Les jours et les nuits/I/III

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 14-20).

iii
autre jour

Sengle libre est condamné à mort, et il sait la date. Et voici que vogue son lit de tôle blanche en forme de gondole. Sengle comme le roi oriental a le corps pris jusqu’à la ceinture dans une gaîne de marbre noir, qui montera encore, et il lui souvient d’une promenade qu’il fit dans un bois avec son frère dans un état d’esprit tel que s’il avait pris du haschisch. Son corps marchait sous les arbres, matériel et bien articulé ; et il ne savait quoi de fluide volait au-dessus, comme si un nuage eût été de glace, et ce devait être l’astral ; et une autre chose plus ténue se déplaçait plus vers le ciel à trois cents mètres, l’âme peut-être, et un fil perceptible liait les deux cerfs-volants.

« Mon frère, dit-il à Valens, ne me touche pas, car le fil s’interrompra aux arbres, comme lorsqu’on court avec le cerf-volant sous les poteaux du télégraphe ; et il me semble que si cela arrivait, je mourrais. »

Et il avait lu dans un livre chinois cette ethnologie d’un peuple étranger à la Chine, dont les têtes peuvent voler vers les arbres pour saisir des proies, reliées par le déroulement d’un peloton rouge, et reviennent ensuite s’adapter à leur collier sanglant. Mais il ne faut pas qu’un certain vent souffle, car, le cordon rompu, la tête dévolerait outre-mer.

Semblable à son frère Valens, qu’il saura loin pendant dix mois, Sengle libre s’éloigne du soldat, et il revit son passé comme le présent de Valens, comme des impressions qui lui plaisent et sont donc les seules vraies de son âme. Et voici l’autre salle de révision où il passa auparavant, dont le souvenir est revenu vers le lit blanc en forme de gondole.

Dans un vaste atelier rouge et gris, sous l’oasis d’une grande lampe. Severus Altmensch, l’eunuque juif ; Raphaël Roissoy, le peintre hôte : Freiherr Suszflasche, l’esthète allemand célèbre ; le publiciste Bondroit ; une petite fille, de son métier modèle, dite Huppe ; et Sengle lui-même.

Huppe ayant expliqué à Sengle qu’il lui serait agréable de voir et d’avoir son corps, comme elle avait eu celui de Raphaël Roissoy et antérieurement celui de Bondroit, et n’espérait pas avoir celui de l’esthète allemand, Sengle lui répondit qu’il serait plus drôle de voir, s’il n’était possible que Huppe en usât, celui de l’eunuque juif Severus Altmensch, car au fait personne ne savait s’il lui manquait tant qu’il fût eunuque, ou assez peu pour le marquer seulement juif. Et on s’avisa d’un artifice. On proposa ce jeu, licite dans un atelier, de tirer au sort qui monterait nu sur la table à modèle ; et sans tricherie, quoique Sengle eût prédit que cela écherrait, le sort tomba sur Severus Altmensch. Lequel ayant refusé d’obéir, Sengle le maintint par les épaules — du bout des doigts — et Huppe ôta…

Severus Altmensch apparut nu, sauf ses pieds, plus difformes d’être devinés seulement au fond de bottes exagérées. La poitrine creuse, le ventre saillant en arête de tétraèdre, les bras pareils à deux lattes, les jambes faunesques — d’un faune qu’on aurait châtré, par pudeur, sur une estampe — et tous les membres s’articulant en des sens imprévus. Partout végétait un astrakan bouclé de vigogne ou de lama, laine évoquant le suint ; et de ses ongles taillés en griffes il effilait vers sa poitrine le penil triangulaire de son ventre énorme, la pointe en haut.

Huppe voulut pour lui des complaisances complètes ; Severus poussa de petits cris, minauda et la mordit au sein. Elle n’obtint aucun résultat, car il était masochiste, fétichiste et basochien, et se tordit sur le tapis, en suçant le bec d’un paon empaillé.

Selon l’ordre du sort, Freiherr Suszflasche se dévêtit presque aussi ignoble, arrêté, âgé de vingt-quatre ans, dans sa croissance à douze, comme l’exige de ses pareils Schopenhauer ; les os seuls et le ventre vivant.

Raphaël Roissoy, beau de traits et de s’être fait une tête, le corps trop femme du Saint Jean-Baptiste de Vinci.

Bondroit, bien ; et le dernier, Sengle, le plus harmonieux, trouva-t-on, et le corps le plus chaste, malgré l’air trop modèle d’atelier de sa moustache commençante.

Et comme il n’y avait que six corps nus, il n’y avait pas d’attentat public à la pudeur. Soudain sonna — et Bondroit tout nu lui alla ouvrir — Moncrif, d’une laideur rousse presque aussi recroquevillée que Severus Altmensch. L’entrant, stupéfait, craignant un paradoxal viol, alla s’asseoir, caparaçonné toujours de plusieurs mac-farlanes. Et tous eurent de lui une horreur profonde ; car, septième, quoique vêtu, il constituait l’attentat.

Et les six disparurent dans la fumée de la grande lampe, le verre s’étant fêlé ; et scandalisés du présent Septième, coururent vers des vêtements, nu-pieds sur les coupures.