Les jours et les nuits/IV/VIII

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Société du Mercure de France (p. 167-172).

viii
mendiants et prisons

Dricarpe dit :

« Je vais d’abord vous raconter une histoire de mendiants. Deux mendiants se rencontrent rue de Rivoli : « Viens, nous irons chez ce petit charbonnier boire un verre. » C’est un aveugle qui dit cela à un paralysé qui tremble. Deux demi-setiers. Le paralysé se fait lire le journal par l’aveugle et lui dit : « À la tienne. »

Il s’interrompit pour cracher longuement, dans des convulsions, et commença, comme suivant des notes, une autre histoire.

« Une mendiante à la lettre avait emmené son enfant dans la journée. S’était saoulée avec d’autres mendiantes. Rencontre un marchand de fleurs mendiant. Il lui offre un verre. Elle aussi. Plusieurs verres. Au bout, il était neuf heures du soir. À neuf heures, n’ayant plus d’argent, elle ni le marchand de fleurs, il lui dit :

« Prête-moi ton enfant pour aller chiner pour boire. »

« Le voilà parti avec l’enfant aux terrasses et elle suivait par derrière. Lui profite du moment qu’elle était saoule, s’en va avec l’enfant, et il avait fait une recette entre les deux, huit à neuf francs. S’en va avec l’enfant chez un marchand de vins, où il y avait des putains. Le connaissant et voyant ce beau petit enfant, elles offrent au petit du lait et des gâteaux. Lui boit quelques verres et s’en va avec l’enfant coucher dans un hôtel, rue Simon-Lefranc, met le petit dans le lit et saoul se couche sur le tapis, pour qu’on ne l’accuse de viol. Se réveillant le lendemain matin, n’ayant plus le sou, s’en va avec l’enfant dans les Champs-Élysées, le matin vers midi mendier pour faire son déjeuner. Va ramasser à la Madeleine de vieilles fleurs pour chiner. Fait son déjeuner et s’en va boire un verre chez Monsieur Rabus. On lui dit que la mère vient de venir, il prend son verre et laisse l’enfant dans le coin. Mais ce que la mère a été faire au poste : pleurer, a été volé, etc. Alors s’amène et le retrouve chez le marchand de vins. »

Il cracha encore et dit à Sengle :

« Je vais vous parler des jeunes filles mendiantes. Des parents les envoient, et les petits garçons, à partir de six ans jusqu’à dix-huit, vendre pour la frime, épingles, crayons, lacets dans un panier, principalement aux alentours des grands magasins, Louvre, Bon-Marché. Ils sont forcés de rapporter telle somme à leurs parents, de 2 à 6 francs ; mais au lieu de vendre ils font plutôt le truc. Et les parents sont plutôt un peu de leur faute parce qu’ils taxent les enfants, ne font rien et les battent.

« Je vous parlerai un autre jour des mendiants qui louent des enfants… des femmes mariées mal avec leurs maris pour putanisme, de la dernière classe. Il y en a qui ont des enfants et boivent entre elles, alors que le mari ne rapporte pas assez d’argent. Il y en a qui n’ont pas d’enfants et s’adressent à celles qui en ont, et voisines. S’en vont avec un ou deux implorer, parce qu’elles ont plus de toupet que celles qui sont mères véritablement. Les premières louent pour boire, ayant peur que leur mari les apprenne mendiantes.

« Les estropiés : les estropiés, bancals, etc. Leur principale vie, se lever le matin à huit heures pour aller faire leur tournée jusqu’à onze ; et leurs outils, entre eux, c’est de boire quelques verres, soit deux ou trois absinthes, pour travailler. « Passe-moi mes outils, » disent-ils devant le public. Appellent chantier le lieu où ils travaillent (mendient), et leur travail fini se donnent rendez-vous pour dîner entre eux, dans des bouges que sont généralement les taules où ils vont manger. Après, boivent jusqu’à deux heures et demie. C’est l’heure que « le rupin commence à sortir », pour se remettre en chantier, parce qu’ils n’ont plus de pognon. Si la recette est bonne, ne travaillent que jusqu’à cinq ou six heures. Sinon, vont chez le bistro pour se redonner du toupet et faire la sortie des ouvrières, avenue de l’Opéra ou rue de la Paix ou bien rue Tronchet, et à la Madeleine. Vont dîner ensuite, et commencent à se saouler jusqu’à dix ou onze heures. S’ils sont trop saouls, vont se coucher, ou sinon faire la sortie des théâtres. Des fois, rencontrent quelques vieilles mendiantes (trente ou quarante ans) comme eux, qui vont coucher avec eux pour avoir la croûte et la taule, parce qu’elles n’ont rien fait. Ou des jeunes filles de vingt ans se mettent avec l’estropié pour l’argent, ne sachant faire débrouillardement la noce…

« Il y a les mendiants au marchand de journaux…

« Mais les mendiants valides sont le plus souvent en prison… »