Les jours et les nuits/I/X

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Société du Mercure de France (p. 58-63).

x
au temps

On marcha d’abord fort vite, en ordre dispersé, le fusil horizontal, dans la grande prairie, près du champ de manœuvres, inclinée et si haute vers la fin et les haies, qu’il semblait qu’il n’y eût que du ciel vert. Un clocher grêle planait en forme d’émouchet déployé, immobile comme l’ombre de sa proie. La voix des commandements était grêle aussi dans le vent oblique. On fit des feux.

« À douze cents mètres — sur la croix ! » dit le caporal.

Il y avait certainement un crochet au bout de sa phrase, sifflante dans le vent, selon une trajectoire. On essaya des tirs à blanc, sur la grande cible immaculée, où il y avait aussi une croix noire, comme on trace deux lignes pour hypnotiser un coq. Et il y eut un bruit de chasse, toujours bredouille, comme on rêve, dans la prairie déserte :

 « Décochons, décochons, décochons
Des traits
Et détrui, et détrui,
Détruisons l’ennemi.
C’est pour sau, c’est pour sau,
C’est pour sau-ver la pa-tri-e !
 »

Et puis on marcha, toute la compagnie de front, trop flexible, convexe et concave, le pied dans des trous, sur des bosses, paisiblement, entre la course des sergents et adjudant devant-derrière, sans penser à rien, ce qui n’était pas désagréable. Sengle dormait tout à fait, et se promenait dans la prairie pour soi tout seul. Il voyait les insectes de l’herbe et les roitelets des haies.

Soudain, il fallut faire attention. Après la pause, faite d’urinoir des talus et de réfectoire selon les gibernes, on manœuvrait, le lieutenant expliquant des choses nouvelles.

Le lieutenant Vensuet, insignifiant parmi le pennage des moustaches blondes, les ergots bien duvetés de rouge et noir.

« Je vais commander : colonne contre la cavalerie. Les quatre sections se formeront en carré comme on va vous l’expliquer. Mais au mot cavalerie, sans attendre de comprendre autre chose, mettez baïonnette au canon, sans qu’on vous le dise. C’est la théorie. N’allez pas vous imaginer qu’à la guerre vous croisez la baïonnette afin d’éventrer des chevaux possibles. C’était bon sous Frédéric II. Il y a peut-être un effet moral, de culs de bouteille sur un mur, pour fiche le trac aux cavaliers et que vous osiez rester. Mais, quand vous n’avez plus de cartouches, que vous avez fait des feux à toutes les distances, depuis deux mille jusqu’à cent mètres, il est plus pratique de jeter là fusil et baïonnette et de vous tirer… Vous avez compris, sergents ? Commençons : colonne… »


Sengle, après avoir dormi tout à fait, rêvait lucidement. L’après-midi, il lirait quelque bouquin, pendant que son brosseur astiquerait ; il ferait boire le caporal, sortirait à cinq heures, permission de vingt-quatre heures en poche. Sa valise était faite en ville, à six heures le train repasserait, vers Paris, le long du champ de manœuvres et de l’école des tambours. À Paris, redevenu civil, il renverrait au corps les effets militaires, de peur d’être poursuivi pour détournement, et il serait à Bruges, ayant le temps de s’installer bien avant d’être devenu légalement déserteur. Et son père consentirait à lui envoyer mensuellement de l’argent là-bas. Et il jouissait de son dernier jour de service, de la beauté de l’herbe, de la poussière sonore, et pour la première fois de la drôlerie de jouer au soldat… Voici la dernière pause, avant la troisième partie de l’exercice.

Formez… sceaux !

Son voisin est très amusant aussi, il se trompe tout le temps en formant son faisceau. Le lieutenant vient :

« Caporal, vous allez faire former et rompre les faisceaux à cette escouade pendant toute la pause. Et à la fin de la manœuvre, la compagnie rentrera au quartier au pas gymnastique. Et je déchire toutes les permissions de mon peloton, cette semaine… Rassemblement ! »

Encore une demi-heure d’ordre dispersé, la rentrée faite de courses interrompues par des arrêts à genoux et des feux, parmi les bestiaux et les foires du samedi.

Sengle, sa permission déchirée comme les autres, ne put sortir que le lendemain à huit heures, il ne fallait pas penser prendre un train, devant l’adjudant de la gare, sans permission ; et en civil il aurait été reconnu. Il écrivit et dormit surtout toute la journée devant le feu, dans la chambre aux volets fermés, sous des lampes, et sa valise ne resta pas faite, car il n’avait pas le courage d’attendre l’autre dimanche, et il lui fallait la liberté, même pas, la tranquillité de lire et de dormir, sans uniforme, plus vite.