Les langues et les nationalités au Canada/Conclusion

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Conclusion


La race française et la race anglaise ayant été les deux premières races civilisées qui se soient établies sur le territoire du Canada et y étant demeurées, chacune assez nombreuse, pour que ni l’une ni l’autre ne puisse raisonnablement espérer de pouvoir absorber l’autre, la raison et le bon sens leur commandent de tâcher de vivre en paix, l’une à côté de l’autre. Et puisque, par le fait de ces deux groupes principaux de la population, le Canada est forcément une nation bilingue et que de plus, son bilinguisme de fait est officiellement reconnu, dans l’Acte constitutionnel de la Confédération canadienne, il n’y a qu’à reconnaître ce fait et à l’accepter loyalement, avec toutes ses conséquences. D’autant plus que le bilinguisme est absolument nécessaire à l’indépendance du Canada.

L’annexion aux États-Unis par absorption : voilà le grand, le seul danger réel du Canada ; et le maintien du parler français dans toutes les provinces est seul capable de le prévenir. Voilà un argument dont les défenseurs de la langue française ne se servent pas assez souvent. L’expérience m’a montré que c’est à peu près le seul qui fasse impression sur les Anglais. Mais je vous assure qu’il les impressionne fortement, lorsqu’il leur est bien exposé. Or, on ne s’en sert presque pas.

Sans doute que cet argument, pas plus que les autres, ne fera impression sur le groupe orangiste, composé de gens trop fanatiques et pas assez intelligents pour comprendre un argument quelconque, qui ne cadre pas avec leurs préjugés ; ni sur le groupe des Irlando-francophobes, qui, mus par l’envie, la jalousie et la rancune des bienfaits reçus, sont bien trop dépourvus de bonne foi pour vouloir admettre la réalité du danger américain, dont, mieux que personne, ils connaissent cependant l’existence.

Mais entre ces deux groupes tapageurs et bruyants, il existe une immense majorité d’Anglais de bonne foi, qui suivent les dires des deux groupes précédents, parce qu’ils ne connaissent pas l’état réel des choses. À ceux-là, il suffira de montrer le péril américain, tel qu’il est, pour les faire déserter immédiatement l’armée des francophobes et les disposer à reconnaître les droits de la langue française dans toutes les provinces du Canada. Mais, comme ils sont accoutumés à vivre à côté de ce danger, ils ne le remarquent pas et ils ne le verront que si on le leur montre.[1]

Aussi, comme la plupart des écrivains canadiens-français écrivent l’anglais beaucoup mieux que les publicistes anglo-canadiens, ils devraient écrire souvent des articles sur ce sujet, dans les journaux anglais. Les plus fanatiques de ceux-ci ne voudront sans doute pas publier de tels articles. Mais, je crois que beaucoup les accepteraient, au moins dans leurs colonnes de tribune libre. C’est le seul moyen d’atteindre le public anglais, qui, ne pouvant lire ce qui se publie en français, est tenu, de propos délibéré, dans l’ignorance du danger imminent qui menace l’existence même du Canada, beaucoup plus qu’il ne met en péril la survivance de la langue française, qui, même après l’annexion du reste du Canada, pourrait se retrancher dans le Québec, à l’ombre du drapeau britannique.

Quant à ces races diverses et hétérogènes, qu’on a si imprudemment implantées au Canada et dont on nous a si libéralement pourvus dans l’Ouest, je ne vois pas qu’il y ait, pour le moment, autre chose à faire qu’à subir patiemment les conséquences de la bêtise commise, en laissant les choses aller leur train.

Dans l’avenir, que deviendront tous ces groupes étrangers ? La Providence qui se sert de la bêtise et de l’imprévoyance des hommes pour les faire travailler à leur insu à ses desseins secrets, a certainement eu, en permettant cette monstrueuse bêtise, des vues fort différentes de celles de nos prétentieux politiciens ; vues qui se manifesteront plus tard, mais qu’il nous est impossible de deviner actuellement.

Mais, en somme, si cette babélique association est assez désagréable, elle ne fait courir au Canada aucun danger imminent. Tous ces étrangers ne deviendraient dangereux que s’ils se joignaient en masse aux partisans de l’annexion aux États-Unis, beaucoup plus nombreux dans la population de langue anglaise qu’on ne le suppose généralement.

Il est donc souverainement dangereux de pousser ces étrangers à l’étude hâtive de l’anglais. La sagesse la plus élémentaire consisterait à les doter d’écoles françaises. Mais, l’ignorance et le fanatisme ont tellement faussé l’opinion publique, que certainement aucun de nos hommes publics n’osera arrêter son esprit, même un instant, à cet instrument de salut national.

Aussi bien, comme nous le disait dernièrement un Anglais de bon sens, dans ses conférences à McGill, ce ne sera ni en leur parlant en anglais, ni en leur parlant en français qu’on canadianisera tous ces étrangers[2]. Ce sera en leur expliquant les institutions canadiennes dans leurs langues respectives et en faisant entrer les idées canadiennes dans leurs esprits, par l’expression de ces idées dans les différents dialectes dont ils se servent. Croyez-en un homme d’expérience, messieurs les unilingues, il n’y a absolument pas d’autre moyen de se faire comprendre des étrangers.

Ainsi donc, au lieu d’écoles anglaises, qui, pour eux, ne peuvent être qu’inutiles quand elles ne sont pas très dangereuses, qu’on dote chaque groupe d’étrangers de bonnes écoles où leurs enfants pourront recevoir, dans leur langue maternelle, l’instruction et l’éducation et apprendre en même temps à connaître et à aimer leur nouvelle patrie ; qu’on fonde pour eux des journaux qui, dans leur langue, leur feront connaître les choses du Canada, qu’ainsi ils comprendront beaucoup mieux que s’ils les lisaient dans les journaux anglais.

Ce que je dis ici des étrangers nouvellement immigrés s’applique, à plus forte raison, aux anciens aborigènes, dont on cherche vraiment trop à détruire les langues. C’est là un acte comparable à celui des Vandales de Louvain et de Reims, puisque ces langues sont les seuls monuments qui nous restent du Canada antique. Mais ce ne sont que « des jargons informes », dit-on, sur la foi de gens qui ne les connaissent pas du tout, ou qui les connaissent à la façon dont les Parisian frenchmen de Toronto connaissent le français. Prenez la peine d’étudier ces vieilles langues et vous verrez que, si elles sont moins compliquées et moins raffinées que vos langues modernes, elles ont cependant leurs beautés très réelles, et ne méritent pas du tout le dédain dans lequel les tiennent les ignorants et les étourdis.

Grâces à Dieu, dans notre Nord-Ouest, toutes ces idées commencent à pénétrer dans l’esprit de quelques Anglo-Canadiens, ceux qui veulent bien se donner la peine d’étudier une question avant d’en parler. Je crois même que quelques-uns de nos hommes politiques commencent à les entrevoir dans un vague lointain. Mais ils sont si mal entourés et on crie si fort autour d’eux qu’ils n’osent y fixer leurs esprits. Encourager ces hommes sensés, mais timides ; empêcher les autres de compromettre irrémédiablement l’avenir en faisant trop de sottises : telle me semble être la tâche de tout bon patriote canadien, quelle que soit la langue qu’il parle et à quelque race qu’il appartienne.



  1. Voir note, page 49.
  2. M. J. S. Woodsworth, cours sur l’immigration à l’université McGill novembre-décembre 1915 (Voir le Devoir, 23 novembre et 13 décembre 1915).