Les jours et les nuits/III/III

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Société du Mercure de France (p. 115-121).

iii
azur déboucle azor

La vision vitrée précédait de deux mètres les yeux de Sengle, comme des besicles construites pour une optique protubérante d’anoures, ou la grande ombre plate qui papillonne en avant des chevaux des voitures publiques, chassée par le feu des lanternes. Puis des lueurs diverses tambourinèrent aux quatre vitres, et une forme colorée et délimitée s’étendit. Sur l’écran blanc de tous les lits, sur le gril vert des châlits parallèles, la figure d’un soldat couché, tel que la chute d’un pioupiou de bois, se précisa avec son costume. La tête scalpée et les brodequins hérissés ondulaient trop blanche ou trop noirs pour le durable souvenir de l’halluciné ; et comme des fanaux vert et rouge à tribord et à bâbord, luisait la jumelle tache de teinture lourde, basique et acide, de la veste bleue et de la culotte de garance, cloisonnée sur le corps couché par le ceinturon vertical.

L’être bleu et rouge trembla comme un horizon de mer sous l’obliquité d’un grain ; et il continua de cuire sur le gril des lits verts. Et soudain son torse et son ventre gonflèrent horribles et il se convulsa comme il est d’usage sur un gril. Ses bras bleus et ses jambes rouges, érigés dans la cambrure des deux cornes d’un croissant, s’enchevêtrèrent mutuellement dans les ramifications de doigts gonflés et d’orteils soudain nus ; et l’image fut beaucoup trop régulière pour rester humaine.

Le rouge et le bleu, informes d’abord comme les armes de la ville, eurent les significations hermétiques des planches d’anatomie. Et Sengle étudia, comme on détaille dans la fièvre, le schéma sur la grande feuille blanche, ou la préparation entre des lamelles monumentales des deux cœurs, artériel et veineux, arborant les couleurs héraldiques de l’analyse, et, tels deux poulpes se tâtonnant de leurs tentacules, confondant au bout de la courbe symétrique du feuillage viscéral le sang et le ciel de leurs veinules et artérioles.

Les deux lumineux émaux mangèrent la cloison du ceinturon noir, ainsi que le fond d’un paysage mange et dentelle qui passe devant la dent des blés jaunes et verts ; s’engrenèrent comme une suture de crâne, et tout s’écrabouilla dans un violet vite bleu, puis noir.

Le cœur de Sengle battit avec une intensité et fréquence sonore, la caféine étant toute absorbée, qui le réveilla du rêve comme l’heure matinale d’une horloge.

Et il rêva ensuite encore de cœurs anatomisés, cœurs de gastéropodes séparés, au milieu de longs vaisseaux, comme des bulbes en caoutchouc d’injecteurs ; cœurs de crocodiles égyptiens, embaumés dans des vases de verre, pendant que l’animal errait derrière les dernières convulsions de ses mâchoires. Il vit un très beau crocodile, gris-glauque comme tous les crocodiles, mais aux griffes cyaniques du bleu d’ordonnance des précédentes rêveries, le dessus des pattes bossué d’œdème bleu, et bleu aussi quant à la paupière supérieure, et aux parties sexuelles. Et il sut, comme on sait dans la science plus immédiate du rêve, que cet azur admirable était l’apanage de l’être à un seul ventricule.

Mémorant des ontogénies, il vit des fœtus conservés, assis sur le renflement de nasse des vases de cristal, le cœur schématique dans leur poitrine transparente ; et des nouveau-nés morts avant la deuxième semaine, dont le cœur, comme celui des fœtus, unissait ses deux oreillettes par la persistance du trou de Botal. Et malgré l’alcool dissolvant, on se souvenait d’ombre bleuâtre, comme de kohl, à la pulpe de leurs doigts, à leur sexe et à leur paupière supérieure.

Sous la caféine, sa langue était blanche et bruissante comme une route de neige récente.

Sa main appliquée sur son cœur écoutait le frémissement cataire ; sa main était froide sur sa poitrine moite, ses pieds exsangues ; et il rêvait qu’il soufflait parmi la neige sur le dessus de ses doigts bleus.

Il erra sous la lune dans des plaines de neige ; il se réfugia chez Nosocome, au pied de la grande statue de Marsyas, devant la cheminée éteinte de poussière ; Nosocome semblant fou dépensait des pièces d’argent blanc dans une tire-lire de verre de forme philosophique, où bruissaient des bulles et des vapeurs acides rutilaient. Parmi la buée rouge verdissait une petite lampe, sous un trépied. Dans un creuset refroidissaient des blancheurs polyédriques ; et Sengle désespéré marchant vers le suicide et les cristaux de nitrate d’argent absorba, comme on mange du sucre, la pierre infernale ; le bleu cyanique irradia de l’estomac à l’épiderme comme vers la circonférence du ciel un soleil noir ; ses pieds froids et ses mains froides arborèrent l’azur héraldique ; et il mira dans son sexe bleu le fard interne de sa paupière supérieure.

L’absorption de l’ancêtre minéral le rapprochait de l’aïeul à un seul ventricule, du moins quant aux signes exposés à la vue d’autrui ; et comme ses yeux s’étaient vitrés à la parole du thermomètre, cadavre apparent en son vêtement cyanique, il crut fermement rebrousser vers le sein de sa mère, et son cœur jumeau devenu monstre par la communion des oreillettes, le sang exclusivement bleu commença de gonfler les extrémités de son corps.