Les langues et les nationalités au Canada/10

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L’imbroglio scolaire


Par leur absurde politique d’immigration, nos intelligents gouvernants ayant fait du Canada une vraie Babel, où ils ont rassemblé côté à côte les races les plus disparates et les moins faites pour s’entendre et se comprendre, ils sont tombés dans le plus profond étonnement en constatant que leur œuvre n’est pas tout ce qu’on peut rêver de mieux, en fait d’harmonie et de sympathie réciproque.

Devant ce ramassis disparate, des hommes d’État véritables auraient été bien embarrassés et auraient regardé comme absolument impossible la tâche d’en faire subitement une nation unie et homogène : « Il faut y aller doucement, et laisser faire le temps », n’auraient-ils pas manqué de dire… Mais, nos grrrands politiciens du Canada ne s’embarrassent pas pour si peu et ne sont pas gens, à jeter, comme cela, le manche après la cognée : « Ces gens-là ne comprennent rien aux institutions britanniques, et n’ont pas l’esprit canadien du tout », se sont-ils dit, en contemplant la bigarrure de leurs troupeaux d’immigrants : « Qu’à cela ne tienne : obligeons-les d’apprendre l’anglais et d’oublier leurs différentes langues maternelles. Après cela, ils seront d’aussi bons Canadiens que nous et se pâmeront d’admiration devant les libres institutions britanniques. » — Et, sans plus délibérer, sur le gâchis de l’immigration, nos gouvernants ont greffé l’« imbroglio scolaire ».

Toute cette question scolaire, telle que posée actuellement au Canada s’agite autour du faux principe de l’éducation d’État, de la confusion entre l’instruction et l’éducation et de la fausse impression où sont nos concitoyens anglais que, pour être un bon et loyal sujet britannique, il faut parler anglais et que, du moment que l’on parle anglais, on admire et on comprend nécessairement les institutions anglaises. Plus loin, nous disposerons de cette fausse impression des Anglo-Canadiens. Pour l’instant, contentons-nous du faux principe et de la confusion d’idées, bases de l’imbroglio scolaire.

« L’État maître d’école ; et seul maître d’école autorisé. » — C’est une idée qui n’était jamais venue à l’esprit d’aucun homme sensé, dans les siècles passés. Comme à peu près toutes les autres bêtises modernes, cette absurdité nous vient d’Allemagne et a été inventée par le caporalisme prussien, au commencement de la seconde moitié du XIXe siècle.

Ne me dites pas qu’avant les Prussiens, Napoléon avait inventé l’enseignement d’État. Napoléon n’a jamais établi l’enseignement d’État tel qu’on l’entend et le pratique actuellement. Il avait établi un corps d’enseignement universitaire qui se recrutant en dehors de l’État, devait distribuer l’enseignement secondaire et supérieur, sans que l’État, comme corps politique, ait rien à voir dans ses méthodes et ses programmes. S’il lui accorda le monopole, ce fut pour éviter les chicanes et les jalousies entre les différents corps enseignants. Et ce fut une des nombreuses erreurs de ce grand génie de ne pas comprendre que, si les jalousies d’école à école sont déplorables, l’émulation qui en résulte compense amplement les inconvénients qui en découlent. — Mais, il n’a jamais eu l’intention de faire de l’Université de France l’instrument politique qu’elle est devenue de nos jours. Surtout, jamais l’idée ne lui vint d’étendre son monopole à l’école primaire.

Ça, c’est bien l’œuvre du gouvernement prussien, qui, depuis le temps du Grand Frédéric, cherche à transformer ses États en une vaste caserne et qui a découvert que le meilleur moyen de parvenir à son but, c’est de commencer l’encasernement dès le bas-âge. Les gosses enrégimentés à l’école, habitués à obéir aveuglément aux ordres d’un maître, qui est lui-même dirigé dans ses moindres faits et gestes par des supérieurs qui sont mus directement par le grand Boss de Berlin : tel est l’idéal de l’éducation, pour préparer de parfaits automates pour les officiers et sous-officiers boches ; puis, des rouages bien coulants pour la machine administrative, commerciale et industrielle allemande. Quand on visite une ville d’Allemagne, à la vue des nombreuses ordonnances, défenses et prohibitions qui réglementent les moindres détails de la vie quotidienne, on a l’impression de se trouver dans une caserne au règlement sévère, beaucoup plus que dans une cité où les citoyens vaquent librement à leurs affaires. Les rouages de la machine allemande sont nombreux et compliqués ; mais tous s’emboîtent parfaitement les uns dans les autres ; et le levier régulateur de toute la machine est entre les mains du kaiser. L’enfant entre dans l’engrenage en entrant à l’école et il n’en sort plus qu’à sa mort.

Le parti socialiste allemand n’est lui-même qu’un des rouages de la machine : il remplit tout simplement le rôle de soupape de sûreté ou d’exutoire et reste parfaitement soumis au contrôle de l’ingénieur en chef. Les tigres révolutionnaires allemands sont des tigres bien domestiqués et parfaitement dressés qui s’aplatissent aussitôt que le dompteur lève sa cravache : leurs terribles rugissements n’ont pour but que d’étendre la réputation de la ménagerie et de faire tomber dans les pièges de leur barnum les naïfs tigres sauvages des pays étrangers.

L’école d’État, obligatoire, est l’usine nécessaire pour la préparation des différents rouages de cette machine compliquée. Et, il faut reconnaître qu’en Allemagne, cette école a réussi… à produire ce que le gouvernement prussien voulait lui faire produire : c’est-à-dire, à former cet immense troupeau de brutes sans conscience, agissant comme des automates, entre les mains de chefs sans scrupules. Si vous voulez savoir ce que peut produire l’école obligatoire à rendement complet, regardez les brutes qui ont envahi la Belgique, le nord de la France, la Pologne et la Serbie.

Dans tous les autres pays, où l’on a voulu établir l’école obligatoire à la prussienne, mais sans en faire le premier engrenage de la caporalisation générale de la nation, la faillite a été complète. En France et aux États-Unis, même les esprits les plus engoués du système commencent à en revenir, en constatant ses piteux résultats.

C’est que l’instruction sans l’éducation se réduit à une pure opération de dressage. Or, pour que le dressage soit utile, il faut que l’animal, une fois dressé, soit maintenu en main par son dresseur ; sans cela, il retourne à l’état sauvage ; et, s’il lui prend fantaisie de se servir des trucs qu’on lui a enseignés, il s’en servira pour mal faire et sera beaucoup plus dangereux que s’il était resté à son état sauvage naturel. Voilà pourquoi les Allemands, après avoir dressé leurs petits animaux, les embrigadent, pour le reste de leur vie, dans les solides rouages de l’administration allemande. Mais, dans les autres pays, le jeune homme, au sortir du dressage de l’école de l’État, se trouve livré à lui-même. Et, comme sa volonté n’a pas été formée par les délicates opérations d’une bonne éducation, il ne sait que faire ; et s’il veut se servir de son instruction, il y a fort à craindre que ce soit pour mal faire… De là, le grand nombre des déclassés, des inutiles et des révolutionnaires qui sortent des écoles de l’État, dans tous les pays.

Car, si l’État peut, à la rigueur, donner l’instruction, il lui est absolument impossible de donner l’éducation : ce n’est pas de sa compétence. Ses méthodes nécessairement rigides et sans souplesse, convenables pour diriger des adultes, ne peuvent que détruire ou fausser les ressorts des jeunes volontés qu’elles prétendraient former.

L’éducation doit être basée sur les principes de la religion et réglée par les lois de la morale. Or, inculquer ces principes et habituer à l’observance de ces lois, c’est l’œuvre conjointe de la famille et de l’Église. Et voilà pourquoi ces deux doivent avoir la haute main sur l’école. L’État peut et doit aider et favoriser leur œuvre ; mais, sous peine de rendre inutile et nuisible tout le travail scolaire, il ne doit pas prendre la première place à l’école… à moins qu’à l’exemple de la Prusse, il ne veuille faire de l’école une simple porte de caserne.

Mais, regardez donc un peu la collection des bonshommes que nous envoyons aux différentes législatures provinciales du Canada : et dites-moi si vous croyez que ces gens-là ont une compétence quelconque pour édicter des règlements d’éducation, ou même de simple instruction. Quand ces "nus-nus" dont la plupart auraient besoin d’aller eux-mêmes à l’école pour apprendre l’orthographe auront mis en commun leurs nullités respectives, comment voulez-vous que de la somme de tous ces zéros résulte cette autorité « infailliblement compétente » en matière scolaire, dont les magistrats ontariens se plaisent à gratifier la législature de leur province ? Pour le prétendre, il faut, non seulement faire abstraction de toutes les lois divines et humaines, mais encore chasser de son esprit les derniers vestiges du plus vulgaire bon sens.

Aussi nos fameux éducateurs législatifs commencent-ils par se mettre en révolte ouverte contre le principe fondamental et élémentaire de toute éducation, qui consiste à faire l’enfant s’élever peu à peu du connu à l’inconnu. — Nos législateurs, eux, veulent absolument que tous les enfants canadiens qui n’ont pas eu le bonheur de naître anglophones, partent de l’inconnu pour… oublier ce qu’ils connaissaient auparavant.

Mais, il ne faut pas trop leur en vouloir. Que voulez-vous ? Ils sont subjectivistes à outrance. Je ne sais s’ils font du subjectivisme, comme monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir ; mais, une chose certaine, c’est que sous ce rapport, ils pourraient rendre des points au vieux Kant lui-même. Ils sont absolument incapables de comprendre qu’on puisse avoir une mentalité et une manière de voir différentes des leurs. Or, comme ils sont unilingues ils ne comprennent naturellement rien ni à l’histoire, ni à la géographie, ni à l’arithmétique, ni à une science quelconque, si on la leur expose en une langue autre que l’anglais. D’où ils concluent, de la meilleure foi du monde, que tous ceux qui ignorent l’anglais ne peuvent connaître aucune science et sont des êtres bien malheureux et inutiles pour la société.

Scrutez les articles publiés sur la question scolaire par la presse anglaise du pays, et vous verrez que presque tous partent de ce fond niais de naïveté subjectiviste. C’est même ce qui fait le plus bel ornement des considérant d’un des jugements rendus par la Cour supérieure de l’Ontario, dans la cause des écoles d’Ottawa. Ces gens-là s’imaginent tout simplement que l’anglais est le langage naturel de tous les hommes, et même des animaux.

Un jour, un Anglais me demanda si je ne pensais pas qu’un Canadien de notre voisinage était fou. — Je ne m’en suis jamais aperçu, répondis-je. — Imaginez-vous, continua-t-il, que ce fellow, parle en français à ses chevaux, « and I ask you if a d…d horse can understand French when, myself, I cannot understand it ? »

Une autre fois, j’ai bien intrigué un autre de mes bons amis anglais. — Je m’étais amusé à apprendre les quatres opérations de l’arithmétique à quelques jeunes Montagnais qui hivernaient avec moi. Mon Anglais l’ayant su, me demanda en quelle langue je les instruisais. — Mais, en montagnais, répondis-je… « In the name of the D… ! How can you teach them to count in chippeweyan ? It is impossible ! » — Pour le convaincre de la possibilité de la chose, je dus le faire assister à une de nos leçons. Et je n’ai jamais vu un ahurissement comparable à celui de notre homme, quand il constata que ces sons incompréhensibles pour lui se résolvaient en honnêtes chiffres aussi exacts que s’ils avaient été calculés en anglais.

Depuis ce jour-là, il a toujours cru que j’étais une espèce de sorcier.

Si quelqu’un pouvait persuader les Anglo-Canadiens qu’on peut s’instruire parfaitement dans une autre langue, aussi bien qu’en anglais, celui-là aurait fait beaucoup pour la solution de l’imbroglio scolaire.