Les jours et les nuits/V/IV

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Société du Mercure de France (p. 221-252).

iv
les propos des assassins

Pyast et Herreb s’assirent à la turque autour du cabinet de Nosocome ; Sengle se coucha dans un coin, derrière la table. Sur le socle de Marsyas troussant son marbre au-dessus des sexes mutuellement violés de ses organes intérieurs, comme les successifs cornets d’un cheveu, la cassolette noire, puis rouge fuma selon l’encens, le benjoin, le styrax, puis la myrrhe ; et les parfums construisirent un cylindre de tout le centre de la pièce, leurs ondes mourant à l’entrée de l’asile angulaire de Sengle.

Il y avait une fille avec un chien sur un divan.

« Voici Akem, » dit Nosocome, communiant le poète polonais Pyast, le philosophe allemand Herreb et Sengle des pilules de haschisch.

On attendit une heure, jusqu’à ce que Nosocome bondit, cria qu’il ne voulait chez lui ni putains, ni chiens, ni surtout chiens de putains, empoigna la bête et la fille jusqu’à la porte ; et les propos commencèrent.

nosocome

« En mil huit cent… mil huit cent mille… vers… vil milliards de verres…

pyast

Mille vibriards de verres de montre.

nosocome

Un éléphant dans une montre ! que tu es bête… quatre éléphants dans un verre de montre.

pyast

« Un sot trouve toujours un puceau… »

nosocome

La puce demeure au coin du boulevard Saint-Michel.

pyast

C’est le boulevard Haussmann qui veut l’emporter, comme échantillon.

nosocome

Il prend ça pour des verres de bouteille. Il y a un vers libre par échantillon.

pyast

Il n’a pas besoin de bouteille, puisqu’il se purge avec des verres libres.

nosocome

C’est idiot, ça ne s’est jamais vu.

pyast

C’est idiot de Jeannot.

nosocome

Ce n’est pas de la flanelle, l’eau de Hunyadi-Janos.

pyast

La flanelle, c’est comme les cors aux pieds, ça ne se porte plus.

nosocome

À partir de demain, tu portes de la flanelle.

pyast

À partir de demain ? Nous ne sortirons jamais d’aujourd’hui.

nosocome

Tiens-tu le rapport de cause à effet ? Tu mets ta tête dans tes mains.

pyast

Expliquons-nous dans le Paris des mots.

nosocome

La base est la flamme. Et tu es au milieu de l’ombre ou de la lumière.

pyast

Je suis au milieu de quoi ? Dans deux ou trois cents ans peut-être.

nosocome

Ton pareil est naturel.

pyast

Il faut que je le retrouve.

herreb

Si nous le faisions afficher ?

nosocome

Tu parlais de flamme, je crois ? Tu étais dans l’eau.

herreb

Tu pénètres deux choses à la fois ?

pyast

Au milieu, avec deux cerceaux de papier… je crois… Au milieu, avec…

nosocome

Suc-ces-si-ve-ment.

herreb

Il l’a retrouvé.

pyast

Je l’ai laissé tomber. Il était assis dans le sens des champs, il tournait donc le dos à la route.

nosocome

Mais si tu étais au milieu, tu ne pouvais pas le prévoir.

pyast

Il y a des schémas qui ne peuvent pas être sinueux.

nosocome

Voilà quinze ans que tu m’expliques quelque chose.

pyast

Voilà quinze ans ?…

nosocome

Tu veux me prouver quelque chose ?

pyast

Calchas néant.

nosocome

Ah ça, dans tes contrebanderies, si tu pouvais tailler tes mots ?

pyast

La morale de la Pologne…

herreb

La marelle de la Pologne…

nosocome

Pour peu que tu aies crié vive la Pologne…

pyast

Tu es un pied russe, un pied et demi.

nosocome

Retire cela.

pyast

Je le retire à demi et il te restera trois quarts de pied. Ha ha ! je lui ai enlevé trois quarts de pied. Tu es un pied, et un cor au pied, donc tu es un madrépore, madrécoraux, madré cor au pied ! Conclus, tu ne comprends pas, tu es un cor au pied.

herreb

Il a cinq cadavres au bout de chaque pied !

pyast

Tu es un délateur cérébral. Tu as l’obélisque dans un petit doigt et un cor au pied. L’ébonite dans un petit doigt…

herreb

Quoi ?

pyast

L’a-qua bénite. Ce n’est pas un poisson le Saint-Esprit, alors il nage dans l’eau bénite. Le Saint-Esprit est un cyprin doré. L’élégance est un progrès. D’arrière en avant.

herreb

L’élégance est pédéraste ?

nosocome

C’est sens devant derrière.

pyast

Qu’est-ce que c’est que son suffrage universel ? Le suffrage universel est celui où on met un sou par jour pour avoir un journal du jour. Il y a le Temps et le journal le Jour. Ça fait deux journaux du jour.

herreb

Et combien de temps ?

nosocome

Comment peut-il s’apercevoir d’une chose beaucoup plus grande ? Il se déplayait.

pyast

Si tu avais une poutre dans ton œil…

nosocome

On sait que ça dépend de la dimension de la poutre.

pyast

Ça te paraît-il évident ? Tu ne crois pas à l’évidence d’une poutre dans l’œil ? On ne peut pas changer la lettre imprimée.

nosocome

Il se déplayait. »


Les propos se répliquaient avec une vitesse exagérée, coupés de silences inévaluables, les haschischins n’ayant pas de notion du temps, sans doute à cause du nombre des images, et payant sans pose, riches d’années à milliards, par trois cents ans les minutes et les secondes. Ils n’ont pas plus la notion de distance, l’accommodation ne se faisant plus qu’avec un tremblement de cinématographe, et il leur faut un périple pour débarquer leur main au bras de leur fauteuil. Il y eut un silence après la conclusion de Nosocome, laquelle était d’un mot forgé ou aboli, notoirement incompréhensible d’ailleurs. Les quatre étaient encore presque lucides, Sengle dans son coin plus à l’abri des parfums écoutait et notait, et on essaya d’artifices pour s’halluciner davantage.

La flamme d’alcool, sous la cassolette, fut éteinte, le feu couvert, et Nosocome dans l’obscurité commença sur place, le plancher branlant, une course rythmique.

On entendit exactement le bruit d’un train, heurt de pistons, souffle de sifflets (imitation connue dans tous les music-halls) et ces mots s’échangèrent :

« Augustine ! Augustine !… Où vas-tu ? où vas-tu ?

— À Paris, à Paris. »

Un disque rouge parut, le cigare de Nosocome.

« L’odeur de la fumée ne vous gêne pas, Madame ?

— Horreur ! les deux trains vont se rencontrer !

— Paris, tout le monde discend, » dit le minstrel nègre saluant en ôtant son cigare.

Sengle ne se souvient plus, malgré la suggestion, du premier wagon militaire, vers Halluin et Menin. Son train monte vers des pays lunaires.

Autre volontaire hallucination : dans la pièce à côté :

« Écoutez la messe des morts.

nosocome

Les pieds devant. Entrez.

pyast

Ses pieds sont arrivés avant lui.

nosocome

Il y a de la chair qui ne sent pas frais. »


On rallume, mais le pays du haschisch est dans la chambre maintenant, rapporté par le train lunaire. L’air est de glycérine pure, et comme on cerne les continents sur les cartes géographiques, Sengle et les trois ont tout le corps nimbé d’un fluide, épais de douze centimètres, d’abord loïe-fuller, puis violet obscur. Sengle s’en aperçoit à ce que l’approche des gestes heurte douloureusement sa sensibilité qui s’extériorise.

Herreb, qui s’avançait seul par la porte pour figurer le convoi des morts, a la face toute brouillée par l’épaisseur de la couche obscure. Il s’appuie sur un bâton, puis le lève horizontal, les mains aux deux bouts.

herreb

« Pendez-vous.

nosocome

Le commandant de gendarmerie.

pyast

Dans la fosse. Fausse situation.

nosocome

Vous faites de la barre fixe ?

pyast

Il rectifie le cor aux pieds. Le cor aux pieds est un clou qui marche.

nosocome

Il fait de la paralysie générale.

pyast

La fée de la paralysie générale ? »

Herreb, brandissant sa poutre, qui est immense, vêtu de son halo sidéral, marche vers Sengle. Sengle à la douleur du contact contre son halo propre, lève les deux bras, les ramène vers sa tête et projette ses doigts écartés dans la direction des yeux de Herreb.

herreb

« Oh ! les clous ! les clous verts ! ils me pénètrent…

pyast

Vous avez un clou dans la plante du pied. C’est aussi la planche du salut. Avec ton bâton tu es l’homme des bois. Si tu es l’homme des bois tu es l’homme des planches, un homme brouhaha des bois, adaboua.

nosocome

Un kiosque où il aboiboie.

pyast, gesticulant.

L’homme à l’arbre, venez faire des arbres avec moi, dans la salle d’arbres.

nosocome

Quatre hommes des bois et un caporal des bois.

pyast

Ha ha ! un caporal des bois ! C’est tout au plus un gnome des jardins.

nosocome

ArcaNA ambo.

herreb

Oh là, Monsieur, » dit-il en heurtant son atmosphère violette, comme un monde dévoyé.

Sengle n’écoutait plus les propos affolés, son regard se fixait comme celui de l’homme à l’arbre, lequel, tenant son bâton par le milieu, le laissait lentement tourner, presque vertical, génératrice de deux cônes superposés opposés par le sommet, du fluide hors-naturel des halos des corps. Un Xipéhuz naissait debout et lumineux, et l’homme des bois parla génialement dans l’air visqueux, avec trois cents ans entre chacune de ses paroles, et Sengle écoutait dans l’éternité.

l’homme des bois

« J’ai vu un brouillard d’enfer… Oh ! je suffoque, oh ! que c’est joli… oh ! comme ça se tient ! Ô le centre. Et là, c’est une molécule. Le centre, c’est merveilleux. Le centre, oh ! il est beau. Oh là ! le centre. Ô le centre de Dieu. Et sa périphérie. Une périphérie n’a qu’un centre. Il y a des jardins. Ô la fatigue du mouvement. Je sens une périphéresthésie… Oh là. »


Neuf cents ans, puis il marcha vers les autres et, dieu condescendant, simple dit :


« Je suis l’homme des bois. »

Neuf cents ans.

« Oh ! voilà que ça tombe. »


Neuf cents ans de la chute lente du bâton dans l’éther consistant.


« J’ai de la glace autour de ma canne. Oh ! elle tourne. Tu tournes autour de mes idées. Mais mes idées ne sont pas rondes. Pentagonales. Le pentagone est fait de droites. Une idée, ça n’est pas un chemin, elle n’est pas sinueuse. Ça c’est un raccord, un ressemelage… »


Sengle méditait qu’il avait dit périphérie et non surface, que le Xipéhuz était donc vivant. Le fluide de l’homme heurta Sengle et très douloureusement l’homme geignit encore :

« Oh là, Monsieur. »

Et il redisparut pour quelques années dans la buée opaque.

Nosocome et Pyast disputaient.

pyast

« Un escargot y voit avec ses pattes. Dans le jour, il était déguisé en limace, il était colimaçon. C’est le milieu, je tiens toujours le milieu.

nosocome

L’homme des bois nous coupe.

pyast

Mais il ne me traverse pas droit, c’est une subtilité.

nosocome

Il y a trois jours que nous sommes là.

l’homme des bois

Ô mon bâton.

pyast

Ton bâtombe. »

Il s’approcha encore, et Sengle dut comme précédemment se protéger par des passes magnétiques.

l’homme des bois

« Oh ! je suis perdu, ces clous… Les clous, la glace. Enfin, voyons, les clous verts. »

Il marcha encore à Sengle, et dit avec un mépris souverain :

« Vous m’observez, Monsieur ?… Oh ! il m’a foutu un coup de pied avec son ombre. »

Sengle lucide voulut lui faire respirer de l’éther.

l’homme de bois

« Les vapeurs sont changées. »


Trois cents ans, et de la voix d’un dernier soupir :


« Ah ! tu m’as démoli l’odeur. »


Toute la nuit, néanmoins, il alla et vint par deux portes. Sengle posa un parapluie ouvert par terre et lui dit que c’était une barrière verte ; et se croyant enfermé pour des myriades d’années il chemina de plus en plus vieux, ratatiné sur son bâton. On verrouilla les portes, et il frappait :

« Monsieur, ouvrez, il est mort. Misérable, qu’as-tu fait de cet intestin ?

pyast

Ses intestins grêlent, qu’ils brûlent.

herreb

Vous avez dévidé les intestins du mort du convoi et les avez mis sur une bobine. Pourquoi dévides-tu des bobines ? Il dévide des bobines en Bobino.

nosocome

Il a des instintestincts grêles.

pyast

J’ai connu un mobile qui s’appelait Pompoteau. Pompoteau, mobile ; auto, mobile.

herreb, frappant à la porte.

Présent, c’est un superficiel.

pyast

Il ne pouvait pas dire son nom ?

nosocome

On ne doit pas manifester dans la rue.

herreb

Ouvrez, Monsieur, voici le mort.

pyast

Pourquoi frappes-tu trois coups ? Quatre et deux font six, et la moitié de six est trois.

nosocome

Métaphore.

pyast

Félix ! Félix !

nosocome

Quoi ?

pyast

Mon cher ami, il y a trois quoi, il y a trois quoi, il y a trois… ? C’est le parler français d’un canard qui… Canal, ce qui passe devant toi. Tu te déversais.

nosocome

Je ne me déversais pas.

pyast

C’est un parallèle avec le canal. Tu es parallèle au canal. C’est un misérable, il pénètre ta bêtise.

nosocome

Il traverse ma bêtise sur la bicyclette de ta c…nerie.

pyast

ERgo nominor leo.

nosocome

Va donc, Jules Simon. La condition pour que deux parallèles soient parallèles, c’est qu’elles soient de sens contraire.

pyast

Mais parle pour la résultante.

nosocome

Il est ta parallèlirésultante.

pyast

Rasoir ! il n’en sortira pas. Vous voulez une salade de lorgnons ?

l’homme, derrière la porte.

Ô des clous, ce n’est pas du verre, arrachez les clous, ô les petits clous, clou-clowns, Footit…

nosocome

Un enfer doit être une sorte de repos, parce qu’on ne saurait qu’y faire.

pyast

Tu le vois chic. Caricature !

nosocome

L’enfer n’est pas em…dant.

pyast

Parce que c’est la seule chose possible.

nosocome

Il voulait donc savoir ce quelque chose, l’homme des bois ?

pyast

Et pourquoi est-il entré pour vouloir le savoir ?

nosocome

Il veut savoir quelque chose ? L’enfer est de l’espace à dix dimensions.

pyast

Passe Les dimensions, il y en a au moins neuf honorables.

nosocome

Il y a les trois, plus le creux…

pyast

Le pneu…

nosocome

Le temps…

pyast

Et réciproquement. Le présent a les dimensions de l’espace.

nosocome

La logique, c’est le marteau du raisonnement.

pyast

La logique qui tue. Tiens, avaleur de mots : Rhizomorhododendron.

nosocome

Je m’expose enrhizé sur les places publiques.

pyast

Il… rien.

l’homme des bois, entrant.

Le café passe parce qu’il a des subtilités. »


D’autres haschischins qui n’avaient point parlé sont étendus par terre, dans la vomissure ; les parfums empilés sans ordre sur la cassolette deviennent infects.

« Vous faites des œufs sur le plat ? » demande Pyast à Nosocome.

Sengle le plus lucide parce que l’état de haschisch est le plus semblable à son état normal, puisque c’est un état supérieur, par une réciproque simple est devenu presque un homme normal, et a pris des notes. Il veut ouvrir la fenêtre pour évaporer dans l’air la bulle irisée dont l’étouffe Akem. Les autres, parmi leur marche des Juifs-Errants et leurs cris d’énergumènes, clament :

« Empêchez-le de se jeter. »

L’homme des bois, sa crise décroissant, redevient l’Allemand philosophe Herreb. Il déploie d’un coin qu’il ornait un drapeau français, plissé derrière sa tête, et crie :

« Vive Félix Faure ! Vive la République ! »

Nosocome reprend le drapeau, en roule deux tiers, se ceint du troisième et s’écrie :

« Voici les Anglais !

— Si on brûlait le drapeau ? dit Sengle.

— Le drapeau est éternel parce que c’est la patrie, dit Pyast.

— Ça évite la peine de le brûler, » pensa Sengle.

On découvre et allume une lanterne en papier rayé tricolore.

« La lanterne, dit Pyast, est un trou lumineux avec un drapeau autour. »

On l’accroche au bout de la hampe du drapeau, second bâton de l’homme des bois, et Herreb reprend sa marche précipitée. Sengle recouché dans son coin fixe, comme Herreb fixait le Centre, une lune, la projection sur le plafond blanc de la clarté délimitée par la couronne circulaire de la lanterne, plus grande et blanche que la vraie lune, avec au milieu un être noir, l’ornement de cuivre du bout de la hampe, qui est l’homme avec son fagot ou un monument lunaire avec deux corniches, chargées d’êtres innombrables et dévorateurs.

La lune dispensatrice de mort est dans la chambre, évoquée par Akem, et Sengle la gardera, repliée comme un claque, dans un étui rond. Akem est devenu très vieux et rabougri jusque sous terre, la fenêtre est ouverte sur le trottoir désert du matin, Nosocome est assis immobile sur un angle de lit, Sengle endormi sur le plancher ; et sous les yeux des premiers passants (le cabinet de Nosocome est au rez-de-chaussée) Herreb, qui s’est écroulé avec sa lanterne qui a pris feu, le cuivre de la hampe en pointe de casque, ronfle joyeusement, son corps germain drapé dans l’étamine républicaine de France.