Les jours et les nuits/V/VIII

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 263-269).

viii
sur la route de dulcinée

La lampe brûla sur la table rouge et respira son cri de grillon. Les murs étaient tendus de vert jaune, et ce fut aussi bien le chant des élytres des insectes de la mousse, que le déchirement intime du tronc du soufre au cœur cristallin.

Du noir enivré posa ses mouches sur le masque blanc regardant par le mur, et sous le moulage Valens se mit à apparaître et vivre. Il souleva un peu vers les coins extérieurs ses sourcils, garda les yeux baissés et pleura un peu d’âme, comme l’ombre d’une fumée, de ses cils par ses lèvres et son menton nus, vers Sengle. Et sa bouche pensa.

La bouche seule, comme une feuille d’arbre, est différente selon tous les visages, et c’en est la seule partie qu’on puisse dessiner sans savoir dessiner, car on signifiera toujours par des traits courbés au hasard des lèvres et des mouvements de lèvres qui existent. Et même quand les voix sont pareilles, deux qui causent ont des bouches différentes. Parce qu’il y a des instants où ils ne causent pas et où les bouches restent elles-mêmes. C’étaient des lèvres militairement domestiquées pour la convention du langage qu’épiaient les petites sourdes-muettes d’Auray, avant de leur répondre par la géométrie d’une uniforme gymnastique.

Valens se taisait et c’était bien la voix du Silence de Valens libre.

Et l’on prouve physiquement que des lèvres moulées en plâtre sont plus éloquentes que les lèvres rouges : celles-ci boivent la lumière et sont réellement noires ; la bouche du masque renvoyait vers Sengle le baiser de tous les soleils aspirés ensemble et de toutes les lampes épuisées sur la table des lectures.


Et Sengle crut qu’à cette heure-là (sans se demander si l’inoculation morbide rêvée était possible et si les boîtes de fer où brûlait le papier japonais suffisaient à conserver la vie aux petites imitations de la perdre) son frère s’éveillait à la liberté et s’évadait, comme lui-même deux ans et demi auparavant, sur les montures de fumée grise.

Et pour revivre ce passé il se haussa vers le masque ; et la tête ne fut plus la visite d’un corps qui n’entre pas par une chatière du mur, mais Sengle eut sur leur table et sous leur lampe la cervelle et l’âme de son frère.


La figure blanche était tout à fait celle d’une chambre d’hôpital, bossuée de lits candides, les narines semblaient le soulèvement de genoux joints, et le front était tiré sur l’âme comme une couverture blanche.

Valens renvoyait toujours vers les yeux de Sengle le baiser de la lampe ; le crissement d’élytres vivait toujours, et ce fut la réviviscence de la dernière promenade des deux frères, les atomes bruissants, comme les petits grillons jaunes qui habitent les galeries polyédriques du souffre ; et cela était encore tout à fait pareil à la musique céleste des sphères.

La tête était toute seule et toute nue, et c’était l’intelligence de Valens que Sengle recouvrait et soulevait entre ses mains, hors du rouge et bleu de la chrysalide disciplinaire.

La tête était même trop seule et trop nue ; l’âme de Valens (Sengle ne reconnaissait toujours la vie ou l’âme qu’à des mouvements analogues aux battements d’un cœur) fuyait simplement, sortant des lèvres, comme un vase coule. Quand Valens était présent tout entier dans la chambre, son âme était un grand papillon brun-bleu, les ailes plus élevées vers les coins extérieurs, qui palpitait du vol couplé de ses sourcils et de ses cils, découvrant et recouvrant la miraculeuse ocellure de ses yeux qui étaient deux mares noires.

Sengle était amoureux des mares et des bêtes qui volent sur les mares ; on ne sait jamais, pensait-il sur la route de Sainte-Anne, si l’on retrouvera des mares ou les mêmes mares.

Une boucle était restée sertie dans le plâtre d’un côté du front ; sous la caresse de Sengle, le papillon merveilleux déroula vers lui sa spiritrompe qui était une plume sombre frisée, comme les vieux arbres de la première désertion rêvée ; et, vivant, il la recroquevilla comme on plie l’index pour faire signe qu’on vienne.

L’ethnographie chinoise d’un peuple étranger à la Chine… il ne faut pas qu’un certain vent souffle…

Les élytres de la lampe stridulaient plus vite, et le bruit devint plus continu, comme un dernier trille.

Sengle se pencha vers son frère, désormais deviné, à travers la distance, libre, pour lui rendre toute l’affection du bon baiser de lumière sonore.

La bouche de plâtre devint de chair et rouge pour boire la libation de l’âme de Sengle. La lampe était devenue rouge, puis noire, le fer s’éteignait dans l’œil et l’air balançait une vapeur de larmes.

Et après le rouge momentané, les lèvres furent vertes et adhérèrent toutes froides aux lèvres faites noires de Sengle. C’étaient trop de complémentaires.

La table bascula et Sengle fut par terre à la suite du tas de neige effrité, souvenir cette fois de la caféine bruissante sur la langue, dans le lit de l’hôpital mixte. Il enfouit sa face parmi les petites écailles, dont plusieurs collèrent.

« Pourquoi la bouche est-elle devenue rouge pour boire mon âme, qui s’est enfuie par l’occiput à l’entrée de ma face dans la chair du masque ? »

Et Sengle tâtonnait dans la nuit vers son Soi disparu comme le cœur d’une bombe, la bouche sur son meurtre.