Les invisibles de Paris (Aimard)/V/XII
XII
DANS LE DÉSERT
Nous ne suivrons point nos voyageurs pas à pas dans leur longue pérégrination à travers le désert, cela nous obligerait à tomber dans des redites fatigantes pour le lecteur et qui ne sauraient avoir aucun intérêt réel.
Nous reprendrons notre récit environ trois semaines après le départ de la comtesse de Casa-Real de Sonora.
La caravane était en marche depuis une vingtaine de jours.
La nuit tombait.
Le soleil, sans rayons et sans chaleur, apparaissait, comme une grosse boule d’un rouge ardent, au niveau des basses branches des arbres.
La fraîche brise du soir se levait ; les oiseaux, dont les chants avaient cessé depuis longtemps déjà, commençaient à chercher un refuge sous la feuillée.
La caravane émergeait péniblement d’un vaste chaparral dans lequel, depuis dix heures du matin, elle était engagée.
On ne saurait mieux comparer un chaparral qu’aux maquis de la Corse : ce sont de jeunes taillis et des ronciers qui ne s’élèvent guère plus haut que huit ou dix pieds au-dessus du sol, mais dont le fouillis et l’enchevêtrement sont presque inextricables.
Presque toujours on est contraint de s’ouvrir passage à coups de hache.
Le paysage était triste, morne et désolé.
De hautes montagnes pelées, aux cimes inaccessibles, affectant des formes bizarres, qui les faisaient ressembler à des constructions cyclopéennes, cerclaient l’horizon ; de loin en loin, quelques bouquets d’arbres rabougris, tordus et effeuillés, perçaient avec difficulté la couche de sable noirâtre qui formait le sol ; pas une goutte d’eau, pas un brin d’herbe.
Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, soit en avant, soit en arrière, on apercevait une ligne d’un blanc mat, large de six ou huit mètres au moins et formant les plus capricieux détours : ligne qui tranchait lugubrement comme un linceul sur la couleur noirâtre du sol environnant.
Cette ligne sinistre, à cause de sa blancheur même, était la route qui conduisait de Sonora à San-Francisco, ou, pour mieux dire, qui de San-Francisco conduisait aux placeres, à Sonora et à Monte-Rey.
Disons-le tout de suite, afin que le lecteur ne s’y trompe point, cette couche blanchâtre, épaisse de plus d’un mètre, répandue sur cette route, provenait des nombreux ossements d’hommes et d’animaux morts pendant leur long trajet à travers le désert.
Le vent, la pluie et le soleil avaient si bien émietté ces ossements qu’ils les avaient changés en une poussière impalpable, balayée par le plus léger souffle d’air.
Cette triste poussière humaine, semée comme à plaisir par la fatalité dans cette immense et lugubre vallée de Josaphat, saisissait à la gorge, aux yeux et aux narines, les voyageurs à demi suffoqués déjà par les exhalaisons de cet immonde charnier, qui renfermait, hélas ! tant d’espoirs déçus, de convoitises trompées ou de misères souffertes !
Au-dessus de cette plaine, un ciel implacable, immense plaque de cuivre dont aucun nuage ne ternissait la morne réverbération, plombait ce terrible ossuaire.
Pas un être vivant.
Partout la solitude et le silence.
Partout l’image du néant et de la mort dans toute sa sinistre horreur.
Ce spectacle était horrible.
C’était à donner le frisson du découragement et de la terreur à l’homme le plus froidement résolu, à redoubler le spleen de l’Anglais voyageur le mieux disposé à oublier et à se distraire.
Les voyageurs s’avançaient lentement, péniblement, tristes, affaissés sur leurs montures fatiguées, qui marchaient la tête basse, en trébuchant à chaque obstacle, si faible qu’il fût.
En voyant tout à coup, se dérouler devant eux cet immense et sinistre désert de sable, les voyageurs épouvantés poussèrent un cri de terreur, presque de désespoir.
Combien peu cette troupe découragée ressemblait en ce moment à ce qu’était la caravane lors de son imposant départ de Sonora !
Plus du quart des hommes et des animaux qui la composaient primitivement avaient succombé en route à la fatigue et à la misère ; leurs cadavres, abandonnés et déchiquetés par les coyotes et les oiseaux de proie, n’étaient plus que d’horribles squelettes destinés à grossir encore la couche de poussière sans nom sur laquelle ils étaient restés étendus.
Les survivants, déjà squelettes eux-mêmes, maigres, hâves, exténués, désespérés surtout, les yeux enfoncés sous l’orbite, brûlés par la fièvre, et les pommettes des joues, marbrées d’un rouge vif, ne se traînaient plus qu’avec une peine infinie, leurs regards mornes sans cesse fixés sur cet implacable horizon qui les enserrait comme un cercle de l’enfer sans qu’une éclaircie leur laissât entrevoir enfin le but tant désiré de leur course.
Ils avaient perdu jusqu’à la conscience du trajet accompli depuis leur départ ; ils ignoraient où ils se trouvaient.
Les pauvres malheureux seraient certainement morts de désespoir, s’ils avaient pu savoir que huit longues journées les séparaient encore de San-Francisco.
Trois personnes, dans toute la caravane, possédaient seules ce secret, la comtesse de Casa-Real, le métis Marcos Praya et le señor Benito, l’arriero en chef.
Pour comble de misère, depuis deux jours les voyageurs, comme si tout devait les accabler pendant le cours de ce terrible voyage, avaient découvert une piste indienne qui semblait tourner autour d’eux ; car d’espace en espace elle se faisait visible de tous les côtés à la fois.
Il fallait certes que les Peaux-Rouges fussent ou bien forts et bien nombreux, ou qu’ils connussent bien parfaitement la faiblesse des blancs, pour avoir laissé ainsi comme une sinistre raillerie des traces clairement marquées de leur passage, eux qui, lorsqu’ils le veulent, réussissent a les dissimuler si habilement.
Cependant, vers cinq heures du soir, sur un signe de la comtesse de Casa-Real, Marcos Praya donna enfin l’ordre de camper sur la lisière même du chaparral.
La fatigue était si grande qu’il eût été matériellement impossible aux hommes et aux animaux de pousser plus loin.
Nous l’avons dit déjà, le chaparral américain ne saurait être mieux comparé qu’aux maquis de la Corse, c’est-à-dire qu’il n’offre qu’un abri insuffisant à ceux qui s’y réfugient.
Voilà pourquoi la caravane avait dû en sortir, afin que, se trouvant à découvert et ayant de l’espace devant elles, les sentinelles pussent surveiller mieux les environs.
Les voyageurs, accablés de fatigue, entendirent avec un cri de joie l’ordre donné par le métis de faire halte, et pour un instant ils semblèrent avoir recouvré toute l’énergie qu’ils avaient presque perdue.
— Nous sommes encore à plus d’une lieue de la caballeriza, fit observer à voix basse ño Benito à Marcos Praya pendant que les cavaliers s’occupaient avec une ardeur fébrile à établir le campement de nuit.
— Qu’importe ? répondit celui-ci sur le même ton.
— Beaucoup plus que vous ne le supposez, señor caballero. Prenez-y garde, il vaudrait mieux continuer à marcher pendant une heure ; la manada est campée au milieu de ce bouquet d’arbres que vous pouvez facilement apercevoir d’ici, reprit l’arriero mayor avec insistance.
— Je le vois, cher señor Benito, mais c’est bien loin encore, fit le métis avec un soupir de découragement, et nos hommes sont rendus de fatigue et d’épuisement.
— Oui, señor, c’est vrai, mais là-bas il y a un puits.
— C’est malheureux, mais maintenant il est trop tard pour nous y rendre ; mieux vaut n’en point parler davantage ; voyez, l’enceinte est déjà presque terminée, la tente de la señora est dressée et on allume les feux de veille. Bah ! après tout, une nuit est bientôt passée, compadre ; demain nous déjeunerons là-bas.
— Quien sabe ? fit l’arriero mayor en hochant la tête.
Le campement établi, la joie sembla un peu renaître parmi les membres de la caravane, vieux aventuriers pour la plupart, qui, avec leur insouciance native, dès qu’ils faisaient halte enfin, oubliaient les misères passées et celles à venir pour jouir des quelques heures de repos qui leur étaient accordées.
L’espiègle Anita, la camériste favorite de la comtesse, s’approcha alors de Marcos Praya et de l’arriero mayor, et, de la part de sa maîtresse, elle les invita à partager le repas du soir.
Les deux hommes s’inclinèrent respectueusement et suivirent la jeune fille.
Chose étrange et cependant bien réelle, tandis que tous ces hommes, si vigoureusement trempés et accoutumés de longue date à la vie du désert, tombaient les uns après les autres autour d’elle, la comtesse de Casa-Real semblait n’avoir souffert en rien des fatigues et des privations sans nombre que cependant elle avait amplement partagées avec ses compagnons.
Ce corps si frêle, si mignon et si délicat, qui en apparence aurait dû être flétri, brisé et anéanti brutalement au premier choc de l’adversité, avait vaillamment lutté et était sorti vainqueur de la lutte.
Le moral avait dompté le physique.
La volonté de fer de la comtesse, son énergie surhumaine, avaient brisé tous les obstacles.
Elle était aussi belle, aussi calme et aussi souriante en ce moment au fond de ce désert horrible, entourée de mourants et de cadavres, que dans sa charmante retraite de l’allée des Veuves, à Paris, où pour la première fois nous l’avons présentée au lecteur.
Seulement, elle était un peu plus pâle, un peu plus svelte, et un pli imperceptible avait creusé sa ligne fatale et indélébile entre l’arc de ses deux sourcils.
— Asseyez-vous, señores, dit la comtesse de Casa-Real avec un sourire engageant à ses convives, et si nous devions mourir demain, eh bien ! qu’importe ! jouissons encore aujourd’hui des Mens qui nous restent.
Les deux hommes saluèrent silencieusement, ils prirent place à droite et à gauche de la comtesse et Anita servit.
La pauvre enfant était bien changée, elle ; elle ressemblait à un spectre
Le repas fut court.
Les vivres commençaient à être rares ; on les ménageait soigneusement et on les partageait avec une parcimonie extrême.
Cependant, lorsque le repas fut terminé et que les convives eurent allumé leurs cigarettes de maïs, cette suprême consolation des voyageurs et des malheureux, la gaieté sembla pour un instant renaître parmi eux.
La nuit était tombée, claire, étoilée, silencieuse et froide.
La comtesse de Casa-Real fit relever les rideaux de la tente, afin que ses regards pussent s’étendre de tous les côtés, et éviter ainsi que sa conversation fût entendue du dehors, puis s’adressant à Marcos :
— Que s’est-il passé aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Un homme et deux chevaux sont morts, señora.
— Si cela continue ainsi, reprit-elle avec un sourire triste, il est probable que nous arriverons seuls à San-Francisco.
— Si nous arrivons, dit froidement l’arriero mayor en lâchant une énorme bouffée de fumée par la bouche et par les narines.
— Sur ma foi, vous êtes sinistre dans vos prédictions, señor don Benito, dit la comtesse avec intention.
— Je suis vrai, señora, répondit-il en s’inclinant courtoisement.
— C’est possible, mais la vérité est dure à entendre, quelquefois, señor, reprit-elle avec une certaine animation.
— Elle est dure toujours, señora, reprit sentencieusement l’arriero mayor sans se déconcerter le moins du monde.
Marcos Praya ne prenait point part à la conversation, il rêvait, les regards obstinément fixés sur l’horizon bleuâtre que les vapeurs nocturnes estompaient de brume.
— Si, du moins, reprit nonchalamment la comtesse de Casa-Real, vous connaissiez, señor don Benito, un moyen de nous sortir du mauvais pas où nous nous trouvons, je vous pardonnerais vos lugubres prédictions.
— J’en connais un.
— Vraiment ?
— Sur l’honneur.
— Et vous ne me l’avez pas révélé, señor don Benito ?
— Il n’était pas temps encore, señora.
— Pourquoi donc ?
— Parce que nous étions trop éloignés de la ville de San-Francisco pour que ce moyen suprême pût être employé avec quelques chances de succès.
— Je ne vous comprends pas, señor.
— Voulez-vous me permettre de m’expliquer, señora ?
— Sans doute ; je vous en prie.
— Eh bien ! puisque vous me le permettez, señora, ce moyen, le voici : il est simple comme tout ce qui est bon.
— Hâtez-vous, de grâce, je brûle d’être instruite.
— Écoutez-moi bien, señora, je vous en supplie. Ce n’est qu’un simple calcul, mais fort intéressant pour vous, je vous le jure ; d’ailleurs vous pourrez bientôt en juger vous-même. L’un dans l’autre, avec les mules, et surtout avec les wagons que nous traînons à notre suite, nous ne faisons guère plus de quatre lieues par jour, et encore souvent nous ne les faisons pas, à cause des difficultés des chemins et surtout de la fatigue des animaux, n’est-ce pas, señora ?
— C’est vrai, señor, mais je ne vois pas où vous voulez en venir ?
— Patience, señora.
— Allez, allez ; je vous écoute avec la plus sérieuse attention.
— Très bien ; c’est surtout ce que je désire. Nous sommes à sept journées de mules de la ville de San-Francisco, à partir de ce soir, señora ; c’est-à-dire, en comptant d’après notre marche habituelle, quatre lieues par jour, à vingt-huit lieues, mettons-en trente, si vous le voulez, señora, trente-cinq même, ceci ne fait absolument rien à l’affaire.
— Après ?
— M’y voici, señora. Un mustang des prairies, ce que nous autres hombres de a caballero nous nommons un coursier en terme technique, peut, remarquez bien ceci, señora, c’est très important, peut, dis-je, sans se fatiguer, faire et cela est prouvé, lancé à toute bride, de cinq lieues à quatre lieues et demie à l’heure pendant douze heures consécutives ; non pas tous les jours, ce serait trop lui demander, au pauvre animal, mais une fois de loin en loin, dans un cas urgent, critique même, comme, par exemple, celui où nous nous trouvons en ce moment.
— Vous êtes sûr de ce que vous dites, señor don Benito ? s’écria la comtesse, dont le regard rayonna de joie.
— Je vous l’affirme, señora ; et cela avec d’autant plus de certitude que j’ai moi-même plusieurs fois exécuté le tour de force dont je vous parle, dans des circonstances semblables à celle où nous sommes.
— Bien, bien, señor don Benito, continuez, reprit la comtesse vivement intéressée.
— Or, quatre lieues à l’heure, mettons quatre, si vous voulez…
— Oui, quatre, c’est plus sûr.
— Comme il vous plaira, señora ; quatre lieues font en douze heures…
— Quarante-huit lieues ! s’écria-t-elle.
— Remarquez en outre, je vous prie, señora, qu’en mettant les choses au pis, nous ne sommes tout au plus qu’à trente-cinq lieues du but de notre voyage.
— Ce qui veut dire ?…
— Que bien montés, en moins de neuf heures, il nous est, si vous le désirez, très facile d’atteindre la ville de San-Francisco, même en ménageant nos chevaux.
— Vous en parlez comme s’ils existaient, ces excellents chevaux, señor don Benito, reprit-elle avec anxiété.
— C’est qu’ils existent réellement en effet, señora.
— Comment cela ?
— Mais à deux pas d’ici, señora ; votre caballeriza, à laquelle vous ne songez pas et dont vous ne vous êtes pas servie encore, se compose d’animaux de choix, lacés par moi, un à un, dans la prairie.
— C’est vrai ! señor don Benito, fit-elle avec entraînement ; mon Dieu ! comment ai-je pu oublier cela ?
— Je me suis souvenu, moi, vous le voyez, señora.
— Et soyez convaincu que je vous en remercie du fond du cœur, señor, car je vous devrai peut-être la vie.
— Seulement, reprit-il, songez-y bien, señora, il nous faudra abandonner les wagons, c’est-à-dire les bagages.
— Qu’importent les bagages ! s’écria-t-elle vivement, c’est arriver qu’il faut avant tout, quoi qu’il en coûte.
— Et vous arriverez, señora, j’en réponds sur ma tête, ce qui cependant est l’enjeu d’un fou, répondit-il en riant. Quant aux mules, elles suivront lentement, et comme quatre hommes seulement resteront avec elles pour les conduire, les vivres et l’eau que nous possédons encore seront plus que suffisants pour leur voyage : ils nageront même dans l’abondance au lieu de souffrir, les gaillards, comme cela leur est arrivé jusqu’à présent.
— Que le ciel vous récompense de la bonne pensée que vous avez eue, señor don Benito ! Quant à moi, soyez tranquille, le danger passé, je n’oublierai point et je ne serai pas ingrate envers vous, je vous le jure.
— Je n’ai fait que remplir mon devoir, señora ; ne suis-je pas, quant à présent du moins, à votre service ?
Tout à coup, Marcos Praya qui, jusqu’à ce moment était, ainsi que nous l’avons dit plus haut, demeuré complètement étranger à la conversation, les regards fixés sur l’horizon, poussa un cri étouffé, se leva d’un bond et s’élança hors de la tente, et cela si rapidement, qu’il disparut presque aussitôt dans l’obscurité.
— Que se passe-t-il donc ? s’écria la comtesse avec surprise.
— Je l’ignore, señora, répondit l’arriero mayor ; mais, selon toutes probabilités, don Marcos Praya aura aperçu quelque chose d’extraordinaire ; désirez-vous que j’aille… ?
— Non, non, restez, restez près de moi, señor don Benito ; Marcos Praya reviendra bientôt sans doute ; alors il nous expliquera lui-même la cause de cette étrange et subite disparition, dont le motif nous échappe en ce moment.
— À vos ordres, señora.
— Combien avons-nous de chevaux dans la caballeriza ?
— Trente, señora.
— Reposés.
— Depuis huit jours, señora, ils sont campés à environ une lieue d’ici. Vous les pourriez apercevoir s’il faisait jour. Dans la prévision de ce qui arrive aujourd’hui, j’avais donné à l’avance au chef de mes arrieros les ordres nécessaires, et ils ont été ponctuellement exécutés ; la caballeriza a fait en huit jours, et cela sans se fatiguer, le trajet qui nous en a coûté vingt.
— Mais alors, s’il en est ainsi, señor, nous voilà sauvés !
— Je l’espère, señora ; d’autant plus que vos serviteurs, vos deux servantes, mes six arrieros compris, vous, le señor don Marcos Praya et moi, nous ne formons en tout qu’un total de vingt-trois personnes, dont nous défalquerons ceux de nos arrieros, qui demeureront avec les mules, ce qui ne fait plus que dix-sept.
— Dix-sept, déjà si peu !… murmura la comtesse en soupirant.
— Hélas ! oui, señora, cela est malheureux ; en vingt jours, nous avons perdu dix-sept personnes ! sans compter les animaux ; qui sait ? les survivants ne résisteraient pas deux jours encore, peut-être.
— C’est affreux ! señor don Benito, murmura-t-elle tristement. Mais comment prévenir la caballeriza ?
— Je m’en charge, señora, si vous me le permettez.
— Mais vous êtes brisé de fatigue, señor ! reprit-elle.
— Je n’ai pas besoin de me déranger, señora. Je resterai ici ; je suis convenu d’un signal avec mon chef de la manada, deux fusées ; dès qu’il les verra, il lacera les chevaux et les amènera ici en quelques minutes.
— Reposons-nous alors, señor don Benito, et un peu avant le lever du soleil vous donnerez le signal ; seulement nous lèverons le camp et nous irons retrouver la caballeriza ; les chevaux seront ainsi plus frais.
— Bon ! une fusée suffira alors.
Un bruit assez fort se fit entendre tout à coup à l’entrée du camp ; des torches nombreuses brillèrent.
La comtesse de Casa Real ouvrait déjà la bouche pour ordonner à l’arriero mayor d’aller aux renseignements, lorsque plusieurs de ces torches se rapprochèrent rapidement de la tente, et, à la lueur rougeâtre qu’elles projetaient autour d’elles, la comtesse aperçut Marcos Praya ; un autre homme étranger au camp se tenait à ses côtés et courait vivement avec lui.
En l’apercevant, la comtesse jeta une exclamation de surprise.
En cet homme elle avait reconnu le comte de Mauclerc.
M. de Mauclerc s’avança vers elle et la salua aussi respectueusement et avec autant de grâce que s’il se fût trouvé de visite dans un salon parisien.
— Vous ici, monsieur le comte ! s’écria-t-elle avec joie.
— Oui, madame la comtesse, et bien heureux de vous rencontrer, répondit-il avec un charmant sourire.
— Vous me cherchiez donc ?
— Je me rendais à Sonora, madame la comtesse, tout exprès pour avoir l’honneur de m’entretenir avec vous de choses fort importantes, lorsque le hasard, ou plutôt ma bonne étoile, m’a fait donner, à environ une demi-lieue d’ici, il y a de cela quelques heures à peine, dans un campement de chevaux de relais qui vous appartiennent, à ce qu’il paraît ; les conducteurs de ces chevaux m’ont renseigné, et me voici, madame la comtesse, tout à vos ordres.
— Asseyez-vous là, près de moi, je vous en prie, monsieur le comte. Désirez-vous prendre quelque chose pour vous rafraîchir ?
— Mille grâces, madame la comtesse ; les braves gens que j’ai quittés, il y a un quart d’heure à peine, m’ont invité à partager leur repas, et ma foi, comme je mourais littéralement de faim, je vous avoue que j’ai accepté.
— Bon, je n’insiste pas, mais vous m’avez dit avoir à me parler de choses importantes. Quoi de nouveau, comte ?
— Tout, madame la comtesse. J’ai enfin, grâce à Dieu, retrouvé nos ennemis, sans qu’il en manque un seul, répondit-il avec un mauvais sourire et redevenant subitement sérieux. Ce n’est pas sans peine, à la vérité, mais je vous promets que cette fois, par exemple, si nous ne les capturons pas dans un immense coup de filet, ce sera notre faute, car je vous certifie que nos précautions sont prises, et bien prises.
— Merci pour la bonne nouvelle, comte ! Vous êtes toujours le meilleur de mes amis. Maintenant veuillez, je vous prie, me renseigner, me donner des détails ; vous comprenez, n’est-ce pas ? que j’ai hâte de savoir…
Mais s’interrompant tout à coup et se tournant vivement vers l’arriero :
— Señor don Benito, allez donc voir un peu, je vous prie, ce qui se passe dans le campement, lui dit-elle en souriant ; je ne sais quel singulier remue-ménage fait en ce moment Marcos Praya là-bas, au lieu de laisser nos gens se reposer.
L’arriero mayor se leva.
— Ne vous dérangez pas, señor, c’est inutile, dit courtoisement le comte de Mauclerc à don Benito, puis, s’adressant avec un fin sourire à Mme de Casa-Real : votre mayrordomo, madame la comtesse, est tout simplement en train de lever le camp.
— Lever le camp à cette heure ? Plaisantez-vous, comte ?
— Pas le moins du monde, je vous le jure, madame.
— Mais pour quel motif si sérieux ce départ précipité ? À peine sommes-nous campés ici depuis trois heures.
— Excusez-moi, madame la comtesse, mais c’est moi qui me suis permis de conseiller cette mesure à votre majordome. Les braves gens de là-bas, qui semblent, ma foi, être dans de très bons termes avec ces démons de Peaux-Rouges, m’ont averti en particulier qu’un parti considérable de guerriers indiens, qui rôde depuis plusieurs jours autour de votre caravane, a l’intention de vous attaquer à l’improviste cette nuit même, un peu avant le lever du soleil.
— Mon Dieu ! s’écria la comtesse avec terreur, il serait vrai !
— Je le crains réellement, comtesse, répondit M. de Mauclerc ; ces braves gens dont je vous parle semblent tenir ce renseignement de source certaine ; ils m’ont assuré que ces féroces Indiens étaient des guerriers sioux, commandés par un chef très célèbre nommé l’Épervier, qui est, par parenthèse, le plus redoutable pillard des prairies, d’ici à la Sierra Nevada.
— Mais nous sommes perdus, mon cher comte, si cela est ainsi ! s’écria la créole tout effarée.
— Ce que je vous annonce est positif, comtesse, je suis accouru ici en toute hâte pour vous instruire du danger suspendu sur votre tête et sur celles de vos compagnons, mais rassurez-vous, nous sommes sauvés, au contraire.
— Le señor conde a raison, señora, dit froidement l’arriero mayor. Mais grâce à nos mustangs, lorsque les Sioux assailliront le camp, nous n’aurons plus rien à redouter d’eux ; seulement, cette fois, señora, il nous faut absolument sacrifier nos bagages ; car mes pauvres arrieros seraient infailliblement massacrés et scalpés par ces féroces païens.
— Sacrifions ! sacrifions ! señor don Benito, je suis riche, grâce à Dieu ! peu m’importent les bagages ; sauvons les hommes d’abord, quant au reste, ce n’est rien.
— Merci, señora, dit l’arriero mayor avec émotion, vous êtes bonne autant que belle, le Seigneur vous protégera :
— Mais que ferons-nous des mules et des chevaux fatigués ?…
— Ils seront perdus, señora ! mais que pouvons-nous y faire ? D’ailleurs, que cela ne vous inquiète pas, au cas où ils tomberaient entre les mains des Indiens, ce qui, pour les chevaux, n’est pas probable, ils ne seraient pas maltraités.
— C’est quelque chose ! fit ironiquement le comte de Mauderc.
Marcos Praya, après avoir réuni tous les membres de la caravane, leur avait en quelques mots expliqué ce qui se passait et la nécessité de prendre un parti s’ils ne voulaient pas être scalpés et impitoyablement massacrés par les Peaux-Rouges, qui peut-être, avant deux heures, attaqueraient le campement.
Cette nouvelle, si froidement annoncée par le majordome de la comtesse, remplit les aventuriers d’une indicible terreur.
Chacun alors, oubliant sa fatigue et sa faiblesse, s’était mis à l’œuvre avec une activité fébrile, tant est puissant chez l’homme l’instinct de la conservation.
On ne toucha à rien des bagages, qui furent abandonnés ; on jeta seulement du bois dans les feux, afin qu’ils durassent jusqu’au matin et trompassent les Indiens en leur faisant supposer que le camp était toujours occupé.
Puis les chevaux furent harnachés et sur l’ordre du métis chacun se mit gaiement en selle.
La comtesse de Casa-Real, le comte de Mauclerc, Marcos Praya et don Benito, l’arriero mayor lui-même, se chargèrent de tout l’or et des bijoux renfermés dans les wagons ; le reste des bagages et des approvisionnements de toutes sortes fut abandonné sans regret.
Puis, sur un signal du mayordomo, on sortit silencieusement du camp.
Afin de ne pas donner l’éveil aux sentinelles indiennes, probablement embusquées dans les broussailles aux environs du camp, le trajet, assez court du reste, jusqu’au campement de la manada fut fait au pas.
Ce trajet cependant dura une heure à cause de l’extrême fatigue des chevaux.
Aussitôt arrivés, sans perdre un instant, les selles furent enlevées aux chevaux fatigués et placées, toutes fumantes encore, sur les mustangs qui avaient été lacés et rassemblés à l’avance et étaient prêts à partir.
— En avant ! en avant ! cria alors la comtesse de Casa-Real d’une voix stridente, en se penchant sur le cou de son cheval et lui enfonçant l’éperon au flanc.
— Ah ! Santiago ! Santiago ! s’écrièrent les Californiens en poussant le cri d’appel accoutumé des ginetes.
Toute la troupe partit comme emportée par un tourbillon.
Il était onze heures du soir.
À neuf heures du matin, la caravane atteignit les premières maisons de la ville de San-Francisco, sans avoir un seul instant ralenti sa course vertigineuse à travers tous les obstacles.
Pas un cheval n’avait bronché.
— Hein ! s’écria le señor don Benito avec un orgueilleux sourire, quand je vous disais, madame la comtesse, que c’étaient de nobles et vaillantes bêtes !