Les langues et les nationalités au Canada/Préface

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PRÉFACE




Cette intéressante étude a paru, par chapitres, dans le Devoir[1]. Elle méritait d’échapper au prompt oubli qui attend d’ordinaire les articles de journaux. C’est le travail d’ensemble le plus complet et le plus original qui ait été publié au Canada sur cette question, brûlante pour nous, des langues et de leur rôle dans la formation des nationalités.

La plupart des arguments que l’auteur fait valoir à l’appui de la conservation du français au Canada étaient déjà familiers aux lecteurs du Devoir. L’intérêt principal de cette étude, c’est qu’elle exprime, dans un langage plein de saveur familière, l’opinion d’un étranger très cultivé, très averti — en dépit de son pittoresque et modeste pseudonyme, — sur ce qui est pour nous un plaidoyer pro domo ; c’est aussi qu’elle apporte à l’appui de notre cause l’exemple des autres peuples, des nombreux groupes ethniques qui ont lutté comme nous pour la conservation de leur idiome national.

On lira avec un intérêt tout particulier ce que l’auteur raconte de la résurrection de la langue bretonne, du sursaut du vieil atavisme armoricain en face des édits proscripteurs du gouvernement français.

* * *

Le souci de la vérité historique m’oblige à quelques réserves.

L’auteur établit un contraste trop absolu entre la libéralité du gouvernement britannique et l’esprit d’assimilation, stupide et brutal, des Anglo-Canadiens, ou, comme il les appelle avec nos vieux chroniqueurs, des Bostonnais.

Trompés par l’attitude généreuse de quelques rares Anglais, par les hypocrites professions de foi libérale du grand nombre, nous avons longtemps cru à la légende du fair-play britannique ; nous ne l’avons, hélas ! que trop propagée. Nos hommes d’État, nos chefs religieux, nos historiens, nos publicistes, ont tous contribué à forger cette fausseté historique. Je confesse volontiers que je m’y suis laissé prendre.

La vérité commence à se faire jour. L’étude consciencieuse de l’histoire révèle que la persécution constante que les Canadiens-français ont subie, avec ses alternatives d’accalmie et de recrudescence, a toujours trouvé sa pensée inspiratrice dans la politique impériale.

La seule différence, c’est que les hommes d’État anglais y ont mis plus d’hypocrisie et les colonials plus de cynique et maladroite brutalité.

Le sentiment le plus constant des autorités impériales à notre endroit, on le trouve dans les rapports et la correspondance de lord Durham : il est inutile et dangereux de faire violence aux Canadiens-français ; mieux vaut les noyer lentement et se servir de leurs propres chefs pour les amener au suicide national.

Mais la vraie pensée anglaise, la vraie politique anglaise à l’égard des vaincus, c’est en Irlande qu’il faut les chercher. C’est le martyre trois fois séculaire de l’Irlande qui peint dans toute sa sincérité le véritable esprit dominateur des Anglo-Saxons. Ni l’histoire de la Russie, ni celle de la Turquie, ni celle de l’Allemagne prussianisée, ne révèlent un tel instinct d’assimilation, une haine plus absolue et plus constante de la religion et de la langue des vaincus.

Situés comme l’Irlande, les autres pays conquis par l’Angleterre et peuplés de races non britanniques auraient subi le même sort.

Ce qui est vrai, cependant, c’est que la révolution américaine et la révolte des Cipayes ont démontré aux hommes d’Etat britanniques le danger et l’inconvénient de mener à coups de bâton les peuples situés trop loin de l’autorité impériale et protégés par des circonstances extérieures contre l’exercice trop rigoureux de cette autorité.

Il est juste d’ajouter que le respect croissant des libertés individuelles et politiques a développé chez les Anglais modernes un certain respect pour la liberté des peuples, tout-à-fait étranger au tempérament de la race,

N’empêche que le vieil instinct assimilateur se révèle encore à l’occasion.

Ainsi, dans le groupe des îles normandes — le seul des pays britanniques qui n’a jamais été conquis, puisqu’il faisait déjà partie des apanages des ducs de Normandie, conquérants de l’Angleterre — les autochtones sont encore obligés de montrer les dents pour conserver intacts des privilèges neuf fois séculaires.

À Malte, il a fallu des luttes opiniâtres, une demi-douzaine de crises parlementaires, presque la révolte à main armée et même le déchaînement de la guerre européenne pour décider le gouvernement britannique à concéder aux Maltais le libre usage de l’italien et son enseignement dans les écoles de l’État.[2]

On loue avec raison le traitement généreux accordé aux Boers par les autorités britanniques. Mais sait-on que la reconnaissance de la langue nationale a été la concession la plus difficile à arracher au vainqueur ? Les négociations de Vereneegig ont traîné quatre jours, à cause de cette unique condition. Il a fallu la menace des chefs bœrs de reprendre, en guenilles, sans pain, sans munitions, la lutte contre le colosse britannique, où déjà avait sombré le prestige militaire de la Grande Bretagne pour décider les généraux anglais à concéder un droit que les Romains païens n’ont jamais refusé aux vaincus.

Mais ces faits mis au point, il n’en est pas moins vrai qu’à l’heure actuelle le Canada anglais est la seule partie de l’Empire britannique où les autorités civiles s’efforcent de déraciner un idiome national par des règlements et des méthodes pédagogiques désuètes, mises au rancart dans tous les pays civilisés, abandonnées par les « Huns » en Alsace-Lorraine.

La thèse de l’auteur subsiste donc en entier. J’ose même dire qu’elle se fortifie de la divergence d’opinion que j’ai cru devoir exprimer. Si les Anglais, partout où ils dominent, ont fait violence à leur pratique passée et à leur instinct d’assimilation, leur exemple ne condamne-t-il pas d’autant plus la politique antinationale et stupide poursuivie dans l’Ontario et le Manitoba ?


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Autre réserve, corollaire de la précédente.

L’auteur attribue aux Bostonnais, c’est-à-dire aux émigrés de la nouvelle république américaine, — les United Empire Loyalistsla paternité presque exclusive du sectarisme anti-français qui sévit aujourd’hui, ou plutôt qui a toujours sévi dans le Canada anglais. Est-ce absolument juste ?

Les premiers ennemis de la langue française et du catholicisme au Canada furent les premiers colons anglais, négociants ou aventuriers venus, les uns d’Angleterre, les autres de la Nouvelle York ou de la Nouvelle Angleterre. Très peu appartenaient à la catégorie des ennemis séculaires de la Nouvelle-France, les Bostonnais. Dès leur arrivée au pays, ils réclamèrent la suppression de la langue et des lois françaises. Murray les appelait des « fanatiques, déréglés. » Leurs réclamations n’en reçurent pas moins l’appui des marchands de Londres et de plusieurs fonctionnaires impériaux. Ils obtinrent le rappel de Carleton, trop bien disposé, à leur gré, pour les papistes français. Sans la révolution américaine, ils auraient eu gain de cause.

Les United Empire Loyalists vinrent ensuite. Ils formaient assurément un groupe très mêlé, composé d’éléments bons, mauvais et médiocres. Mais il ne se trouvait guère parmi eux de Bostonnais. Ceux-ci, au contraire, avaient été les pionniers de la révolution. Lorsque son triomphe fut assuré, ils ne songèrent guère à émigrer. Il ne paraît pas non plus que les U. E. L. aient épousé au début les haines des premiers colons anglo-canadiens contre les Canadiens-français. La preuve, c’est que l’un de leurs premiers mouvements, à la législature du Haut-Canada dont ils étaient les maîtres absolue, fut de reconnaître l’usage officiel de la langue française et d’inviter les Franco-Canadiens à venir coloniser avec eux la province anglaise. C’est l’exacte contre-partie de l’esprit qui se manifeste aujourd’hui dans l’Ontario.

Une autre preuve non moins forte, c’est que dans les provinces maritimes, où les descendants des U. E. L. ont exercé une influence beaucoup plus prolongée que dans le Haut Canada, la poussée antifrançaise et anticatholique a été beaucoup moins marquée. À la Nouvelle-Écosse elle a été presque nulle.

Non, la haine du français s’est développée dans l’Ontario et l’Ouest avec l’émigration croissante des Îles britanniques et particulièrement du nord de l’Irlande et du Sud de l’Écosse. Ces foyers pestilentiels de l’orangisme et, pis encore, de ce puritanisme hypocrite et sectaire, dont Walter Scott a peint les immortels prototypes : Argyle, Balfour of Burleigh, Tom Trumbull, Andrew Fairservice, etc.

C’est, du reste, le même esprit, transplanté en Angleterre, puis en Amérique avec les Pilgrim Fathers, qui a donné naissance au Bostonnisme. Par où l’on voit que ma thèse rejoint celle de l’auteur. Il voit dans le bochisme ontarien l’héritier direct, le propre fils du bostonnisme. Je remonte plus loin et, tout en les séparant, je les rattache tous deux à la même origine : le fanatisme anglo-écossais, anti-papiste, dont le foyer, quoi qu’on en dise, reste dans les Îles britanniques.

La distinction a son importance, à cause des conclusions. L’auteur semble croire que les Canadiens-français trouveront leur suprême refuge dans la séparation de la province de Québec et du Canada-anglais ; car, alors, dit-il, « la langue française… pourrait se retrancher dans le Québec, à l’ombre du drapeau britannique. » C’est là, à mon avis, une illusion dangereuse.

Sans doute les hommes d’État anglais préféreraient voir régner l’accord entre les races, au Canada. Les plus civilisés parmi les Anglais contemporains haussent les épaules, lorsqu’ils entendent d’une oreille distraite, le récit des persécutions bêtes dont les minorités franco-canadiennes sont les victimes. Mais on peut être assuré d’une chose : c’est que l’Angleterre n’encourra jamais le moindre risque ni le plus léger ennui pour protéger les Canadiens-français contre les Anglo-Canadiens, — pas plus que pour protéger le Canada contre les États-Unis. Tant que le Canada tout entier voudra rester attaché à l’Empire, l’Angleterre le gardera volontiers, pourvu qu’il lui fournisse tout plein de chair à canon, de subsides de guerre et de bons placements. Mais que la majorité anglo-canadienne fasse mine de se détacher, ou de marchander ses faveurs à la mère-patrie, et l’Angleterre ne demandera qu’à se débarrasser du Canada tout entier. Elle gardera tout ou rien. Elle a failli dix fois lâcher ses nationaux pour ne pas les défendre contre les Yankees. Elle ne se mettra sûrement pas dans l’obligation d’avoir à protéger une poignée de French colonials, et contre les Américains, et contre les Anglo-Canadiens.

C’est là la réalité de notre situation. Elle nous commande de mettre une sourdine à nos professions de loyalisme, tout aussi intempestives que ce lieu commun de l’obligation d’apprendre et de parler l’anglais, si bien démoli par notre Sauvage. Là-dessus, il a mille fois raison ! Avec quelle verve, quel bon sens, il passe à travers cette toile d’araignée dont nous étions en train de faire la trame la plus solide de l’argumentation de nos adversaires !

Relisez les discours des « défenseurs de nos droits », dans le débat sur la motion Lapointe, au parlement fédéral. Tous ont donné dans le piège. Le seul qui n’y soit pas tombé à pic, c’est M. Lamarche. « L’enseignement du français, a-t-il dit, est pour nous un devoir ; l’enseignement de l’anglais, une nécessité. » Ce n’est pas mal. Il eût été mieux encore de dire : « L’enseignement du français est pour nous un droit, un devoir et une nécessité ; l’enseignement de l’anglais est un avantage. Nous voulons exercer notre droit d’apprendre le français ; nous voulons également jouir de l’avantage d’apprendre l’anglais ; mais personne n’a le droit de nous y contraindre. »

Tous les autres discours ont tendu à fortifier chez les assimilateurs l’opinion qu’en nous saturant d’anglais ils nous rendent un réel service. Voilà la « fausse oosition » si bien décrite par notre Sauvage. Tout ce chapitre est à lire, à relire, à marteler dans nos têtes et à faire pénétrer patiemment dans le dur cerveau de tous les Anglo-Saxons que chacun de nous peut avoir la chance d’atteindre.


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Je voudrais m’arrêter sur ce point d’accord. Il y a pourtant un autre chapitre qui appelle également une divergence d’opinion. C’est celui, si intéressant, où l’auteur raconte brièvement la triste histoire de l’annexion des Territoires du Nord-Ouest. Evidemment, ce Sauvage a lu bien des choses. Il a eu accès à maints documents oubliés, à d’autres peut-être inédits. Du point de vue des Métis et, généralement, des habitants de l’Ouest, au moment de l’annexion, ses conclusions semblent irréfutables. Tout ce qu’il dit de l’arrogance et des empiètements des Ontariens est vrai. Mais il y a quelque chose de plus à dire, à l’acquit du gouvernement canadien, de Macdonald et de Cartier.

La Compagnie de la Baie d’Hudson avait, il est vrai, exercé jusque-là les fonctions de gouvernement, mais sous la simple tolérance de la couronne d’Angleterre et sans aucune autorité constitutionnelle définie. Dès 1867, le parlement impérial avait décrété, dans la Constitution qu’il octroyait au Canada, que le gouvernement impérial pourrait, à son loisir, annexer la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest à la Confédération « aux conditions stipulées par le parlement canadien et agréées par la reine » (Art. 146). Le 31 juillet 1868, une autre loi impériale autorisa le cabinet britannique à déterminer avec la Compagnie les conditions de l’abandon de ses droits. Ces conditions furent arrêtées entre la Compagnie et les représentants du gouvernement canadien, en mars 1869, et sanctionnées par un décret de la « Reine en Conseil », le 23 juin 1870.

Dans toutes ces lois, dans tous ces accords, il ne fut jamais question des droits politiques des habitants du pays. Il n’y eut qu’une brève et vague réserve du droit des colons et des tribus indiennes aux terres qu’ils occupaient, et le maintien en fonctions des officiers de justice, tant qu’ils n’auraient pas été remplacés par le gouvernement canadien.

Si, comme l’affirme l’auteur, après plusieurs contemporains dignes de foi, le gouvernement provisoire dont Riel fut le chef, s’organisa « sur instructions venues de Londres, » il faut en conclure que les autorités impériales jouaient un double jeu singulièrement fourbe ; puisque, en même temps, elles donnaient au gouvernement canadien le droit d’exercer dans le pays annexé toute autorité législative et administrative et qu’elles lui prêtaient des officiers et des soldats anglais, pour réprimer dans le sang la résistance du gouvernement provisoire organisé « sur instructions venues de Londres. »

Pour l’honneur de l’Angleterre, j’aime mieux croire que Riel et ses partisans furent trompés par les fonctionnaires de la Compagnie. Donald Smith, futur lord Strathcona, aurait pu en dire long là-dessus. A-t-il emporté son secret dans la tombe ? Il y a là une page passionnante d’histoire. Elle ne pourra s’écrire que le jour où le ministère des Colonies et la Compagnie de la Baie d’Hudson ouvriront toutes grandes leurs armoires secrètes et diront, comme Léon XIII : « L’Angleterre n’a pas peur de la vérité. » Le dira-t-on jamais ? Et quand les portes s’ouvriront, les papiers seront-ils là ? On sait qu’il a toujours été impossible de retracer le lien — le connecting link — entre les instructions secrètes du gouvernement britannique et l’abominable proscription des Acadiens ordonnée par Lawrence.

Quoi qu’il en soit, que les dupeurs aient été les agents de la Compagnie ou les ministres britanniques, les Métis et les ministres canadiens furent également dupes. C’est ce qu’il me paraît nécessaire d’ajouter à la page très vivante d’histoire que le Sauvage a esquissée.


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L’auteur et le lecteur me pardonneront, j’espère, ces réserves que m’imposaient mes responsabilités de directeur de journal et d’éditeur. Les ayant faites, je me sens d’autant plus à l’aise pour recommander chaudement la lecture de ces pages si instructives, non seulement à tous les lecteurs du Devoir, mais à tous ceux qui s’intéressent à la lutte pour le français. Cette étude apporte à la cause nationale par excellence des armes nouvelles et un surcroît de munitions. Elle doit nous convaincre davantage que notre premier devoir n’est pas dans les tranchées d’Europe, mais aux avant-postes de la résistance à l’anglicisation. Pour nom, les ennemis de la civilisation française et de la nationalité canadienne, ce ne sont pas les « Huns » d’Europe mais leurs émules, les boches de l’Ontario et du Manitoba.


Henri Bourassa.


N. B. — Les notes ajoutées au texte ne sont pas de l’auteur mais de l’éditeur.

  1. Du 20 mars au 16 avril, 1916.
  2. Trompé, comme tous les autres Canadiens, par les mensonges de la publicité britannique, j’avais glorifié la libéralité du régime anglais à Malte. Un religieux maltais, le B. P. Fortuné de Malte, a fait connaître aux lecteurs du Devoir la réalité des choses. (Devoir du 29 janvier, du 8 et du 6 février, 1916.)