Les jours et les nuits/II/II

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 78-84).

ii
choir

Les hommes sont en tenue de treillis, le bourgeron enfoncé dans la culotte, une ceinture dessus, des bâtons sur l’épaule droite, courant vers la nouvelle caserne. Sengle est joyeux d’échapper à l’exercice armé, il se croira revenu au gymnase de collège, maquillé une fois l’an en salle de distribution de prix, des oriflammes voilant sa barre fixe en frêne poli avec le cœur d’acier, les anneaux cliquetant l’un contre l’autre, le trapèze aux bouts de cuivre, la sciure où l’on s’engloutissait au bout des sauts, hors du plancher fumant de la poussière de la boxe.

On l’amena avec sa demi-escouade d’un des côtés des barres à fond, entre lesquelles un sergent appuyé fit quelques prolégomènes sur les chutes et estropiements, pas trop embêtants parce qu’après on tire l’hôpital. L’adjudant interrompit et la séance commença. Après les barres, où Sengle se trouva à son aise, comme à l’échelle et à la barre fixe, on vint vers une poutre ronde, horizontale à deux mètres de terre ; et d’un haut escabeau il fallut l’aborder et marcher dessus. Le brosseur de Sengle et tous les petits paysans y coururent comme sur des branches d’arbres, et on fut étonné que là Sengle regarda ses pieds, trembla sur ses jambes et sauta, écœuré de l’exercice, avant deux pas. Le caporal ne blagua pas encore, malgré une phrase de Sengle qu’il ne comprit pas :

« C’est une supériorité que l’infériorité dans les exercices militaires, et il faut avoir un cerveau et des nerfs pour trembler dans des phobies. »

D’ailleurs, à un coup de sifflet de l’adjudant, on changea d’appareils et l’on vint vers le portique, exécuter divers mouvements aux trapèzes et anneaux. Sengle remarqua que les mouvements de grande force, qu’il savait, n’étaient pas commandés par les caporaux, qui les ignoraient ou ne les pouvaient ; et il apprit plus tard que la théorie ne les prévoyait pas.

Puis on monta le long d’agrès. Au haut de la corde lisse, Sengle perçut très nette la voix du caporal chuchotant à un homme :

« Comment fera-t-il, ayant eu le trac sur la poutre ronde, quand on lui commandera de passer debout sur le portique ? »

Il feignit une fatigue, décontracta ses bras et dégringola de sa corde. Il y avait déjà quelques soldats à califourchon sur la haute poutre.

Les escouades du 2e peloton grimaçaient des membres aux précédents appareils.

L’adjudant siffla Rassemblement, et les quatre escouades du 1er peloton furent au pied du portique. Sengle, sachant qu’il n’était pas possible qu’il put passer sans savoir envie de sauter de l’étroit madrier sur le sol battu, avait confiance qu’il ne passerait pas. Un sergent traversa, les bras en croix, puis des caporaux et plusieurs soldats, tout noirs sur le ciel, dont il sut les impressions plus tard. La poutre, à cinq mètres du sol, a cinq mètres de long et n’est pas assez large pour qu’on y marche autrement qu’un pied devant l’autre. Les hommes de la première section, première escouade, passèrent ; puis ceux de l’escouade de Sengle…

Il y eut au loin, dans la cour, un cri, du bruit, de la foule, l’adjudant partit… Un des petits paysans grimpeurs, qui courait au pas gymnastique sur la petite poutre ronde, était tombé sur l’une des potences renversées soutenant en équerre les extrémités du mat. Son pied enflait, on parla de jambe cassée, on courut vers des majors absents. Sengle se garda, n’étant pas commandé, de gravir l’échelle du portique ; et confiant dans l’aide de l’Extérieur, moins extérieur à lui que la chose militaire, car la chose militaire ne lui obéissait pas directement, il prit la posture, un pied sur les inférieurs échelons, de quelqu’un qui a grande envie de grimper mais qui en bon militaire attend des ordres. Et l’adjudant siffla la pause.

L’adjudant siffla la pause, mais il y avait encore un quart d’heure de gymnase.

La pause fut longue, à cause du blessé et des paroles des officiers. Et après il tomba de la pluie et de la grêle et on se réfugia sous les hangars des préaux.

Sengle dit au capitaine qui lui parlait :

« Je n’aurais pas passé quand même le portique, parce que j’aurais refusé ; et vous m’auriez fait lire le Code pénal ; mais d’autres après moi auraient refusé. »

Le lendemain, on lut au rapport :

« Étant donné que la pluie du jour précédent a fait glissants les appareils et que le vent rend les chutes à craindre, il est défendu à tout soldat, sous peine de prison, de passer le portique jusqu’à nouvel ordre.

— C’est très beau tout ça, dit Sengle, comme obéissance des circonstances extérieures ; mais il faudrait être sûr que ça dure tout le temps. »

Et le mardi suivant, jour de gymnase, il se fit porter malade, et on passa le portique parce qu’il faisait beau et on alla aux pistes, sans autre incident d’ailleurs que l’histoire d’un double hernieux qui prétendait à l’adjudant n’oser sauter en profondeur dans le fossé de trois mètres cinquante, et qui fut contraint de sauter, remonter et sauter encore pendant toutes les pauses.

Sengle avait de moins en moins le temps de déserter, parce qu’il y avait encore gymnase, le vendredi, avant la sortie du dimanche, et qu’il n’aurait pas de permission, s’étant fait porter malade. Et il tâcha à autre chose.