répondez-moi franchement.

— Mais… vos parents ?

— Oh ! quant à eux… ils ne se douteront de rien.

— Cependant, cette fuite ?…

— Je n’ai pas fui.

— Comment ?

— J’ai demandé à mon père l’autorisation de me retirer pendant quelques mois au couvent du Sacré-Cœur.

— Ah !

— Vous connaissez les sentiments religieux de ma famille… Ma demande m’a été accordée sur l’heure.

— Eh bien ?

— Eh bien ! je suis allée au Sacré-Cœur ; mais deux jours plus tard, j’ai écrit à mon père que je ne m’y trouvais pas bien et que je préférais, si cela ne lui déplaisait pas, me rendre dans le couvent où j’ai été élevée.

— Aux environs de Dinan ?

— Oui, mon ami.

— Et votre père y a consenti ?

— Sur-le-champ. Les motifs que je lui ai donnés et qu’il est inutile que je vous dise, l’ont convaincu, de telle sorte qu’il m’a chaleureusement félicitée de ma détermination, et de plus, il m’a autorisée à demeurer dans ce couvent aussi longtemps que je le voudrais…

— À quelle condition ?

— À la seule condition de lui écrire une fois tous les mois et de le prévenir quelques jours à l’avance de mon retour.

— Et cette promesse, ma chère Edmée, comment la tiendrez-vous ?

— Oh ! bien facilement, Martial ; la supérieure du couvent m’a presque vue naître, vous le savez. Elle m’aime beaucoup… Je lui ai tout avoué… Nous avons pleuré ensemble.

— Bonne femme… mais…

— Pas de mais, dit Edmée.

— Vous êtes allée à Dinan ?

— Il le fallait bien.

Le colonel la regarda avec étonnement.

Tant d’activité, de décision, d’ardeur irrésistible dans un corps si-frêle et si délicat, le pénétraient d’admiration.

— Continuez, mon enfant, reprit-il en la regardant d’un air pensif.

— La lutte a été vive !… je suis restée bien longtemps à prier et à pleurer avant de la persuader et d’obtenir qu’elle consentît à me servir.

— Cela se comprend.

— Enfin ! cette bonne supérieure qui est une mère pour moi, s’est laissé vaincre par mes larmes et elle a consenti, un peu contre son gré, je l’avoue, à entrer dans mon projet.

— Hum ! hum ! toussa le colonel, en souriant à l’idée du péché mortel commis si facilement par la supérieure.

— Enfin que vous dirai-je ? elle est devenue ma confidente, ma complice.

— Après ?

— Je lui ai remis douze lettres qui avaient été préparées à l’avance, écrites avec soin, destinées à être expédiées de mois en mois à mon père.

— Voyez-vous cela !

— Et naturellement, mon ami, la bonne supérieure ne m’a plus fait de difficultés et elle s’est chargée de les expédier l’une après l’autre.

— À merveille !

— Vous voyez… tout est prévu !

— En effet… tout, excepté le hasard. Cependant, ma pauvre Edmée !…

— Là où Dieu sert de guide, le hasard est supprimé, croyez-le bien, mon cher Martial, dit-elle avec solennité.

— Ainsi, vous êtes bien résolue ?

— Irrévocablement.

— Et si moi, malgré cela, je vous refuse mon aide, mon concours ? lui dit-il en la regardant fixement.

— Vous ne ferez pas cela ; mais je vous le jure, Martial, au cas où cela serait, j’exécuterais mon projet n’importe comment ; car rien ne pourrait m’y faire renoncer.

— Allons.

— Vous consentez ?

— Oui ! il le faut bien, morbleu ! car Dieu m’est témoin que j’ai fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour vous détourner de votre imprudence et de votre folie.

— C’est convenu.

— Réfléchissez encore. Vous persévérez quand même ?

— Quoi qu’il puisse advenir.

— Puisqu’il en est ainsi, comptez donc sur moi, Edmée. Vous partirez avec nous, et je vous le promets, Noël, ignorera, jusqu’à ce qu’il vous plaise de vous montrer enfin à lui, votre présence à bord du brick.

— Et comment vous y prendrez-vous pour cela, Martial ?

— Cela me regarde, Edmée. Ne vous en inquiétez pas.

— Merci ! oh ! merci ! mon frère.

— Oh ! comme vous savez bien que vous faites tout ce que vous voulez de moi, en me donnant ce nom-là, Edmée !

— Je vous aime.

— Que Dieu et Noël me pardonnent ma faiblesse ! pauvre enfant !

— Dieu est pour nous, vous dis-je.

— Puissiez-vous dire vrai !

— J’en suis sûre.

— Et maintenant, mon enfant, laissez-moi vous prier de vous retirer.

— Pourquoi ?

— Vous ne vous tenez plus… vous êtes accablée de fatigue.

— C’est vrai ; mais mon bonheur est si grand, cher Martial, que je l’avais oublié. Merci encore une fois, mon frère.

Le colonel sonna.

Il fit appeler une servante, et lui confia la jeune fille.

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Neuf jours après cette convention définitivement établie entre le colonel Renaud et Mlle  Edmée de l’Estang, le capitaine Noël revenait enfin de Paris.

Son retour au Havre fut le signal du départ.

Le lendemain de sa venue, le brick l’Éclaireur déployait ses voiles et prenait la mer.

Depuis la veille au soir, Edmée était embarquée à bord du brick, et cachée ou plutôt blottie dans une mignonne cabine ménagée entre celle du comte de Warrens et celle de son frère, le colonel Martial Renaud.

Ainsi que cela avait été convenu entre les deux complices, M. de Warrens ignorait la présence de la jeune fille à bord.

Jeann Marck, l’ancien geôlier du comte de Warrens et définitivement admis, grâce à la puissante intervention du colonel, au nombre des Compagnons de la Lune et embarqué sur le brick en qualité de matelot, était seul chargé de servir la jeune fille.